INFO BLAST : Deux canards chez les poulets

Justice Médias

C’est une déflagration. Les deux patrons de l’hebdomadaire satirique ont passé en début de mois une journée dans les locaux de la police judiciaire à Paris : Michel Gaillard et Nicolas Brimo ont été entendus sur procès-verbal le 8 décembre. Le président et le directeur de la publication ont dû répondre aux questions des enquêteurs sur des soupçons d’emploi fictif.

« Ils ne sont pas là, ils sont allés rencontrer les dirigeants de Sud-Ouest »… Il y a deux semaines, voilà en substance le message délivré à ceux qui, dans les bureaux de la rue Saint-Honoré, s’étonnaient de l’absence deux jours de suite de Michel Gaillard et Nicolas Brimo. Officiellement, les deux têtes de l’hebdo monument de la presse française étaient en voyage d’étude : deux journées « de formation » pour se pencher sur le site Internet du quotidien de Bordeaux – et, selon cette explication, répondre aux attentes d’une partie de la rédaction, qui depuis des mois invite la direction à se préoccuper du chantier du numérique. Une fable…

Michel et Nico en « voyage d’étude »… à la PJ

L’information a été confirmée à Blast, en fait de voyage d’étude, le président des Editions Maréchal Le Canard enchaîné (la société éditrice du titre) et son directeur de la publication n’ont pas été bien loin. Les deux journalistes sont restés à Paris pour honorer… une convocation de la police : le jeudi 8 décembre dernier, Brimo et Gaillard étaient en réalité entendus dans les locaux de la rue du Bastion (dans le 17ème arrondissement) de la brigade financière de la PJ de Paris.

Vue de la façade des locaux du journal, rue Sainte-Honoré à Paris. Les 8 et 9 décembre, le duo qui le dirige est absent… Image Google maps.

Pour saisir la nature de ce singulier rendez-vous, il faut revenir sur la crise qui secoue depuis des mois le Canard. Au printemps dernier, une enquête préliminaire a été ouverte par le procureur de Paris sur des soupçons d’emploi fictif. Tout a démarré quelques semaines plus tôt quand le journaliste Christophe Nobili a découvert dans le lot des titulaires des cartes de presse une… inconnue. L’une d’elles était destinée à d’une certaine Edith Vanderdaele.

La… carte mystère

Journaliste capé (notamment cosignataire des révélations sur… l’emploi fictif de Pénélope Fillon, fatales aux ambitions présidentielles de son époux en 2017), Christophe Nobili exerce depuis une quinzaine d’années au Canard. Il n’avait jamais croisé cette mystérieuse « consœur », seulement entendu parler (vaguement) de sa carte de presse, comme quelques autres. Une fois par an, les rédactions reçoivent de la commission chargée de les délivrer celles de la nouvelle année. Au Canard, les secrétaires qui les distribuent à leurs titulaires connaissaient donc son existence : « Oui, quelques-uns étaient au courant, confie une source interne à Blast, mais on pensait que c’était une carte prétexte, par exemple pour rentrer gratos dans les musées… Personne n’imaginait autre chose derrière, un CDI avec des primes de fin d’année et des participations comme un journaliste salarié confirmé, des salaires jusqu’à 5 000 euros, une prime de départ de 50 00 euros pour quelqu’un qui n’a jamais travaillé… ».

L’édition du 1er février 2017 consacrée à l’affaire Fillon. Le dernier grand scoop en date du Canard. Image Le Canard enchaîné.

Nobili, qui est salarié, actionnaire du journal et délégué syndical, va progressivement faire plusieurs découvertes. Cette consœur fantôme est restée salariée du journal centenaire pendant une double décennie, jusqu’en 2019. Plus de 3 millions d’euros, charges comprises, sont sortis des caisses pour la rémunérer, sur 24 années. Edith Vanderdaele a empoché un total de 1,5 million (jusqu’à plus de 70 000 brut par an). Dans les archives du Canard, rien ne justifie pourtant ce traitement : aucun papier, aucun sujet, aucun dessin portant sa signature…

Cette journaliste invisible a également bénéficié d’une prime de départ à la retraite : un peu plus de 50 000 euros, selon nos informations. Et l’hebdo a continué après 2019 de lui payer des piges (en 2020, 2021 et 2022), toujours sans qu’aucune production à son nom ne figure au chemin de fer du journal, alors qu’elle touchait ses droits à la retraite, dont celle complémentaire du Canard. Un traitement de faveur – « à des tarifs plus élevés que certains qui bossent », note un pigiste sollicité par nos soins – qui a choqué en interne, comme Blast l’a déjà raconté

Un Canard… en Corée

La journaliste Edith Vanderdaele est la compagne d’André Escaro. Figure du Canard, ce dessinateur y a travaillé pendant près de cinq décennies, de 1949 à 1996. Après son départ à la retraite, l’hebdo a continué de publier ses dessins en page 2, dans la fameuse « mare au canard » – ces confidentiels à travers lesquels la rédaction épingle les turpitudes et petites mesquineries du monde politique, du milieu économique et des cercles de pouvoir. Escaro était par ailleurs un des trois administrateurs historiques du journal jusqu’à l’été dernier. Il a soudainement démissionné le 22 juin 2022. Sans explications.

