Radicalité de mai 68

Raoul Vaneigem

paru dans lundimatin#384, le 22 mai 2023

En 1967, Raoul Vaneigem publiait le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, certainement l’ouvrage le plus subversif, incisif et décisif de son époque. Le soulèvement de mai 68 lui donna raison en tous points et l’ouvrage devint le livre de chevet de toute une génération de révolutionnaires. Raoul Vaneigem nous a confié ce nouveau texte : par-delà toute nostalgie morribonde, il revient sur la puissance et la radicalité de 68 lorsqu’il s’agissait davantage de donner une réalité expérimentale à un projet révolutionnaire que de le nommer. Il propose de puiser dans ce passé encore proche les apprentissages que requiert notre présent : la haine de l’exploitation, l’efficacité de l’auto-organisation, la nécessaire abolition de la marchandise. Il s’agit de se doter d’un lexique : l’État comme machine de déchainement oppressif de sa propre nullité, le travail comme double mouvement de prélèvement/transformation de chair vive en force de production, et mai 68 : « un grand mouvement subversif qui ne s’éteignit qu’en jurant de se réitérer ».

Ce que le mensonge journalistique ordinaire appelle “les événements de Mai 1968” a surgi d’une époque où l’économie était florissante et les salaires assez élevés pour s’investir dans la grande vague de colonisation consumériste qui commençait à déferler. En France, le conservatisme était encore stable, louvoyant, de bon aloi. Le progressisme pouvait s’enorgueillir d’un socialisme paré des lauriers des vieilles luttes ouvrières et d’un Parti, dit communiste, dont l’importance numérique et chiliastique pesait sur l’échiquier politique.

Le capitalisme découvrait dans le secteur de la consommation une source de profits supérieurs à ceux que le secteur de la production et de son dynamisme industriel lui avait assuré jusqu’à la fin des « années cinquante. » Les usines traditionnelles, où trimaient les salariés, donnèrent en quelque sorte naissance à ces véritables usines de consommation qu’étaient les supermarchés. Là, à la différence des cadences infernales, l’insouciance et le laisser-aller étaient de mise. L’attrait des plaisirs prêtait un sens à l’absurde labeur quotidien. Les lieux étaient dévolus à une totale liberté, hormis l’ impératif absolu d’en payer les acquis à la sortie.

On croyait s’évader du boulot, jouir d’un centre de loisirs. En fait, on travaillait deux fois pour le même patron. Comme producteur, en lui garantissant la plus-value habituelle, comme consommateur, en lui restituant son salaire pour prix d’une verroterie de bon sauvage.
N’y avait-il pas de surcroît – comble de la paix sociale ! – matière à calmer l’agressivité revendicatrice, à assoupir la conscience de classe, à faire le lit d’un capitalisme heureux ?
Une réalité miroitait dans les effets stroboscopiques des édens de néon. Son semblant de crédibilité autorisait le capitalisme à prophétiser une ère nouvelle. “ L’état de bien-être ” illustrait de façon plausible l’idéologie progressiste d’une classe dominante qui s’enorgueillissait de mener les prolétaires vers un monde meilleur. Désormais, le sacrifice quotidien ne se perdrait plus dans les vaines espérances d’une gloire céleste, que les religions véhiculaient de plus en plus péniblement. L’enfer du travail débouchait sur un paradis terrestre, livré clé sur porte.
Les conditions historiques, économiques, sociales, politiques, psychologiques étaient propices à un obscurantisme invoquant le salut commun et prônant l’instauration citoyenne d’un bonheur à hauteur de toutes les bourses.
Le “Welfare state” était indéniablement un slogan plus convaincant que “ Arbeit macht frei. ” On aurait pu conjecturer qu’il suscitât une adhésion massive. Or, ce qui se diffusa dans l’air du temps fut, en dépit de la propagande médiatique, un frémissement de répulsion, une réaction de dégoût, un écœurement nauséeux. Il y eut – sans qu’il s’exprimât à haute voix – un rejet spontané de ce qui était pressenti comme une gigantesque escroquerie dont la vie ferait les frais.

