Radio France et le Cercle des économistes : des liaisons dangereuses

Radio France et le Cercle des économistes : des liaisons dangereuses
par Acrimed, jeudi 2 juillet 2020

Du 3 au 5 juillet, les Rencontres économiques se tiendront à la Maison de la radio. Un grand raout organisé par le Cercle des économistes, où interviennent grands patrons, responsables publics, journalistes en vue, économistes libéraux… et une poignée de voix critiques. Bref : une parodie de pluralisme et de démocratie dans un océan d’orthodoxie libérale… consacrée par le service public !

Fin avril, la direction de Radio France présentait à son conseil d’administration un projet de partenariat entre le service public radiophonique et le Cercle des économistes, sous la forme d’une « association pour les Rencontres économiques d’Aix-en-Provence ». La section CGT de Radio France alertait alors sur la promotion d’un groupe de réflexion essentiellement composé d’économistes libéraux, et dont le président et plusieurs membres sont proches d’Emmanuel Macron. Le communiqué du syndicat notait ainsi que Jean Pisani-Ferry, membre de ce Cercle, est même « l’un des inspirateurs du programme économique de l’actuel Président [1] ». Face au tollé, le projet d’association commune semble provisoirement abandonné [2]. Reste que du 3 au 5 juillet, le grand raout annuel du Cercle des économistes, les Rencontres économiques, se tiendra bel et bien à la Maison de la radio.

Dans ces rencontres se croisent des grands patrons, des responsables publics et des économistes pour la plupart membres du Cercle. Cette année, sur les plus de 300 intervenants programmés, on ne compte qu’une vingtaine d’économistes critiques, de syndicats, d’associations et de partis politiques de gauche invités à porter un semblant de contradiction. À titre d’exemple, sur la totalité des 66 économistes invités, 50 sont membres du Cercle. Restent une dizaine d’internationaux, et une poignée d’universitaires qui s’inscrivent dans une démarche plus ou moins critique vis-à-vis du courant économique dominant.

En ce qui concerne le monde du travail, la disproportion est également frappante : 117 représentants d’entreprises du secteur privé (de l’industrie à la finance en passant par les start-up) seront présents, contre seulement 10 représentants de syndicats de salariés [3]. À peu de chose près, c’est donc en huis-clos que, comme chaque année, décideurs politiques et économiques bavasseront des « dérèglements du monde » actuel (dont ils sont responsables !) et de l’orientation des politiques à venir. Bref : une parodie de pluralisme et de démocratie dans un océan d’orthodoxie libérale… consacrée par le service public !

Car si la Maison ronde n’héberge pas gracieusement l’événement [4], elle ouvre en revanche grand la porte aux connivences et aux convergences d’intérêts entre grandes entreprises, responsables politiques… et le service public journalistique. Les hauts-lieux du chic parisien ne manquent pourtant pas, mais le Cercle des économistes tient à s’assurer l’attention des grands médias en faisant cette fois-ci le pari du in situ, alors que chaque année, le traitement de cet événement demeure un enjeu politique et médiatique de premier plan [5].

Une telle cérémonie, parrainée par des multinationales du CAC40, des cabinets de conseil privés et de grandes banques internationales, a-t-elle sa place dans les locaux de Radio France ? Comment attendre des journalistes qu’ils puissent faire valoir la moindre indépendance quand leur direction – avec une opacité certaine – se fait promotrice, en pleine crise économique et sociale, d’un Davos miniature français rebaptisé « Aix-en-Seine », et que certaines têtes d’affiche médiatiques y tiennent le rôle de « modérateurs » ? La direction de Radio France assure que les antennes du service public – France Info, France Inter et France Culture – couvriront « éditorialement » l’événement, « avec la même indépendance » que d’ordinaire [6]. Démarche que nous avons d’ores et déjà pu vérifier : le 21 juin, au micro de France Musique, le président du Cercle des économistes, Jean-Hervé Lorenzi, était en effet reçu… en toute impertinence : « La symphonie concertante [de Mozart] pour ouvrir cette émission pouvait correspondre à un trait de caractère qui est le vôtre : on sent beaucoup d’énergie, beaucoup de volonté, et à la fois, ce brin de nostalgie qui vous accompagne toujours. »

Nous considérons que le service public n’a pas à accueillir une manifestation qui célèbre l’accaparement du débat économique par un cercle libéral ! Cela d’autant plus que le pluralisme en la matière est chaque jour piétiné dans les grands médias. Partout, les chantres du libéralisme vont de tribunes en tapis rouge, la plupart de temps sans contradicteur. Les mêmes qui accompagnent le pouvoir ont leur rond de serviette dans les émissions de télévision ou de radio, et multiplient les apparitions dans les journaux : pendant la période du confinement, on pouvait ainsi lire dans la presse plus de sept fois par jour le nom d’un économiste conseillant Bruno Le Maire [7].

Pour dénoncer la mascarade des Rencontres économiques, un collectif organise chaque année, en partenariat avec des médias indépendants, des Rencontres déconnomiques. S’y expriment des voix alternatives marxistes, postkeynésiennes ou régulationnistes, largement privées d’expression dans les médias dominants. Le 23 mai, leurs organisateurs ont adressé un courrier à la présidente de Radio France, Sibyle Veil, réclamant que « différentes écoles de pensée dans le domaine des sciences économiques » soient représentées, via de nouveaux intervenants. Un courrier resté lettre morte.

Dans ces conditions, et parce que les liaisons dangereuses entre le Cercle des économistes et Radio France constituent une nouvelle injure au pluralisme des idées, au service public et au fonctionnement démocratique, nous appelons les auditeurs à la vigilance critique quant au traitement de cet événement et de ses débats par les chaînes du service public, et quant au choix des invités qui seront sollicités à l’antenne.

Par ailleurs, on ne peut que s’étonner que des représentants d’organisations de la gauche de gauche – du PCF à EELV en passant par Ensemble, la CGT, Attac, etc. – aillent se mettre dans une telle galère [8]. Surtout après les protestations, y compris en interne, qu’a soulevées le projet de partenariat entre Radio France et le Cercle des économistes. Nous demandons à ces représentants de syndicats, d’associations, de partis politiques de gauche intervenant dans les débats de ne pas se porter caution de cette parodie de pluralisme ! Ce faisant, ils participent de la légitimation du Cercle des économistes comme interlocuteur privilégié du service public dans le champ du débat économique ; et renforcent sa position hégémonique dans les médias.

Enfin, nous appelons à ce que les Rencontres déconnomiques [9], organisées cette année dans différents médias alternatifs via « L’Opération Radio France », soient l’occasion d’aborder la question des médias comme un enjeu politique de premier plan. De faire valoir une critique radicale du système médiatique dominant, et d’aborder les perspectives de sa transformation, en commençant par celles qui visent à rebâtir un service public – radiophonique et télévisuel – digne de ce nom !

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