Au Théâtre National de Strasbourg, l’Odyssée d’Assange

Denis Robert

La scène du TNS de Strasbourg était le 24 janvier le théâtre d’une large conférence -spectacle baptisée Odysséa autour de Julian Assange, alors que son extradition du Royaume Uni vers les USA peut intervenir à tout moment. Une douzaine de personnalités, avocats, philosophes, médecins, amis, journalistes sont intervenus en soutien face à un public nombreux et motivé. Blast, en plus, d’une vidéo va publier plusieurs de ces témoignages. Voici le premier « Julian, ange déchu et révolté » par Denis Robert.

De quoi Assange est-il le nom ? C’est la question qui m’a été posée par les initiatrices de cette Odyssea. Il est, à mes yeux attristés et inquiets, le nom de la plus grande injustice faite à un homme en ce millénaire naissant. Nous ne sommes pas ici pour comparer les degrés de douleur et d’abjection. Bien sûr la Russie et Poutine éliminent des journalistes. Bien sûr les mollahs de Téhéran sont des assassins. Bien sûr Xi Jinping est un censeur de la pire espèce. Mais les USA de Clinton, Obama, Trump et Biden avec la complicité, j’allais dire l’asservissement des gouvernements anglais, français, européens… Boris Johnson, Emmanuel Macron et les autres… n’ont aucune leçon à donner en matière de liberté d’expression et de démocratie.

Assange est aujourd’hui le nom d’une tache indélébile sur une bannière étoilée. L’histoire retiendra ce qui n’est plus une légende ni une fake news : un homme, un jeune australien idéaliste, doué en informatique, assoiffé de justice et d’équité, s’est levé un jour et a révélé au monde les manipulations, les dérives et les crimes de la Maison blanche, de l’armée et des services secrets américains. Et pour cela, il a été et il est poursuivi, calomnié, enfermé, torturé, martyrisé. Depuis treize années.

Julian Assange porte en lui plusieurs combats, des vérités et une victoire. A nous aujourd’hui et demain d’en être digne et de porter sa voix au-delà de ses prisons et de ses enfermements successifs. A nous, journalistes, écrivains, philosophes, politiques, avocats, artistes, citoyens d’insister, de ne rien lâcher et de perpétuer ses valeurs, sa résistance, son indépendance, sa liberté et son esprit.

De quoi Julian Assange est-il le nom ? Il est celui qui a révélé. Il porte ainsi le nom d’une révélation et d’une lumière dans un tunnel sombre. Il a montré au monde que plus jamais les puissants, qu’ils soient multimilliardaires, parrain d’une mafia, chef d’une organisation criminelle, d’une secte, d’une armée ou d’un service secret, ministres ou présidents ne pourront être sûrs de maintenir caché le secret de leur forfaiture. La révolution numérique n’a pas produit que des Powerpoint ou des réseaux sociaux, des algorithmes impénétrables, ni l’archivage hermétique des secrets bancaires ou militaires. Là est le piège ultime. Plus rien n’est hermétque et impénétrable.

Julian Assange, grâce au courage et à la soudaine lucidité de Chelsea Manning a montré au monde et à Hillary Clinton – qui lui en veut tant pour cela- que des systèmes réputés inviolables peuvent toujours succomber face au courage d’hommes ou de femmes déterminés : celui ou celle qui donne des informations et celui ou celle qui les révèle.

Si vous m’avez demandé d’être avec vous sur cette scène ce soir – quel bel endroit pour une rencontre- ce n’est pas que le fruit d’un hasard ou la seule possession d’une carte de presse. Entre Julian Assange et moi, un lien ténu et invisible existe. Wikileaks, 2006. Clearstream, 2001. Voici vingt-deux années aujourd’hui, j’ai traversé le miroir du secret bancaire et forcé le verrou médiatique. Grâce à un insider, j’ai pu révéler au monde qu’une multinationale basée à Luxembourg -avec la complicité, de banquiers, de gestionnaires de fonds, de ministres des finances, la servitude de magistrats, de hauts fonctionnaires européens et la bénédiction de têtes couronnées, de mafieux et d’oligarques- servaient à blanchir et à planquer des milliards de valeurs qui filaient entre autres vers des paradis fiscaux. Échappant ainsi aux services fiscaux ou judiciaires.

