Y a-t-il des résonances populistes dans l’anarchisme ?

Billet de blog 28 mars 2023

Tomás Ibáñez est professeur émérite (comme on dit) de psychologie sociale (Université de Barcelone). Militant anarchiste, il est l’un des théoriciens de « l’anarchisme sans dogmes », formulation que je préfère à celle de « post-anarchisme”.

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Tomas Ibanez, créateur du A cerclé en 1964

Y’a pas photo ! La distance entre le populisme et l’anarchisme est telle que leur totale incompatibilité ne fait aucun doute. L’anarchisme est non seulement étranger à toute forme de populisme, mais, à mon avis, il doit le considérer comme un sérieux adversaire politique s’il est de gauche, et comme un véritable ennemi s’il est de droite.

Cela dit, l’incompatibilité n’exclut pas qu’il puisse y avoir certaines consonances entre certains aspects du populisme et de l’anarchisme, mais pour les mettre en lumière, il convient d’abord de démêler l’embrouillamini auquel renvoie le terme de populisme et d’en délimiter les caractéristiques, en éclairant au passage certains malentendus.

Des malentendus tels que, par exemple, définir le populisme comme le gouvernement au nom du peuple, mais sans le peuple, car cela ne différencie pas spécifiquement les gouvernements populistes, mais caractérise tous les gouvernements, à l’exception, bien sûr, de ceux qui émergent d’un coup d’État militaire. Tous fondent la source de leur légitimité sur la volonté populaire exprimée par les urnes, alors qu’ils l’ignorent systématiquement dès qu’ils arrivent au pouvoir.

Les populismes dénoncent avec véhémence le détournement de la volonté du peuple par l’establishment politique au pouvoir, et visent à redonner au peuple une voix qui lui a été volée au moyen d’une série d’artifices, lui restituant ainsi une souveraineté qui lui a été usurpée. C’est pourquoi ils l’appellent à se rendre massivement aux urnes et à les remplir avec les bulletins de leur propre formation politique populistes.

D’ailleurs, cet appel au vote populaire vient défaire un autre malentendu, celui qui consiste à dire que le populisme abhorre les urnes et cherche à les faire taire, alors qu’en réalité il sacralise les urnes comme l’expression de la volonté du peuple. C’est pourquoi ils se lancent à fond dans les processus électoraux afin de parvenir au pouvoir, même si, évidemment, lorsqu’ils y arrivent, ils font comme tous les gouvernements, ils oublient le peuple.

Ne pouvant retracer ici la généalogie du concept actuel de populisme et du phénomène politique qu’il représente, je me contenterai de rappeler que, bien qu’il ait une lointaine parenté avec le populisme russe de la fin du XIXe siècle et avec le bref populisme étatsunien de la même époque incarné, entre autres, par le People’s Party, le terme populisme n’est apparu avec un sens proche de l’actuel que dans les années 1960 pour caractériser certains phénomènes politiques en Amérique latine. Il faudra attendre encore quelques années pour que le populisme prenne de l’ampleur sur le continent européen et attendre au XXIe siècle, pour qu’il connaisse une expansion qui le situe aujourd’hui sous nos latitudes comme l’idéologie ascendante.

En Europe, la plupart des mouvements populistes se sont d’abord développés à partir de formations d’extrême droite et ont conservé par la suite de fortes composantes droitières, tandis que quelques-uns se situent à gauche, comme Podemos en Espagne ou la France Insoumise en France. Il en est tout autrement en Amérique latine où le populisme revêt plutôt des habits de gauche. Cette différence est encore plus nette si l’on fait la distinction entre les régimes populistes, c’est-à-dire le populisme au pouvoir, et les mouvements populistes, c’est-à-dire le populisme en marche vers le pouvoir. En effet, ce sont les régimes populistes de gauche qui prédominent en Amérique latine, notamment après la chute de Bolsonaro au Brésil.

Les régimes populistes sont certes autoritaires et répressifs, mais ce ne sont pas à proprement parler des systèmes dictatoriaux, ils gardent souvent l’apparence de démocraties, et le néologisme democratures, combinaison de démocratie et de dictature, ne me semble pas être une manière inappropriée de les caractériser.

Il est évident qu’il existe des différences très substantielles entre les populismes de droite et de gauche, par exemple, la xénophobie, le racisme, le sexisme, le patriarcat, l’homophobie, sont caractéristiques du populisme de droite alors qu’ils sont combattus par le populisme de gauche. Pour autant, le fait de différencier les populismes en termes de gauche et de droite en focalisant l’attention sur ces deux branches détourne le regard de ce qui constitue leur tronc commun. Comme c’est ce tronc qui m’intéresse pour analyser le socle commun aux deux populismes, je me passerai de cette distinction et me référerai désormais au populisme au singulier.

