Merlin contre la BRAV-M

Fanny Taillandier

paru dans lundimatin#378, le 10 avril 2023

Cet article se propose d’analyser l’absurdité politique dans laquelle se trouve la France en sortant de la rhétorique faiblarde et cynique des Lumières, qui voyaient dans le bon gouvernement celui qui comprenait l’intérêt général comme la somme des intérêts particuliers. Pour l’auteure, le système ne cherche pas l’équilibre, mais l’excédent permanent : un projet d’eschatologie comptable, où l’on note combien il faut d’eau, combien de travailleurs, pour combien de temps, et l’on cherche en permanence où extraire ces ressources. Une quête frénétique et obsessionnelle d’un excédent qu’il s’agit de saisir de force. Ce texte propose de contrer cette logique en retournant aux contes, qui au lieu de parler de chiffres, s’intéressent aux gens, et aux imaginaires. Là où la comptabilité mesure le monde, les récits le construisent.

Un escadron motorisé à l’assaut d’un feu de poubelle // « force restera à la démocratie » // 4000 munitions en deux heures contre six mille personnes // « les factieux » // « si vous croyez que ça me fait plaisir » // ce n’est pas parce que les prévenus ont été relaxés qu’ils étaient pour autant innocents // une légion d’honneur pour Jeff Bezos // cent milliards d’euros pour la guerre // 17 000 lits d’hôpital en moins depuis 2000 // « notre identité, c’est le dépassement » // « l’Élysée réfléchit à un déplacement pour reprendre contact avec le pays » // le président de la confédération des évêques de France s’alarme de la mise en cause des processus de concertation prévus par les institutions // un tiers des oiseaux ont disparu en France // terrorisme intellectuel // augmenter le volume global du travail // « Il n’y a pas de coup de force, il y a juste une utilisation des outils démocratiques » // moyens pour faciliter le licenciement de syndicalistes grévistes // « Attention aux jeunes » // la réforme répond aux attentes des Français // les Français sont contre à 80% // l’affaire du siècle // nous avançons dans le bon sens //

Pour comprendre l’absurdité politique dans laquelle le pays se trouve depuis maintenant quelques lustres, et de façon criante depuis quelques mois, il faut peut-être sortir de la logique philosophique qui a prévalu depuis le début de la modernité, selon laquelle l’intérêt public serait la somme des intérêts privés, ou l’intérêt général celle des intérêts particuliers. Car ce modèle, hobbesien ou rousseauiste selon la dose de cynisme qu’on y injecte, repose encore sur une notion dont le nôtre est absolument dépourvu : l’équilibre. Ces intérêts divers sont censés se pondérer les uns les autres, et le modèle se fonde ainsi sur un idéal analogue à l’assiette du funambule, qui avance grâce aux poids égaux qui le retiennent de la chute.

Or notre pouvoir n’a que faire de l’équilibre, pire, il l’abhorre : l’objectif n’est pas l’équilibre, mais l’excédent.

C’est que le projet de ceux qui nous gouvernent est comptable : il doit donc être rentable. Il faut dégager du bénéfice. La réforme de la retraite, tout comme celles des hôpitaux, des écoles, tout comme les grands projets d’aménagement – lignes grande vitesse, rocades, mégabassines et méthaniseurs, zones logistiques et surfparks – ont un but en commun : dégager du bénéfice. C’est la même chose. Si c’est plus visible sur les projets d’investissement, c’est simplement parce que nous autres, les gens, avons tendance à oublier que nous-mêmes sommes dans cette logique des unités comptables aussi bien : que nous produisons ou consommons de la richesse. Nous ne sommes pas des intérêts particuliers, nous sommes des objets économiques.

Comptez donc : sur 68 millions de Français, en 2023, 18 millions ont plus de 60 ans, et 16 millions d’autres ont moins de 20 ans. Ça n’en fait plus que 34 millions en âge de travailler. Un sur deux. On imagine sans peine que la richesse produite par celui qui est productif sera dépensée par celui, jeune ou vieux, qui ne l’est pas. On pourrait penser qu’ainsi les choses sont à l’équilibre : on pourrait penser que l’équilibre est la clé de voûte du monde – mais ce n’est pas ce que pensent ceux qui nous gouvernent. Ils veulent l’excédent. D’où les décisions à prendre : sortir quatre millions de Français de l’âge de la retraite (la tranche des 60-64 ans) pour qu’ils entrent dans l’équipe qui bosse, et obtenir donc 38 millions d’actifs sur 68 millions de Français : balance excédentaire.

