Bienvenue aux zapatistes

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C’est à titre personnel que je souhaite à la délégation zapatiste un heureux périple dans les régions qu’elle va parcourir.

Ces contrées, rien à première vue ne les distingue du reste du monde puisque – nul ne l’ignore – la vieille Europe a été la source empoisonnée qui a propagé à la terre entière sa pollution et ses techniques d’oppression.

Rien ! Si ce n’est que ni la répression ni l’obscurantisme n’ont réussi à étouffer les révoltes sans cesse renaissantes. Tout au long de l’histoire le cœur d’une irrépressible volonté de vivre a battu au rythme de l’humain.

Compagnes et compagnons zapatistes, vous reconnaîtrez sans peine celles et ceux qui viennent à votre rencontre et vous saluent du fond du passé : les hommes et les femmes des XIIe et XIIIe siècles en lutte pour l’émancipation des Communes et pour la liberté naissante ; les philosophes de la Renaissance et des Lumières ; les insurgés et les insurgées de la Révolution française, de la Commune de Paris, de Cronstadt, des collectivités libertaires, qui furent le noyau radical de la révolution espagnole.

Je n’adhère à aucun parti, à aucune faction, à aucune secte, à aucune tendance ni mouvement. Je ne me rallie à aucun drapeau, à aucun étendard ni sigle qui en tienne lieu.

La seule importance que je m’attribue est d’avoir fait de ma vie une lutte incessante pour que mon émancipation soit inséparablement celle de toutes et de tous. Si maladroite que soit la danse de la vie, elle fertilise la terre.

L’émergence du mouvement zapatiste, l’apparition des Gilets jaunes en France, la guerre menée par les Kurdes du Rojava ont suscité des vagues d’insurrections ; elles bouleversent une planète que l’on croyait tétanisée par les morsures du capitalisme. N’est-ce pas de nature à fortifier la confiance en la poésie faite par tous, par toutes et par chacun ? Cette poésie-là est celle d’individus qui se libèrent de l’individualisme et misent sur l’entraide pour bannir le calcul égoïste et la servitude volontaire, qui en est l’immondice.

Compagnes et compagnons, votre pacifique invasion insuffle l’air frais du vivant à une société confinée par la mort.

Vous avez été les premiers à briser le joug de l’impossible. Votre révolte improbable a démontré que l’audace d’un petit nombre pouvait éradiquer la croyance délétère en une impuissance native de l’homme et de la femme, en une faiblesse originelle qui les rendrait dépendants du Pouvoir tutélaire d’un maître.

Aujourd’hui, une insurrection inséparablement existentielle et sociale gagne le monde entier. Elle révoque le communautarisme, le populisme, la mises en scène des alternances politiques à laquelle recourent tous les Pouvoirs soucieux de manipuler les foules.

La tâche est gigantesque car au prétexte d’une épidémie dont personne ne nie la dangereuse réalité, les gouvernements ont propagé une peur hystérique qui sert avant tout les intérêts des organismes répressifs et des grands groupes pharmaceutiques.

Comment, se demanderont les générations à venir, avez-vous pu tolérer qu’une poignée de retardés mentaux, incompétents jusque dans leurs mensonges, vous imposent leurs décrets arbitraires et leurs foucades imbéciles ?

Quelle hystérie a obtenu – comble de l’absurdité ! – que vous renonciez à vivre pour parer au risque de mourir ? Nous donnerez-vous les motifs de cette hâte à regagner la niche comme des chiens auxquels on aboie des ordres et qui hurlent à la lune des défuntes libertés ? La question n’a rien de nouveau, elle a été posée au XVIe siècle par Étienne de La Boétie. Qu’elle soit restée sans réponse montre qu’il s’agissait moins d’une question que d’un nœud gordien, que personne n’a songé à trancher.

L’intrusion zapatiste dans notre monde sclérosé nous remet opportunément en mémoire le propos de Marx : les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde, il s’agit maintenant de le transformer.

Si tel est notre nœud gordien, le glaive n’est-il pas la pulsion de vie qui resurgit ici et maintenant ? Sa vigueur insoupçonnée ravive chez la femme, chez l’homme, chez l’enfant cette intelligence sensible qui est celle de l’être et non de l’avoir, celle du vivant et non de l’objet numérique et marchand à quoi l’on nous réduit.

La moindre bouffée où la vie se respire apporte le souffle du grand large. Tout s’ouvre. L’irrésistible attrait des passions qui nous animent efface d’un coup de serpillière les recruteurs de la mort rentabilisée.

N’est-il pas probable que la joie retrouvée du vivre ensemble manifeste son dégoût des comportements sclérosés, du puritanisme, du cynisme étatique qui, ayant fait de la santé un marché, tue nos immunités sous couvert de les préserver ?

Nous sommes à l’orée d’un gigantesque basculement. Il résulte paradoxalement d’une lente prise de conscience qui sensibilise les individus à la richesse de leur subjectivité créatrice. Celles et ceux qui n’ont plus d’autre réalité tangible qu’une existence chaque jour appauvrie par la glaciation capitaliste découvrent telle une arme secrète cette volonté de vivre irrépressible qui les tient debout. Nous avons trop à nous préoccuper d’une vie à construire pour nous soumettre aux injonctions du marché.

Comme vous dites, vous les zapatistes, « nous ne sommes pas un modèle, nous sommes une expérience ». Ce qui est vrai pour un peuple attaché à sa spécificité est également vrai pour les individus spécifiques que nous sommes, avec notre histoire familiale et universelle, avec nos particularités personnelles, sollicités par l’effort constant de nous rééquilibrer dans une société où tout est entrepris pour nous faire vaciller et tomber à genoux.