Ce fut une époque où se manifesta, tel un malaise épidémique, la déchirure entre le trouble passionnel de l’existence et l’intelligence intellectuelle qui en rendait compte. Henri Lefèbvre avait attiré l’attention sur la vie quotidienne, qui revêtait les aspects d’un objet d’autant moins connu qu’il était familier. A l’intelligence sensible du corps empreint de désirs, Antonin Artaud opposait la fonctionnalité de l’Esprit, dont la froide rationalité s’employait en vain à gérer l’instinct de vie. On eût dit que, rechignant au bonheur morose qui gangrenait la chair et la pensée, une inspiration rebelle issue de la Renaissance et des Lumières s’ébrouait de son silence et, de ses coups de semonce, houspillait furieusement le siècle.
Ce sont les lueurs de la conscience vécue qui, dès les années 1960, alarmèrent sur l’incompatibilité entre notre désir d’exister et les représentations fictives qui nous étaient imposées sous le sceau de la réalité objective.
Bien que boycottées de toutes parts et maintenues sous le boisseau, les idées radicales d’une poignées de penseurs s’échinant tant bien que mal à n’être pas des têtes pensantes, explosèrent littéralement dans un grand mouvement subversif qui souleva Paris et la France pendant près de deux mois. Il ne s’éteignit qu’en jurant de se réitérer. Depuis les flamboiements de la Révolution française, de la Commune de Paris, des soviets russes de 1905 et de 1917, des collectivités libertaires espagnoles de 1936, il n’y eut, en dehors du Mouvement des Occupations et de l’intrusion zapatiste au Chiapas, qu’une longue lassitude subversive, ponctuée de tumultes sans grandes conséquences.

La naissance du Joli Mai fut marquée par une radicalité qui allait s’ancrer dans l’histoire et creuser pendant une cinquantaine d’années une sape progressive des valeurs marchandes qui, depuis des siècles, déshumanisent les mentalités et les mœurs.

Vers 1960, la colonisation consumériste dont les premières vagues allaient déferler mit en lumière l’urgence d’opposer à l’impérialisme marchand un projet de société où l’humain l’emporterait sur le profit. Ce projet existait mais les mains qui le portaient dégoulinaient du sang des prolétaires massacrés au nom du prolétariat. Les makhnovistes écrasés par Lénine, les marins de Cronstadt fusillés par Trotski illustraient – sans patauger plus avant dans les abattoirs de Staline et de Mao – la vocation émancipatrice du prétendu communisme. Lorsque le tsunami mercantile eut raison du mouvement de Mai 1968, ce fut avec la complicité des palotins politiques et syndicaux dont les résidus tentent aujourd’hui d’exorciser leur peur des Gilets jaunes et du refus des chefs.

Le projet de société humaine avait moins besoin d’un nom que d’une réalité expérimentale. Les collectivités libertaires de la révolution espagnole eurent le temps de démontrer, avant d’être écrasés par les staliniens, que vivre selon ses désirs dans une société qui s’emploie à les harmoniser, est parfaitement possible. Auto-organisation, acratie, pouvoir du peuple pour et par le peuple, junte de bon gouvernement, zone d’autodéfense du vivant, risquent de n’être que des appellations de perchoirs intellectuels si elles n’émanent pas de cette priorité absolue qu’est le retour à la vie.
Tous les modes de gestion de l’homme et de la femme ont, sans exception aucune, instauré la prééminence de l’inhumain. L’autogestion de la vie quotidienne est le seul choix qui nous reste.

Après la défaite du Mouvement des Occupations de Mai 1968 – et pendant un demi-siècle – , la machine à décerveler publicitaire se mit au service du politique et travailla sans relâche à l’avilissement des consciences.
Cependant, l’intelligence sensible ne dort que d’un œil. On s’en avise au déclin d’un consumérisme qui, érodé par la paupérisation croissante, éteint aujourd’hui ses néons. Le tocsin des pillages retentit non loin des paradis consommables. On voit ainsi resurgir de sa semi-clandestinité une critique radicale qui, dès l’amorce des années 1960, avait attaqué à la hache le projet eschatologique d’une félicité concoctée par le libre-échange.
Faut-il le rappeler ? Le libre-échange est la pratique économique à laquelle on doit l’essor de la marchandise, la fin de l’Ancien Régime et la disparition de l’immobilisme agraire, la liberté du commerce et le commerce de la liberté, qui sert si bien d’enseigne à la boutique des démocraties totalitaires.
L’ironie de l’histoire a voulu que la liberté de l’homme et des idées s’autorisât de la libre circulation des marchandises pour susciter un mouvement d’émancipation humaine, résolu de combattre les despotismes, à commencer par celui qu’avait érigé ce même libre-échange qui avait, en 1793, décapité l’absolutisme de droit divin.