Le projet est cohérent, total : accaparer l’eau pour exporter du maïs : balance excédentaire. Affamer les vieillards dans les maisons de retraite : balance excédentaire. Supprimer des classes d’école, baisser l’indice de rémunération des éducateurs : balance excédentaire. Supprimer les bureaux de poste, privatiser la voirie, développer les fermes-usines : balance excédentaire. Cochons, poules, routes, humains, minéraux, trottinettes et fil à coudre, même combat : l’objectif, c’est l’excédent.

Il faut donc aussi tout de suite sortir d’un second a priori, qui serait que nos gouvernants ne se tiennent qu’à la logique systématique. Il faut leur reconnaître une eschatologie. Vision paradisiaque de l’eschatologie comptable : la production de bénéfices nets modèle le paysage, openfields à perte de vue, irrigués en cercles entre des coins de terre brûlés. Des machines passent dans le grondement vague de l’air, batteuses lieuses, trains grande vitesse, avions, foreuses, SUV climatisés. D’immenses entrepôts, blocs blancs sous le soleil brûlant, dispatchent des colis dans toutes les directions. Plus loin, des villes vides sortent de terre par la magie de chantiers insomniaques. Sur de multiples écrans circule l’information : mouvements des ressources et des capitaux. La vie est un bilan comptable excédentaire. Cela est juste et bon.***

Notez qu’avec ces savants calculs, nous avons déjà engrangé, disent les gouvernants, le score remarquable de 10 millions de pauvres. Balance nettement excédentaire. Heureusement, leur pauvreté n’empêche nullement les bénéfices – au contraire : les pauvres travaillent très bien, on ne le dit pas assez. Il suffit de les voir trimer sur les chantiers, faire le ménage au milieu de la nuit, sans contrat bien souvent. Discrets, avec ça : ils se terrent dans des coins, pas du genre à râler en manif. Quelque part, ils seraient presque un modèle.

Car voilà : le gros problème que rencontrent les gouvernants, c’est les gens. Les gens ne veulent pas être excédentaires. Les gens veulent l’équilibre, ces ringards. Ils réclament un avenir où les vieux peuvent se reposer sur les jeunes, et où les jeunes peuvent faire confiance aux vieux pour préserver, autant que possible, les ressources du monde qu’ils leur laissent. Voilà comment ils voient un pays, ces naïfs : une succession de générations où celle qui se trouve dans la force de l’âge élève les plus jeunes et s’occupe des plus vieux, en attendant de devenir vieille à son tour. Ce qui est la définition même, non pas d’un pays, mais de l’espèce humaine : prendre soin, chacun à son tour, du bien reçu, pour le transmettre ; en échange, pouvoir se reposer. Maintenir en d’autres termes les choses à l’équilibre.

C’est quand même fou d’être aussi peu rationnel, s’étonnent ceux qui nous gouvernent, et par rationnel ils entendent comptable. C’est quand même fou de souhaiter le repos pour ses parents alors qu’ils pourraient produire des bénéfices, se stupéfient-ils ; d’imaginer qu’il est important de prendre du temps, alors que le temps c’est de l’argent, s’estomaquent-ils ; de croire que la nature doit être préservée, alors qu’on n’a pas fini de lui prendre ce qu’elle a dans le ventre, la garce ! finissent-ils par s’exclamer, rouges de colère. Les gens sont hallucinants, quand même ! ils veulent des forêts, des oiseaux et des rivières, ils veulent du temps libre, des fleurs pour le docteur et des repas de famille. Alors qu’ils pourraient dégager des profits ! Envoyez la Brav-M sur ces imbéciles ! Et boum, on se prend la Brav-M. ***

Peut-être les gens sont-ils trop enfermés dans une vision du monde – une cosmologie – fondée depuis la nuit des temps sur le cycle : celui des saisons et celui des étoiles, celui des naissances et des morts, des fleurs et des cendres. A leur décharge, toutes les civilisations en-dehors de la nôtre (si tant est qu’elle en soit une) se sont fondées sur de telles visions. « Ma conviction, dit Socrate, c’est en premier lieu, que, si la terre est au centre du monde et avec la forme d’une sphère, elle n’a besoin, pour ne pas tomber, ni de l’air, ni d’aucune autre semblable résistance ; mais il y a assez pour la maintenir, de la similitude, en tous les sens, du monde avec lui-même ». Le lien de parenté, qui implique avant tout de s’occuper des anciens et de nourrir les plus jeunes, est au fondement de l’anthropologie. Les études préhistoriques ont mis en évidence, partout où l’archéologie a pu mettre au jour des vestiges, le culte double de la terre et du soleil, c’est à dire du cycle des saisons et des jours. C’est peut-être pour ces raisons que les gens exigent que les vieux ne se tuent pas à la tâche, ou que l’eau appartienne à tout le monde.