« Au Canard, c’est un peu comme en Corée du nord, sourit de dépit un rédacteur. Ils n’ont donné aucune raison, c’était lunaire : Escaro est une figure du journal, il a bossé 60 ans (70 en réalité, ndlr) et on l’efface du jour au lendemain ! »

En 1979, l’hebdo satirique donne le là à toute la presse française avec l’affaire des diamants de Bokassa (et de Giscard). Ici à la télévision avec Roger Gicquel, sur TF1. Image Public Sénat.

Christophe Nobili s’était étonné de ses découvertes auprès de la direction du Canard enchaîné fin 2021. Mais il avait jugé les réponses reçues peu satisfaisantes, au point de saisir la justice : en mai 2022, il avait porté plainte contre X en tant que salarié, actionnaire et lanceur d’alerte, pour « abus de biens sociaux » et « recel ». Un tremblement de terre dans une rédaction habituée à dénoncer les casseroles des autres.

La direction avait publiquement réagi à la fin de l’été, publiant à la une de l’édition du mercredi 31 août un texte dans lequel elle expliquait qu’Edith Vanderdaele était l’assistante de son compagnon/dessinateur. Elle lui aurait prémâché son travail, notamment de documentation et de veille de l’actualité. Selon cette version, les dessins d’Escaro étaient une sorte d’œuvre duale. Les auteurs de ce texte du « comité d’administration » (une instance inconnue…) concédaient tout juste quelques « acrobaties ». En plus du duo Gaillard/Brimo, il avait également été signé par les journalistes Hervé Liffran et Odile Benyahia Kouider (qui ont remplacé André Escaro comme administrateurs) et par les rédacteurs en chef Erik Emptaz et Jean-François Julliard.

« La réalité dépasse la fiction », le texte de la direction publié au bas de la une de l’édition du 31 août 2022. Où on apprend qu’André Escaro a fourni… 8 000 dessins gratos pendant 26 ans. Image Le Canard enchaîné.

Loin de calmer les esprits, ce plaidoyer a entraîné en réponse la diffusion d’un communiqué cinglant d’une quinzaine de collaborateurs et salariés, pour rappeler une évidence : « le droit social français ne prévoit pas de rémunérer un salarié à la place d’un autre ». « C’est dingue, confie rétrospectivement à Blast un employé, ils assurent qu’elle (Edith Vanderdaele, ndrl) travaillait bien sans aucune preuve : ils n’ont pas pu sortir un texto, pas le moindre mail, rien… Et ils balancent ça comme ça, notamment les rédac’chef alors qu’ils ne la connaissaient même pas ! Là, on ment à nos lecteurs ».

Si c’est le cas, c’est aussi valable pour la justice.

Extraits du communiqué d’une partie des salariés en réponse au texte de la direction paru dans le journal du 31 aout 2022. Document Blast.


Du Canard chez les poulets

Depuis les premiers développements de l’enquête préliminaire (et ses échos dans la presse), la rédaction et les équipes du Canard vivent dans une sorte de paix armée – et de non-dit, chacun faisant comme si rien ne s’était passé. Depuis cet été, une grosse vingtaine de salariés ont été entendus. La suite dépend désormais de la décision du parquet, une fois l’enquête préliminaire close (début 2023), de poursuivre ou refermer définitivement le dossier. On est parfaitement conscient de cette responsabilité côté justice, où le procureur suit de près ce dossier jugé éminemment sensible.

Initialement, Brimo (également directeur général délégué) et Gaillard devaient être entendus en octobre. Le rendez-vous a été retardé du fait de petits soucis de santé de l’un des deux. D’après nos informations, la convocation du 8 décembre – dans sa forme – est une réponse à ce qui semble avoir été pris par les enquêteurs comme une façon de… traîner les pieds. Ils avaient en effet demandé à la direction du journal la communication de plusieurs éléments et documents (fiches de salaires, montages financiers, dossiers fiscaux…), mais ceux mis initialement à leur disposition ont été jugés très insuffisants. Face à ce manque de coopération, selon une source, une perquisition a été sérieusement envisagée, pour saisir du matériel informatique et des disques durs. Une telle intervention dans le saint du saint du journalisme made in France – qu’à une autre époque, sous Pompidou, des plombiers de la DST (alors en charge du contre-espionnage) visitaient nocturnement – aurait été du plus mauvais effet. Le monde à l’envers…

Le 5 décembre 1973, le Canard épingle à la une le ministre de l’Intérieur : « Oh ! Marcellin, quelle Watergaffe ! ». Un épisode qui a fait sa légende. Pour la petite histoire, c’est… André Escaro qui était tombé sur les fameux plombiers envoyés par la DST. Image Canard enchaîné.