Au nombre des acquis de Mai 1968, il faut compter le mépris et le refus du travail. Le célèbre slogan « Ne travaillez jamais ! » n’eût été qu’un glaviot à ses thuriféraires s’il ne nous remémorait que ce qui constitue par excellence le propre de l’être humain, c’est la création, la faculté de se construire en reconstruisant le monde. Un des pires crimes de la civilisation marchande est d’avoir dénaturé la création en la réduisant à cette transformation de l’être en objet, que l’on appelle travail.

Le travail est une activité parasitaire. Ah la belle hypocrisie que le mépris du labeur chez les aristocrates du passé. Sous un hédonisme de bravache, ils n’avaient de cesse de travailler à faire travailler les autres. Les bourgeois, eux, ne s’en cachaient pas. Ils en étaient fiers. Parfois, dans le dynamisme industriel, ils laissaient la créativité cligner d’un œil et leur fourbir l’une ou l’autre innovation utile au profit et accessoirement à l’humanité. Avec la paupérisation et le déclin du secteur de la consommation, ils ont dû se rabattre sur un productivisme qu’ils avaient délaissé pour plonger directement la main dans la poche des flâneurs de supermarchés. Les exigences budgétivores du profit privilégient, aux dépens de tout bénéfice social, de grands travaux inutiles – trains à grande vitesse, autoroutes, complexes hôteliers et touristiques, 5G, capture des eaux, abattage des forêts. Mettre fin au capitalisme, c’est en finir avec le travail.

Le refus du travail entraîne entre autres conséquences l’abolition de ce sacrifice originel qui exige de prélever, jour après jour, une livre de chair vive pour la transformer en force de production. Érigés par toutes les religions sans exception, les autels où le sang de la mutilation existentielle obligatoire coulait à flot ont généralisé et ritualisé la culpabilité. Car où règne l’exploitation de l’homme par l’homme, on ne satisfait jamais assez aux normes, on ne travaille, on ne s’échange, on ne s’économise jamais assez. La peur et la culpabilité ne nous lâchent pas d’un pouce. Ses gendarmes infestent nos labyrinthes existentiels.
De cette existence-là, nous ne voulons plus. Nous voulons vivre et non survivre, tel est le cri dont le Mouvement des Occupations s’est fait le porte-voix.
L’ironie de l’histoire a plus d’un tour dans son sac. Alors que le renoncement, l’autoflagellation, le puritanisme étaient inhérents à la nécessité de produire, l’importance croissante du secteur de la consommation se mit – par pure cupidité – à valoriser les plaisirs, à célébrer l’hédonisme, à céder à la tentation d’assouvir ses envies en échange d’un peu de monnaie. Si frelatée que fût la démocratie de supermarché, c’était une démocratie de proximité, on y choisissait librement de quoi se satisfaire dans ce luxe d’abondance, que hantait, en nos profondeurs ancestrales, le mythe de l’Age d’Or.
Nous avons sous-estimé ce qu’il y avait de chiliastique dans le génie du capitalisme. Or, ce génie, c’est le capitalisme lui-même qui nous remontre aujourd’hui qu’il est de pacotille, comme les libertés qu’il faut payer pour franchir une caisse enregistreuse hérissée de matraques.
On invoquait la ruée vers l’or et voilà que les filons sont taris, sinon pour les gestionnaires des profits ultimes, du moins pour les démocrates de supermarché.
Impossible de faire marche arrière. Le pouvoir s’est pris à sa propre nasse. Le mensonge s’est si bien rapproché des flammes de la vie qu’elles le consument. Le refus de toute autorité, de tout Pouvoir, laïc ou religieux, que préconisait le courant libertaire avait pu paraître outrecuidant ou excessif. Que dire de la désinvolture pour le moins dissolvante avec laquelle les rayonnages des grandes aires de distribution laissent s’avoisiner la Bible et le godemiché en n’établissant entre eux d’autre différence que leur prix ? On conviendra que la démarche ne joue pas en faveur de la sainteté ni du caractère respectable du contenu sous emballage. En se sacralisant, la marchandise a tout désacralisé. On s’en réjouirait si, dans la même volée, elle n’emportait pas vers le néant la barbarie et la résistance à la barbarie.
Le profit qui ne produit rien d’autre que lui-même propage un nihilisme qui arase pareillement les valeurs humaines et les instruments qui les déshumanisent.
La seule évidence à laquelle nous sommes confrontés, c’est l’incompatibilité de la conscience du vivant avec un système qui la détruit.
Il n’y a pas de dialogue avec l’État. Il n’est plus que le déchaînement oppressif de sa propre nullité. Qu’on ne nous accuse pas de vouloir l’abattre, il s’abat de lui-même. Tout simplement, nous ne voulons pas qu’il s’abatte sur nous.