C’est dire, donc, que le différend est d’ordre imaginaire – non pas imaginaire au sens d’irréel, mais au sens, quasi inverse, de cette faculté humaine de se représenter le réel, de lui bâtir un sens, de l’inscrire dans un ensemble de représentations cohérentes qui forment un récit. Celui de ceux qui nous gouvernent est un récit comptable ; le nôtre ne l’est pas.

Au lieu des contes, ils ont leurs comptes. Mais quelle est la seule histoire que la balance excédentaire peut raconter ? Celle du pillage et de l’invasion, celle de la conquête violente. Nous ne sommes pas dupes : il se passe sur notre sol ce qui s’est déjà passé sur le sol d’autres gens, dans d’autres contrées, à l’instigation des mêmes qui nous gouvernent : pillage et conversion forcée des terres à des usages extractivistes – excédentaires – répression de mouvements réclamant des droits tels que le repos, l’égalité, la vie digne. Notre résistance n’est que la suite d’autres résistances, toujours à recommencer.

Car l’excédent de la balance ne se trouve pas sous le pied d’un cheval : il faut le prendre de force. C’est pourquoi dissoudre la Brav-M ne peut pas être à l’ordre du jour : il faut mener la guerre, et en premier lieu, la guerre contre les gens, adeptes de l’équilibre et non de la croissance. Voilà qui explique la vision paradisiaque de l’eschatologie comptable : un monde entièrement machinal, c’est-à-dire où les humains ne sont appréciables que dans la mesure où ils effectuent des tâches productives. Évidemment que les vieux, comme les malades, comme les enfants, comme les fous, sont de trop dans ce monde-là.***

A cet imaginaire, nous les gens opposons un récit autre, qui court à travers les siècles et les continents. Et ce qui est intéressant, c’est ce que ce récit multiple met en scène : il y a toujours, dans nos histoires, le personnage sans âge, qui connaît le cycle du monde. C’est Merlin, depuis le VIe siècle : prophète et homme des bois, il connaît le passé et l’avenir, vit dans les forêts, chevauche le cerf et entend la langue des oiseaux. C’est lui qui fait les rois légitimes, au premier rang desquels le célèbre Arthur ; c’est lui aussi qui dit, dans ses Prophéties, genre de best-seller multi-plumes du Moyen-Âge : « Les temples seront ornés de dorures, mais les épées combattront toujours […] Les hommes, se détournant des cieux, baisseront les yeux vers la terre. Les étoiles les abandonneront et ne suivront plus leur course habituelle. La colère des astres entraînera la perte des moissons et la sècheresse, car l’eau du ciel ne tombera plus. »

C’est son descendant spirituel, Yoda, vivant depuis 800 ans dans la boue luxuriante d’un marécage de la planète Dagobah, qui seul connaît le moyen de se servir bénéfiquement de la Force, et qui dit au jeune Padawan Luke, dès les premières minutes de leur dialogue : « Personne par la guerre ne devient grand. » Ou encore sa version animale (quoiqu’il affirme ne pas être un babouin), Rafiki, le sage singe du baobab dans Le Roi Lion de Disney : présent à la naissance de chaque génération royale, il permet la transmission de la couronne des lions et contribue à défaire l’usurpateur du pouvoir, sauvant le royaume de la sécheresse et de la famine. Rafiki qui déclare, sentencieux : « Regarde au-delà de ce que tu vois ».

