De l’interdiction des rassemblements à la nasse, cinq leviers de répression du mouvement social

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Maïa Courtois

Amendes forfaitaires pour cause de rassemblements interdits en dernière minute, interpellations « préventives », nasses contestables dans leur légalité… Face à la mobilisation massive contre la réforme des retraites, un arsenal d’outils, certains inédits et d’autres bien rôdés, ont été utilisés par les forces de l’ordre et les procureurs pour limiter les rassemblements ou verbaliser des manifestants. Décryptage. 

En complément des journées intersyndicales comme celle de ce jeudi, les manifestations spontanées contre la réforme des retraites se multiplient, chaque soir, dans les grandes villes de France. « Être dans une manifestation non déclarée est un délit, mérite une interpellation » : le ton du gouvernement est donné, le 21 mars, par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin. Sauf que cette déclaration est fausse.

« C’est inadmissible de dire ça, aucune loi ne l’interdit. Il s’agit d’un principe qui remonte à la Révolution française », réagit Nathalie Tehio, avocate et membre du bureau national de la Ligue des droits de l’Homme. Ce principe, c’est la liberté de réunion, que l’État se doit de protéger. La Cour de cassation, plus haute juridiction française, considère bien que rien « n’incrimine le seul fait de participer à une manifestation non déclarée » (arrêt du 14 juin 2022).

Ceux qui sont dans l’illégalité, en revanche, sont les organisateurs d’une manifestation non-déclarée. La règle est en effet de déclarer un rassemblement « pour laisser la possibilité à l’État de déployer les moyens suffisants pour protéger les manifestants », explique Nathalie Tehio. « Ce n’est pas ce qu’on voit en France… Mais c’est ce qui devrait être fait en démocratie »

« En démocratie, on tolère les rassemblements spontanés, même si la règle est de les déclarer. Or, les gens font la confusion, car les pouvoirs publics jouent sur des éléments de langage », résume l’avocate en droit public Marion Ogier. De fait, nombre de citoyens doutaient, et doutent davantage encore, de leur droit à se rendre à une manifestation spontanées. « La parole gouvernementale a un impact », rappelle Nathalie Tehio.

Interdictions des rassemblements et amendes

Une pratique inédite de la préfecture de police de Paris s’inscrit cependant dans la continuité du discours de l’Intérieur. Elle a cours depuis le lendemain du 17 mars, soir de rassemblement place de la Concorde à Paris après l’usage du 49-3. Depuis lors, jour après jour, la préfecture de police a produit un arrêté interdisant les rassemblements non déclarés. « Cela consistait, chaque jour, à prendre un arrêté ayant vocation à s’appliquer de 17h à 3h du matin. Certains parlent d’”arrêtés jetables” », explique Marion Ogier.

Conséquence : de nombreux manifestants ont écopé d’amendes forfaitaires de 135 euros. Sans comprendre ce qui leur arrivait. Et pour cause : la préfecture de police de Paris a fait preuve de manquements concernant la publicité des arrêtés. Ce derniers ont été souvent publiés après leur entrée en vigueur de 17h. Certains paraissaient « à 18h, 19h, voire une fois, à minuit passé », raconte Marion Ogier.

Leur lieu de publication variait. Au lieu d’être publiés sur le site dédié habituel de la préfecture, ils étaient parfois seulement affichés aux portes de la préfecture ; parfois mis en ligne dans le recueil des actes administratifs du département de Paris : « on avait encore jamais vu ça là », soupire Natalie Tehio.

De quoi brouiller les pistes, et empêcher la bonne information des citoyens sur les risques encourus. « La préfecture a pris ces arrêtés en catimini », résume Marion Ogier. L’avocate, aux côtés d’autres confrères, a obtenu deux victoires successives au tribunal administratif contre cette pratique. Le 1er avril, le TA a suspendu un arrêté, jugé irrégulier sur le fond, suite à une procédure menée par Solidaires, le Syndicat de la Magistrature, la LDH et le Syndicat des Avocats. Le 4 avril ensuite, le TA a estimé que la publication tardive des arrêtés a « porté une atteinte grave et manifestement illégale au droit au recours effectif » contre ces derniers. 

Interpellations « préventives »

Reste que d’autres outils, plus anciens et rodés, ont été mis en oeuvre. C’est le cas des interpellations au nom du « délit de participation à un groupement en vue de commettre des dégradations et des violences », né avec la loi du 2 mars 2010 portée par Christian Estrosi, actuel maire de Nice. Celles-ci sont surnommées « interpellations préventives » par les observateurs critiques.

De fait, « pour interpeller, il faut un délit flagrant. Mais avec cette infraction reine, il suffit qu’il y ait des violences commises quelque part, à deux rues, pour que les policiers considèrent que vous êtes venus pour y participer. Alors qu’il ne s’est encore rien passé », expose Nathalie Tehio. Les interpellations sont suivies de gardes-à-vues. Celles-ci aboutissent la plupart du temps à un classement sans suite, faute de preuve.

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En attendant, « la garde-à-vue reste une procédure pénale, une privation de liberté. Ce délit organise des arrestations arbitraires…. Il est utilisé dès lors que le pouvoir est aux abois et cherche à casser la mobilisation », analyse Nathalie Tehio. À l’issue du premier soir à la Concorde, par exemple, 292 personnes ont été interpellées. Seules neuf ont été déférées devant la justice et écopé des plus basses sanctions possibles, relève Mediapart.

Les nasses organisées par les forces de l’ordre permettent un grand nombre de ces interpellations. « On a vu des nasses qui ne correspondaient à rien, pas même à ce qui est prévu par le schéma national de maintien de l’ordre », fustige Nathalie Tehio. « On a utilisé le principe de la nasse pour punir de manifester ». Surtout, « le problème d’une nasse, c’est que vous attrapez n’importe qui », rappelle la responsable de la LDH. Un exemple parmi d’autres : deux mineurs Autrichiens en voyage scolaire ont été interpellés le premier soir de la Concorde, obligeant l’ambassade d’Autriche à intervenir pour leur libération.

Contrôles d’identité « systémiques »

Ultime signe de zèle, une circulaire spécifique aux manifestations retraites a été envoyée le 18 mars aux procureurs, par le ministre de la Justice Éric Dupond Moretti. « Les procureurs de la République veilleront à se rapprocher de l’autorité préfectorale – au besoin en participant à des réunions d’articulation – », commence celle-ci. Les procureurs sont invités à donner leur feu vert à « des réquisitions aux fins de contrôle d’identité, de visite de véhicules, d’inspection visuelle et de fouille de bagages », pour rechercher des infractions« susceptibles d’être commises » en marge des manifestations.

Une piqûre de rappel qui en dit long. « Cela veut bien dire : utilisez ces leviers, et interpellez », dénonce Nathalie Tehio. « Alors qu’en soi, ces contrôles systémiques sont déjà attentatoires aux libertés. On a le droit de manifester sans avoir à donner son identité ! » En outre, le logiciel NEO est déployé depuis 2016 pour être utilisée par les forces de l’ordre. Ce logiciel permet la consultation, à distance, des fichiers de police correspondant à la pièce d’identité photographiée. « Tout cela constitue beaucoup de dérives en matière de surveillance globale de la population. Et plus spécifiquement des contestataires. Pour les citoyens, c’est inquiétant », conclut la responsable de la LDH.

https://rapportsdeforce.fr/pas-de-cote/de-linterdiction-des-rassemblements-a-la-nasse-cinq-leviers-de-repression-du-mouvement-social-040517590

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