L’autogestion hante le monde.
Elle est née d’un rappel à la vie, qui sort de son cauchemar une existence réduite à survivre en travaillant à s’appauvrir.
Nous ne sommes pas nés pour assumer un destin de bêtes de sommes, ni pour masquer sous des rôles de prestige, de plus en plus pitoyables, l’insupportable médiocrité d’un monde où l’entraide est sacrifiée à la prédation, l’effusion amoureuse à la haine, l’être à l’avoir, la femme, l’homme et l’enfant à la marchandise.
La jungle est le modèle social de la civilisation marchande. Maintenant que la chose est patente et qu’il se publie partout que le capitalisme nuit gravement à la santé, quand allons-nous jeter les bases d’une société humaine ? La question est captieuse, car la réponse est présente partout où le refus des nuisances prélude à la création des zones d’autodéfense du vivant. Redécouvrant leur fertilité spontanée, notre corps et notre terre sont la base d’une civilisation radicalement nouvelle. Le génie d’êtres humains passionnés par l’invention du vivant me paraît plus important que les rituels d’exorcismes censés accabler une civilisation de mort, aujourd’hui moribonde.

L’autogestion émane davantage de la sensibilité vitale que de la rationalité intellectuelle qui prétend la gérer. Il est important que son expression poétique l’emporte sur un langage séparé du vécu. Un mot d’ordre est toujours aux ordres d’un maître.

L’autogestion relève de l’autodéfense immunitaire. Elle n’a besoin pour se développer que de la conscience humaine qui donne son sens à la nature. Elle est à la bifurcation de deux chemins, l’un où l’humanité joue son devenir, l’autre où elle s’anéantit.
Il est bon de ne pas l’oublier : la vie à laquelle on renonce a tôt fait de s’inverser. Le chant de la terre et du vivant s’abîme en une célébration funèbre. La haine se repaît de l’énergie éperdue dont l’amour s’est départi. La menace s’intensifie chaque fois que la prédation l’emporte sur l’entraide.
Le danger résulte d’une structure caractérielle qui, en entravant l’instinct de vie en chacun de nous, propage une peste émotionnelle dévastatrice. Celle-ci sévit de l’extrême droite à l’extrême gauche. On l’a vue à l’œuvre sur l’échiquier où le principe du « diviser pour régner, » inhérent à tout Pouvoir, incitait les citoyens à s’écharper pour une « affaire » de vaccins.
Les esclaves qui se combattent les uns les autres sont la bénédiction des maîtres. Dans la guerre picrocholine des inoculations contre le coronavirus, les monopoles pharmaceutiques s’empressèrent de ramasser la mise et de rétribuer leurs complices.

Le vivant tend à l’unité. Sa conscience met fin à la séparation que la division du travail en fonction intellectuelle et fonction manuelle a propagée partout. L’entraide autogestionnaire implique le dépassement des contraires.

La fin des séparations artificielles qui nous disloquent abolit les hiérarchies. La joie de vivre est acratique, elle annule toute forme de Pouvoir. Elle s’apprête à balayer monarchies, autocraties, aristocraties, démocraties ploutocraties, et tutti quanti. Le rire est une arme non létale. Ses éclats frappent quiconque s’autorise à manipuler les autres, à donner des ordres et à en recevoir. C’en est assez de l’individualiste et de ses calculs égoïstes.

La vraie distance est celle de la conscience qui humanise la vie. Elle vient du bas, elle abolit l’abstraction, qui nous arrache à nos pulsions vitales.
Nous sommes environnés d’idéologues qui n’ont que mépris pour les notions d’insurrection pacifique et de guérilla de la vie quotidienne, alors qu’ils ont la présence des Gilets jaunes et des zapatistes sous les yeux et dans les oreilles le charivari des casseroles qui chassera le Pouvoir sans le remplacer par un autre.