On ne m’a pas enfermé, même si certains en rêvaient, mais on m’a sali et poursuivi judiciairement dans plusieurs pays pour étouffer les vérités que nous portions. Dix ans de batailles judiciaires que, grâce à un soutien populaire, de bons avocats et de bons amis, j’ai fini par gagner. « Enquête sérieuse, de bonne foi servant l’intérêt général » a définitivement tranché la Cour de Cassation française. Cette décision me permet de dire aujourd’hui, sans risque d’être contredit, que oui cette multinationale était un formidable et très utile outil de dissimulation pour les criminels en col blanc. Et que son coffre-fort et ses comptes cachés n’étaient pas inviolables. Ajouter aussi que même l’effacement de traces informatiques laisse des traces. Le piège est infernal pour ceux qui trichent. Tellement de gens, de magistrats, de députés européens, de journalistes ont courbé l’échine, se sont couchés ou ont regardé ailleurs. Ils continuent aujourd’hui, avec le monde de la finance comme avec Wikileaks, à adopter ces positions et ce renoncement. Regarder ailleurs, ne pas heurter les puissants, faire acte de génuflexion face à la puissance américaine.

Ernest Backes, mon Chelsea Manning à moi, est mort la semaine dernière à Luxembourg. J’en profite pour lui rendre hommage. Il n’a pas courbé l’échine. Sans lui, il n’y aurait pas eu d’affaire Clearstream, ni de révélations. Merci Ernest.

L’histoire de Julian Assange et de Wikileaks montre que plus jamais les escrocs, les fraudeurs, les mafieux, les espions ripoux ou les criminels ne pourront dormir tranquille. Car l’informatique et les leaks sont et seront toujours la prison mentale des corrupteurs et des corrompus et leur part de doute. Ils peuvent craindre ce moment si particulier où un homme se lève, prend le risque de mettre en danger sa vie ou son confort pour dire au monde une saloperie. Une ignominie. Un crime. Un massacre de masse.

Plus personne, même Jeff Bezos, Même Carlos Slim, même Bernard Arnault ou Patrick Drahi, même Joe Biden, Xi Jingpin, Vladimir Poutine ou Emmanuel Macron ne peut et ne pourra se dire qu’il est l’abri de tout grâce à ses dollars ou à son statut.

Et ça, on le doit d’abord à Julian Assange.

En 2006 en Somalie, en 2007 au Kenya, en 2008 en Suisse, en 2009 en Belgique ou en Islande, partout Wikileaks a dénoncé et documenté des assassinats, des détournements de fonds, des faits de corruption. Jusqu’à la révélation de 2015 montrant que trois présidents français avaient été écoutés par la NSA ou la publication des Macronleaks de 2017 qui illustraient la compromission des supporters d’Emmanuel Macron avec les milieux d’affaires lors de sa campagne triomphante le menant à l’Elysée.

Mais c’est en 2010 quand Wikileaks a révélé les agissements des militaires américains en Afghanistan, puis publié une vidéo montrant des civils, dont deux photographes de Reuters, tués par un hélicoptère Apache à Bagdad, que les évènements se sont précipités et ont assombri l’avenir de Julian. Surtout à partir d’octobre quand Wikileaks a révélé des milliers de documents secrets sur les crimes de guerre américains en Irak – 66 000 civils morts sous les bombes et les missiles US- puis les mensonges éhontés de la diplomatie américaine dirigée par Hillary Clinton, cherchant à les couvrir. Dès cet instant, Julian Assange est devenu – comme Edward Snowden plus tard- l’ennemi à abattre. L’homme violé et en aucun cas violeur.

Enfermé de 2012 à 2019 dans la minuscule ambassade d’Équateur à Londres, il finira par être arrêté et incarcéré par la police et la justice anglaise dans un sale état. Julian est dans un sale état, mais la justice anglaise aussi. Trois ans plus tard, il est sur le point d’être extradé chez son pire ennemi, si la pression n’est pas plus forte. Nous sommes dans ce théâtre pour ça et pour lui. Julian Assange est le premier journaliste et prisonnier politique du monde. Telle est sa double identité.

Nous sommes ici réunis pour agréger nos colères et fédérer nos acuités contre cette chape de silence, de duperie, de real politique et d’indifférence qui nous emprisonne et nous enferme. Nous, ses amis lointains, ses complices de l’ombre. Nous somems tous ici surtout pour lui. Julian, ange déchu de la planète Terre. Premier de cordée dans cette révolte contre l’ordre établi et le mensonge généralisé. « Le seul fait de dire la vérité est un acte révolutionnaire » pronostiquait Georges Orwell en 1949.

En 2023, le 24 janvier, le dernier et l’ultime mot qui vient à l’esprit quand je pense à Julian Assange est celui de vérité. Merci Julian et tiens bon.

Dossier /
Assange Odysseia

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