Code pin s’il vous plaît

Le souffle de l’infox

Code pin s'il vous plaît

● Libertés publiques● Manifestation● Police

Aux manifestants gardés à vue, les policiers demandent désormais quasi-systématiquement de déverrouiller leur téléphone portable et de communiquer leur code pin. Et ce, prétendument pour les nécessités de l’enquête. Depuis un arrêt de la Cour de cassation du 9 novembre 2022, le mis en cause risque une peine de trois ans d’emprisonnement et 270 000 euros d’amende en cas de refus. Et la plupart du temps, le téléphone est saisi, même si les charges ayant justifié la garde à vue tombent. Des dispositions critiquées par des avocats et les défenseurs des droits de l’homme.

Sourire jusqu’aux oreilles, Giovanni raconte sa mésaventure avec philosophie. Plus que scandaleuse, il trouve la chose grotesque, mais vraiment pénible : « te faire chourer un iphone à 500 euros par les flics, c’est quand même hyper chiant ».

Le 7 mars dernier, ce trentenaire, militant révolutionnaire d’extrême gauche, se rend à une manifestation contre la réforme des retraites à Paris. Il vient de garer son scooter à Place d’Italie pour remonter le parcours et rejoindre le cortège. Des policiers procèdent à un contrôle. Il a son casque sous le bras, des lunettes de piscine et un masque chirurgical dans son sac à dos. Il n’en faut pas plus pour qu’il soit suspecté de « groupement en vue de commettre des dégradations ». « Un escadron pour moi tout seul », ricane-t-il. Il tente d’amadouer la maréchaussée : « pour le casque, j’ai expliqué que je venais de garer mon deux-roues et proposer de le leur montrer. Pour les lunettes et le masque, j’ai dit que je comptais faire des lives de la manif et qu’il me faut me protéger des gaz car je suis très sensible ». Mais rien n’y fait : au poste ! « Là-bas, les flics me disent qu’on va juste m’interroger et que je vais repartir très vite. »

Problème : Giovanni est fiché S, comme près de 2000 militants de la mouvance dite d’ultra gauche. « Les policiers ont dû taper mon nom et s’en apercevoir, car plus tard le ton a changé. On m’a alors signifié ma garde à vue et demandé le code pin de mon téléphone. J’ai refusé, arguant qu’il y avait des choses très privées dedans. » Au terme de 48 heures de garde à vue, le manifestant passe devant un délégué du procureur, qui décide de ne pas poursuivre. Ni pour l’infraction trop peu caractérisée de « groupement en vue de commettre des dégradations », ni même pour le refus de donner son code pin de son mobile. Mais Giovanni se voit imposer un classement sous condition : il doit « se dessaisir du produit de l’infraction : le téléphone ». Il refuse de signer, mais l’appareil est tout de même confisqué. Autrement dit, on lui saisit le « produit » d’une infraction pour laquelle il n’est pas poursuivi : Ubuesque !

Des interpellations à des fins de renseignement ?

Or, il est possible de lire toutes les données d’un téléphone, même s’il est éteint et sans avoir le code. Et ce grâce à un logiciel mis au point par la start-up israélienne Cellebrite, capable d’extraire les données d’un portable en moins de 10 minutes, dont la France équipe progressivement ses commissariats depuis 2020. « Saisir le téléphone d’un militant peut permettre de lire ses messages, d’accéder à ses contacts, d’obtenir beaucoup d’informations. Il y a un risque que des gens, fichés pour des raisons politiques, soient interpellés à des fins de renseignements », juge Arié Alimi. L’avocat de nombreux manifestants et membre de la Ligue des droits de l’homme précise que la demande de code du téléphone est « quasi-systématique pour les gardés à vue dans le cadre de manifestations. Et en cas de refus, le téléphone est saisi ».

La logique judiciaire, un peu tirée par les cheveux, est que l’on saisit l’objet qui a éventuellement servi à commettre un délit, même si à l’issue de la garde à vue le parquet, en l’absence d’éléments suffisants, abandonne les poursuites ! « Parfois, on parvient à récupérer le téléphone, mais c’est extrêmement long » explique Arié Alimi. « Et les intéressés en ont de toute façon déjà racheté un, et ne souhaitent pas forcément s’engager dans des procédures interminables pour récupérer le précédent » affirme l’avocat.

Le problème, c’est que poursuivre quelqu’un pour le refus de donner son code pin est parfaitement légal. Et ce depuis un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 9 novembre dernier. Le code pénal prévoit, dans son article 434-15-2 un délit de « refus de remettre aux autorités judiciaires ou de mettre en œuvre la convention secrète de déchiffrement d’un moyen de cryptologie », punissable de trois ans de prison et de la bagatelle de 270 000 euros d’amende. Au départ, cette disposition vise à démanteler les réseaux terroristes ou du grand banditisme en décortiquant les communications codées ou cryptées. L’article est adopté dans le cadre de la loi du 22 juillet 1992 sur la « répression des crimes et délits contre la nation, l’État et la paix publique ». Pendant des années, d’interminables débats juridiques ont divisé tribunaux, cours d’appel, magistrats et avocats : le code d’un téléphone est-il une convention secrète de cryptologie ? La chambre criminelle de la Cour de cassation a définitivement tranché le 9 novembre 2022, en répondant par l’affirmative.

Un recours devant la Convention européenne des droits de l’homme

« Aujourd’hui, le recours à cet article du code pénal est quasi systématique pour les interpellations en marge de manifestations. Il s’agit d’une utilisation dévoyée d’un système qui n’était pas du tout prévu pour être pratiqué massivement », estime Me Nathalie Tehio, membre du bureau national de la Ligue des droits de l’homme et par ailleurs adhérente au syndicat des avocats de France (SAF). Elle va même plus loin : même dans le cas de réseaux mafieux, pour elle, cette obligation de donner un libre accès à ses communications « entre en contradiction avec un principe fondamental du droit : nul ne peut être contraint de contribuer à sa propre incrimination. C’est un peu comme le droit au silence, on ne peut pas vous le reprocher ou vous poursuivre pour cela. « En pénalisant ceux qui refusent de fournir leur code, c’est un peu comme si on les forçait à donner des éléments à charge contre eux. Dans le cas de manifestants interpellés pour de simples soupçons de délits mineurs et très subjectifs comme le groupement en vue de commettre des dégradations, c’est encore plus scandaleux » affirme l’avocate.

Malgré l’arrêt de la Cour de cassation de novembre dernier, les jeux ne sont pas faits  : des organisations de défense des droits de l’homme ont déposé un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), le 31 mai 2021 contre cette volonté systématique d’exploitation des données personnelles contenues dans un téléphone. Ce recours est toujours pendant, et la décision rendue s’imposera à la France.

Les institutions judiciaires européennes semblent circonspectes quant à la légitimité de cette pratique : dans un arrêt récent du 26 janvier 2023, la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) jugeait que le recours à des données personnelles sensibles ne devait être pratiqué qu’en cas de nécessité absolue : « il faut qu’il y ait des motifs sérieux de penser que l’infraction a bien été commise, et qu’elle l’a été commise au moyen du téléphone. A l’évidence, la plupart du temps, ce n’est pas le cas. A ma connaissance, ce moyen de droit n’a pas encore été utilisé, mais il pourrait faire tomber d’éventuelles condamnations pour refus de communiquer son code de téléphone » conclut Nathalie Tehio.

Crédits photo/illustration en haut de page :
Adrien Colrat

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