S’adressant davantage aux affects et aux émotions qu’à la raison, on sait que le populisme attise le ressentiment d’une partie de la population à l’égard d’un système dans lequel elle a perdu toute confiance et qu’elle considère comme injuste, tout en approfondissant en même temps ce que l’on appelle la crise de la représentation, et en cherchant à capitaliser le malaise d’une grande partie de ceux qui se sentent mal, voire pas du tout, représentés par une classe politique qui déclare précisément les représenter.

Le populisme recourt systématiquement à une procédure de division binaire de la réalité sociale, à la manière de la différence théorisée par Carl Schmitt en termes d’opposition amis/ennemis. Cela le conduit à simplifier à l’extrême la réalité sociale en séparant en deux blocs intérieurement homogènes et diamétralement opposés, toute une série d’éléments qui se répartissent en fait sur un continuum, à savoir ceux d’en haut et ceux d’en bas, les dominants et les dominés, les 99% et les 1%, etc.

Ses dards visent la caste, les oligarchies, les pouvoirs médiatiques achetés par les pouvoirs factices pour intoxiquer le peuple, les pouvoirs économiques qui dictent leurs mesures aux politiciens et les corrompent. Leur ennemi, c’est tout ce qui se situe au-dessus de la souveraineté populaire et la viole.

Tout compte fait, il s’agit d’une musique qui ne sonne pas mal aux oreilles des anarchistes, et il n’est pas nécessaire de rappeler que le populisme russe de la fin du 19ème siècle a eu une certaine influence sur Kropotkine lui-même pour conclure que certains aspects du populisme sont aux confins du champ libertaire.

Par exemple, il est clair qu’en plus des aspects que je viens d’énumérer, l’exaltation populiste du peuple trouve également un écho dans l’anarchisme. Les discours et les écrits anarchistes font fréquemment référence au peuple et cela résonne jusque dans ses chansons les plus emblématiques, rappelons par exemple l’attachant « Hijo del pueblo te oprimen cadenas….. » de l’un des hymnes de l’anarchosyndicalisme espagnol.

La résonance dans l’anarchisme d’autres aspects du populisme est plus douteuse. Par exemple, le populisme intronise des leaders charismatiques auxquels ses adeptes s’identifient. En théorie, cela ne peut se produire dans un anarchisme étranger par principe à tout culte de la personnalité, mais le mouvement anarchiste a aussi une indéniable tendance à mythifier certains de ses militants qui méritent sans doute le respect, sans pour autant les mettre à l’abri de la critique. Si quelqu’un doute de cette tendance à la mythification dans nos rangs, qu’il pense à Durruti ou à Federica (Montseny), ou plus récemment à quelqu’un comme Lucio Urtubia, par exemple.

Il me semble évident que la bataille contre le populisme doit faire partie des multiples fronts de lutte de l’anarchisme, ce qui implique de ne pas lui donner de l’air en s’abstenant, par exemple, de participer à ses mantras, comme la propagation des thèses conspirationnistes et complotistes, ou en simplifiant à l’extrême une réalité sociale toujours bien plus complexe que la caricature résultant des partitions binaires.

Mais surtout, il faut éviter de contribuer à la sacralisation du peuple et des concepts de souveraineté populaire et de volonté générale. Car l’arme la plus décisive dont dispose le populisme est la construction trompeuse qu’il fait d’une entité appelée peuple.

Je suis convaincu que la lutte contre le populisme passe, entre autres, par une critique dont on ne peut faire l’économie du concept de peuple. La tromperie que véhicule ce concept a commencé avec le We the people (Nous le peuple) qui figure comme signature de la déclaration d’indépendance des États-Unis en 1776. Une entité fictive, le peuple, a alors été créée comme un phénomène unitaire et homogène, et le don de la parole lui a été attribué, dissimulant l’exercice de ventriloquie toujours nécessaire pour pouvoir parler par sa bouche.

Le peuple n’existe pas, il est une simple catégorie conceptuelle qui renvoie à une entité très diverse, hétérogène, que le populisme, mais pas seulement lui, transforme en un tout compact, en un bloc homogène, en estompant sa diversité constitutive.

La souveraineté populaire n’est pas non plus une valeur en soi placée au-dessus de tout, comme le prétend le populisme. Il n’est pas vrai que le peuple a toujours raison, ce n’est pas la valeur suprême, et il se trouve que la soi-disant volonté populaire doit parfois être combattue à partir de valeurs anarchistes, car, par exemple, un peuple fasciste est notre ennemi, même s’il est tout à fait peuple.

C’est pourquoi il n’est pas surprenant de trouver des résonances populistes dans le discours de certains anarchistes, avec des références positives à des choses telles que le pouvoir populaire, ou l’appel à un peuple fort, ou la volonté de rétablir la voix du peuple.

Tomás Ibañez

Traduit par l’auteur de l’article publié en espagnol dans la revue Al Margen nº125 Printemps 2023.

https://blogs.mediapart.fr/nestor-romero/blog/280323/y-t-il-des-resonances-populistes-dans-lanarchisme

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