L’Armée nationale de libération zapatiste ne mène pas une guerre sur le grand échiquier mondial des intérêts privés. Elle entre dans le jeu d’une vie qui bouleverse les règles tactiques et stratégiques des puissances résolues à nous anéantir.

L’autonomie individuelle et collective sera la base d’une internationale du genre humain. La simplicité de l’auto-organisation nous offre la capacité d’annuler la complexité des sociétés bureaucratiques.

L’ordre chaotique mondial repose sur trois ou quatre évidences crapuleuses qui gèrent nations et continents en les coupant de leur réalité vivante, en les traitant de manière abstraite. Quelles sont ces mécanismes, aussi rudimentaires qu’efficaces, qui déterminent nos mentalités et nos comportements ? La prédation, la guerre concurrentielle du profit et l’identification de la liberté vitale aux libertés marchandes.

Le basculement en cours implique un retour à la base qui sape et éradique la structure hiérarchique. Il rend caduque l’échelle du haut et du bas où les générations se cramponnent depuis si longtemps avec l’incertaine conviction de s’élever ou de déchoir.

La diversité des insurrections mondiales est issue d’une expérience commune et poétique : vivre ensemble en quête d’une harmonie toujours improbable et néanmoins possible.

La simplicité de notre démarche tient à quelques banalités de base : priorité absolue à l’être humain, refus des chefs et des mandataires autoproclamés, rejet des appareils bureaucratiques, politiques et syndicaux.

Le mandat impératif des décrets pris par l’assemblée de démocratie directe est une verticalité soumise à une horizontalité qui sauvegarde les droits de la minorité. Elle prémunit contre les risques de récupération et contre les joutes de gladiateurs matamoresques dont on oublie qu’elles se déroulent dans les arènes de la mise en scène spectaculaire. On ne nous prendra plus au piège de ces affrontements traditionnels entre conservatisme et progressisme qui nous éloignent du vrai combat, celui de la vie quotidienne contre l’exploitation de la nature terrestre et humaine. Au moins avons-nous appris que la question préliminaire à poser à qui nous propose ses services est : à qui cela profite-t-il ?

La mise en œuvre de microsociétés autonomes, solidaires et fédérées est la réalité qui va supplanter à plus ou moins longue échéance le délabrement étatique et mondial. Le Pouvoir est plongé dans l’urgence du profit à grappiller. Son espace monétaire se rétracte.

Nous sommes, nous, dans l’espace et dans le temps d’une vie qui renaît, nous sommes au seuil d’une renaissance, celle d’une histoire s’ébrouant de son passé déplorable. « Nous sommes là ! » Cette tranquille évidence est commune aux zapatistes, aux Gilets jaunes et à l’insurrection qui s’embrase du Chili à la Thaïlande. Elle évoque le harcèlement d’une guérilla où la vie frapperait par à-coups les ennemis d’une société qui veut vivre et non se déliter et périr.

La multitude des anonymes qui portent en eux la révolte est considérable. Mais elle n’aura que la valeur d’un chiffre tant qu’elle ne rayonnera pas de cette force qu’est la conscience humaine, la conscience que chacune et chacun prend de son humanité, la conscience d’être à la fois une poignée et des millions à vouloir vivre dans un monde où plus jamais nous ne serons traités comme des objets.

Plus la femme affirmera sa prééminence acratique (sans pouvoir), plus il apparaîtra que ce qu’il y a de masculin chez la femme et de féminin chez l’homme offre au désir amoureux une gamme où la liberté de moduler dispense d’avoir à justifier son comportement et de s’émietter dans des catégories manipulables par le Pouvoir en quête de boucs émissaires.

L’État n’est plus qu’un rouage de la machine mondiale qui tire profit de la destruction de la vie. En ce sens, il est fini, mais ce qui lui succède est pire. Or, nous ne voulons pas que la liquidation des instances étatiques marque le triomphe d’une réification que n’ont jamais atteint les pires despotismes. Désormais, ce n’est plus la fin de l’État que nous revendiquons au nom de la liberté opprimée, c’est son dépassement – sa conservation et sa négation. Cette res publica, ce bien public que nous avions acquis de haute lutte, il l’a vendue aux intérêts privés. Que reste-t-il de l’éducation, des transports, du secteur sanitaire, du logement, de l’aide aux plus faibles ? N’est-ce pas à des microsociétés fédérées et en voie d’humanisation qu’il appartient de restaurer et de développer le bien-être auquel chaque être a droit dès sa naissance ?

Enfin, il n’est pas superflu de le rappeler : le capitalisme n’est qu’une forme relativement récente de la vieille et permanente exploitation de la nature terrestre et de la nature humaine. « L’homme est la nature prenant conscience d’elle-même », disait Elisée Reclus. Le système marchand brise le fragile équilibre que seule rétablira une nouvelle alliance avec la nature. C’est ce qui donne son véritable sens à nos luttes.

La liberté c’est la vie, vivre c’est être libre. Ce qui garantit l’authenticité du propos et lui évite de tourner à la formule creuse, c’est l’expérience vécue de microsociétés où le gouvernement du peuple est exercé directement par lui-même.

Amis et amies zapatistes, amies et amis Gilets jaunes, je n’ai rien énoncé que vous ne sachiez déjà. Ce que vous nous faites savoir en revanche, c’est que, sans l’audace et sans l’obstination que confère le simple attrait de la vie, rien ne changera.

Soyez-en remerciés !

Raoul VANEIGEM

http://acontretemps.org/spip.php?article853
15 juin 2021

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