Ou alors, aussi bien, car nos contes vont gaîment de Disney à Euripide, Tirésias : le devin de la cité de Thèbes a été doté par Zeus d’une vie de sept générations. C’est lui qui affirme la légitimité de Dionysos comme divinité tutélaire de la ville, alors que le prince Penthée s’en défie. Dionysos se vengera de cette défiance en rendant les femmes de la ville violentes et furieuses, et Penthée se fait arracher la tête dans la forêt. Pourtant Tirésias l’avait averti : « crois-moi, Penthée ! ne pense pas que la puissance seule domine les hommes ; ou, si tu penses ainsi, et c’est là une vaine pensée, ne te crois pas sage. »

Il y a encore, loin dans notre mémoire, les femmes Volves cousines nordiques des Moires grecques, que l’historien Tacite décrit comme des femmes âgées, vêtues de blanc : ces magiciennes aux qualités prophétiques et chamaniques que consultaient les peuples au nord de l’Elbe et du Danube, pour savoir s’il fallait ou non mener bataille. Elles sont appelées Nornes, les tisseuses, dans les textes anciens scandinaves, et gravent dans l’arbre du cosmos le destin de chaque enfant à naître : « les filles / Savantes en toutes choses, […] Elles ont fait les lois / Elles ont fixé les vies / aux fils des temps / elles énoncent le destin. »

Ainsi est peuplé notre monde : d’êtres à mi-chemin entre la nature sauvage et la science absolue, entre l’éternité et la naissance, dont les mots donnent sens à nos actions et les inscrivent dans des cycles. Voilà à quoi ceux qui nous gouvernent opposent leur vision comptable. Autant dire qu’ils ne convainquent personne : le bénéfice net a bien peu pour séduire, en face d’un récit regroupant le monde et le mystère du temps, le rythme des vies et celui des chansons qui les racontent. Nos contes proposent autre chose que le monde vide : un monde de générations : ce même mot qui relie la naissance (engendrement) à la terre (genèse, germination) – et puis, tout bonnement, aux gens, c’est à dire à nous ; et tout cela, m’apprend le dictionnaire, vient d’une même racine indo-européenne, -gen, qui signifie « porter », et qui a aussi donné le mot génie, c’est à dire imaginaire. Les gens, la naissance et la mort, la terre, l’idée. Rien de plus, rien de moins. Toutes les histoires du monde en somme.***

C’est comme ça qu’ils arrivent à regrouper plus de 80% des gens contre leur projet : parce que nous autres les gens, nous croyons aux histoires de génération, de genèse, de génie, pas aux tristes chiffres.

Ils ne savent pas que nos récits construisent le monde ; ils n’y voient que des contes et ont oublié que ce sont les contes qui nous civilisent. C’est dommage pour eux, d’ailleurs : s’ils savaient les écouter, ils y verraient le lien indissociable entre l’âge et la sagesse, entre la nature et le savoir. Ils pourraient peut-être alors subodorer que leur logique comptable se goure complètement. C’est l’antidote à leur guerre que les contes suggèrent : elle n’advient que lorsque est bafouée l’autorité des sages, anciens voire ancestraux, situés sur la limite entre humain et sauvage, entre cité et divin. Ils ne sont pas capables d’y lire les avertissements qu’ils contiennent : passer outre la sagesse, violer la nature, amène le chaos politique ; ne pas respecter le savoir et le temps engage à n’avoir de pouvoir qu’illégitime.

C’est ainsi que, vides d’imaginaire qu’ils sont, ils ne pensent qu’avec les quads et les bombes, la surveillance de chacun et les interpellations massives, tout le dispositif qui va de la fiche au flingue et dont ceux qui nous gouvernent revendiquent perpétuellement le monopole – ayant oublié que ce monopole se fonde sur une légitimité qu’ils n’ont pas.

Légitimité ; voilà que le dictionnaire m’indique à nouveau une piste. Lex vient de legere, qui signifie lire à voix haute, et en indo-européen, leg-, cueillir. Chez Homère, le mot est employé dans le sens de raconter – ce qui a donné le mot légende. La légitimité, en son sens politique – qui permet le nouveau mot, lex, loi – est donc le partage, en public, d’un récit (un recueil) admis par tous les auditeurs. Voilà ce qui fonde en dernière analyse la loi et la légitimité : une croyance commune en la véracité d’un récit. Autant dire que ceux qui nous gouvernent ne peuvent pas y prétendre.

Désolées, gouvernants : Rafiki, Yoda et les Moires sont avec nous, et votre récit n’est cru par personne. La force de la loi, au sens noble de ce qui nous guide collectivement parce que nous y ajoutons foi collectivement, est de notre côté. Désolées, gouvernants : vous pouvez toujours nous envoyer vos robots, vous risquez de n’avoir que d’avantage de fil à retordre, le temps passant : car Merlin, Tiresias et les Volves vous survivront – vous qui avez oublié que vous êtes, vous aussi, de simples mortels.

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