Vu du haut, tout est faux. Pour le ciel bureaucratique réglé par les chiffres, les programmes, les statistiques, il n’y a ni hommes, ni femmes, ni enfants, ni bêtes, ni plantes, il n’y a que des objets.
Comment nous défaire de ce mode de gestion, où les morts comptabilisent les vivants, si nous ne déléguons pas à notre propre vie le soin de prendre en charge les problèmes que les instances nationales et supranationales régissent sans nous consulter ?
Nombre de résolutions perdent toute pertinence une fois prises en haut lieu, alors que, traitées à la base, elles ont l’avantage du terrain, du vécu et de sa conscience.
Par quelle aberration les écologistes vont-ils quémander la fin de la destruction des espèces à ceux-là mêmes qui en sont cause ? N’est-ce pas sous nos fenêtres et au bord des champs environnants que commence l’empoisonnement de notre nourriture ? Les habitants des régions polluées ne devraient-ils pas être habilités à protéger leur santé en renaturant les terres et en excluant les pesticides dont débattent savamment les Commissions médicales et gouvernementales stipendiées par les monopoles pharmaceutiques ? Tant de projets sont devant nous et nous gardons les mains vides.
Écoles, transports publics, agriculture, maraîchage local, banques alimentaires, maisons de santé, organisation de l’abondance et de la gratuité sont de notre ressort.
Pourquoi la puissance de l’entraide qui se manifeste avec tant d’efficacité en cas de catastrophe naturelle, inondation, tremblement de terre n’agirait-elle pas alors que s’abat sur nous une des pires catastrophes anti-naturelles de notre histoire : l’effondrement d’un système économique programmé pour nous entraîner dans sa chute.

Lâcheté n’est pas le mot. Disons que nous manquons d’audace. La civilisation de la mesquinerie nous a tordus et essorés comme des serpillières. Nous avons résigné la vie pour le profit, nous nous sommes dessaisis de notre créativité pour la livrer à des Dieux fantasmatiques, nous sommes les détenteurs d’une générosité sans égale et nous avons l’infamie de régler les flux migratoires en noyant des enfants, des hommes, des femmes.
Nous avons toujours accordé la priorité à la mort. Mais la mort est devenue si lasse, si ennuyeuse que la vie s’éveille et ne s’embarrasse plus de sa présence.

En soi, l’immigration ne pose pas plus de problème que le nomadisme. En revanche, la façon dont elle est perçue, ressentie, vécue par les populations sédentaires réclame une prise en charge que sont bien incapables d’assumer les prêches caritatifs et les onctions bienveillantes de la bonne volonté humanitaire.
Deux approches se présentent. Elles sont antagonistes. Le Pouvoir identifie l’immigration à une invasion. Il lui prête une connotation barbare qui requiert une réaction militaire, un contrôle policier, bureaucratique, judiciaire. Assumant, comme par temps de guerre, leur fonction de propagande, les torche-culs médiatiques imputent aux exilés crimes, agressions, vols, pillages, dus à la paupérisation croissante. Le trop plein de frustration et de ressentiment se déverse non sur les exploiteurs qui en sont cause mais sur les cibles d’un racisme d’autant plus répugnant qu’il se revendique de la liberté démocratique. Au moins nous rappelle-t-on que là où la jungle du « chacun pour soi » tient lieu de société, il n’y a d’autres libertés autorisées que celles de la prédation.

Tandis que la peste émotionnelle et les simulations de guerre civile offrent un dernier sursis à un Pouvoir fissuré de toutes parts, le pressentiment d’une perspective de mort s’inversant en perspective de vie accroît l’opposition à la politique criminelle qui réduit les migrants à des objets. Le sens humain se révolte contre la papelardise apeurée du propos : « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde. » Foutaise aussi que le « devoir d’intégration. » S’intégrer à quoi ? A un monde de corruption, de délation, d’escroquerie, de crétinisation, de rapacité, d’ennui, de bassesse ? A votre monde ?

Oui, nous sommes en mesure d’accueillir celles et ceux qui fuient leur pays dévasté par la guerre et la misère. Nous disposons d’espaces assez vastes pour loger un grand nombre de personnes. La question de pourvoir à leurs besoins fait partie de l’exigence, où nous nous trouvons nous-mêmes, de récupérer, pour faire face aux disettes à venir, les ressources naturelles dont nous sommes spoliés par la rapacité d’entreprises étatiques et mafieuses.

Il est temps d’ouvrir au grand large ce monde qui pue la peur et l’enfermement. Nous disposons de territoires et de bâtiments parasitaires où accueillir en grand nombre de petites collectivités. Pourquoi petites ? Parce que l’on observe depuis longtemps le phénomène suivant : plus la quantité d’habitants augmente, plus la promiscuité engendre des conflits plus la qualité des relations humaines risque de se corrompre, de stagner, de pourrir, de s’autodétruire. Si l’on apprend moins à se connaître, la méfiance s’installe, l’entraide cède la place à un repli communautariste. La solidarité se referme, elle coagule et se nie en formant un conglomérat d’individualistes que la terreur ensauvage.
Hors de son implantation économique et historique, le fascisme est une étiquette de boutique politique. Le vrai péril est la peste émotionnelle dont l’exploitation de l’homme par l’homme entretient le bouillon de culture.

Il ne faut pas se dissimuler hypocritement les heurts que pourraient provoquer les préjugés sexistes et homophobes qu’une éducation patriarcale a pu nourrir chez certains exilés.
Quelle meilleure option en l’occurrence que de confier à l’exclusive initiative des femmes le soin d’organiser l’accueil, l’installation et les premières rencontres ? On peut raisonnablement conjecturer que la misogynie s’éteindra sans sortir du chapeau des convenances l’arrogante objurgation de s’intégrer.
N’est-ce pas le moment de donner sa puissance poétique à la formule « Abondance de la terre, ton nom est femme » ?

Le progrès de l’avoir a entravé le progrès de l’être. L’anéantissement du système marchand travaille maintenant à rendre sa primauté à l’être. Ce faisant et malgré qu’il en ait, le profit prédateur en faillite restitue à l’entraide sa puissance fusionnelle.

L’entraide a la même envergure que sa pulsion antagoniste, la prédation. L’ampleur qu’elle a déployée en Mai 1968, chez les zapatistes et dans les périls du Rojava, a reparu avec le soulèvement festif des Gilets jaunes. Sans elle, ceux-ci n’auraient ni persisté dans leur opiniâtreté ni semé partout les germes de cette insurrection de la vie quotidienne dont la conscience s’affine à mesure que les traditionnelles revendications de survie révèlent leur insuffisance.

A l’égal de la prédation, l’entraide est issue de la filière animale qui participe de la genèse de l’homme. Elle est la force de vie qui donne son essor à notre humanisation. Elle a marqué notre évolution de sa période archaïque à la Révolution agraire, qui, vers dix mille ans avant l’ère dite chrétienne, inaugure la civilisation marchande et accorde une prééminence presque absolue au réflexe prédateur que nous a légué un passé d’agressivité bestiale.
La civilisation marchande a fait régresser à la violence de la bête fauve l’entraide fusionnelle sans laquelle la femme et l’homme n’auraient jamais atteint à l’affinement de Lascaux et de l’art rupestre.
Nous commençons à peine à comprendre que nous sommes au centre d’une mutation de civilisation. Ou plus exactement dans un processus de transmutation où la déliquescence mortifère du vieux monde donne naissance à un monde nouveau. Ce qui renaît en nous et dans la nature, c’est le grand souffle de la liberté solidaire que le système marchand a toujours tenté de raréfier et d’étouffer. Si, sans renoncer à sa fureur, il échoue aujourd’hui à resserrer sa redoutable prise c’est qu’il étouffe lui même dans la tornade de l’argent fou qu’il a provoquée. Le productivisme de l’inutile l’éviscère et le momifie.

A notre tour maintenant de manifester, à l’encontre de la folie délétère de l’argent, une vie follement débridée retrouvant à sa racine la nature nourricière. Depuis l’apparition des Gilets jaunes, le peuple français a effectué en 2023 un bond qui laisse pantois les bons esprits de la désespérance, si farauds, trois mois plus tôt, de taxer d’optimistes et d’utopistes béats celles et ceux qui conjecturaient un bouleversement radical.
Nous ne souhaitons rien de plus que cultiver notre jardin. Ce jardin est la terre.

Raoul Vaneigem
21 avril 2023

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