Visiblement, l’ordre a été donné d’arrondir un peu les angles. Des coursiers ont fait la navette entre les bureaux du journal et ceux de la financière et le Canard enchaîné a pu s’éviter pareil spectacle – celui d’une descente infamante. Et sa direction a donc été convoquée au « Bastion ». Voilà comment et pourquoi le duo Brimo/Gaillard est parti « en étude », pour une audition sur procès-verbal dans les locaux de la police. En août, le couple Escaro, entendu à proximité de son château du XVIème de La Ventrouze en Normandie, dans l’Orne – il possède par ailleurs une maison d’hôte en Provence (1) -, avait déjà bénéficié d’une petite faveur, accordée celle-là au nom du grand âge du dessinateur (94 ans).

Conflit de Canard

Au-delà des suites de la procédure en cours, cette affaire révèle au grand jour le schisme générationnel qui existe au Canard entre « nouveaux » et « anciens ». Depuis la fin 2021, une section syndicale SNJ-CGT a été créée (Christophe Nobili en est le délégué). Elle rassemble aujourd’hui 22 salariés et collaborateurs. Une bonne part des « nouveaux » – a priori appelés à écrire le futur du journal – la compose. La direction, tenue par des vieux soldats qui administrent l’entreprise sous un mode paternaliste et opaque, avait très mal pris l’annonce de sa création, un acte comme l’avait raconté Le Monde contraire selon elle à la tradition maison – sous-entendue confraternelle. 

A l’époque, vu de l’extérieur, on n’avait pas forcément saisi ce qui se jouait au sein du journal. On en comprend mieux la portée aujourd’hui : il s’agit de la maîtrise du trésor du palmipède et de son utilisation. Il semble que le petit groupe qui tient toujours les rênes et les finances se réserve des avantages sans beaucoup de transparence. Notamment sur les fameuses primes de départ à la retraite, très généreuses pour certains et semble-t-il distribuées sans aucune transparence. Et dont l’affaire Escaro pourrait signifier la fin – sous cette forme. Ces petits secrets à ce jour encore bien gardés risquent en effet de tomber sous les coups de boutoir de la justice. Beaucoup au Canard espèrent que l’enquête en cours permettra de connaître le montant de ces avantages, comment ils sont distribués, à qui et dans quelles conditions.

(1) Il possédait également un hôtel particulier à Paris dans le Marais, ainsi qu’un autre bien à Belle-Île-en-Mer.

Le OFF de l’enquête

Sollicité par Blast, Christophe Nobili, auteur de la plainte de mai 2022, n’a pas souhaité commenter nos informations. Son avocat, Me Pierre-Olivier Lambert, n’était pas joignable hier.

Du côté de la direction, Michel Gaillard n’a pas répondu à Blast. Nous lui avons laissé un message sur son téléphone portable, doublé d’un texto et de quelques questions. Et lui avons encore adressé les mêmes questions par mail, sans réponse.

En revanche, nous avons réussi à joindre Nicolas Brimo vendredi soir au téléphone, mais il n’a pas voulu confirmer nos informations, ni les commenter. « C’est curieux, votre démarche ! », a-t-il réagi. Elles le concernent pourtant directement. En revanche, le directeur de la publication du Canard a pris le temps de nous délivrer une longue leçon de déontologie pendant… 7’58 longues minutes. Il nous a reproché d’avoir publié un texte du dessinateur Yan Lindingre, collaborateur de l’hebdomadaire du mercredi depuis 8 ans, qui racontait à la première personne sa vie de « pigiste le plus maltraité du Canard ». 

« Nous aurions pu vous envoyer un droit de réponse ou engager une plainte pour diffamation ! », a tancé Nicolas Brimo. Et d’affirmer que « presque tout est faux » dans l’article/tribune cité plus haut : « Je pourrais vous envoyer un document, une fiche de salaire qui le prouve… ».

« Ok, envoyez-la-moi ».

« Ah non, vous n’êtes pas loyal et ne respectez pas la déontologie ! »

« Attendez, vous ne pouvez pas dire “ c’est faux, j’ai un document qui le prouve ”, faire une leçon et en même temps dire “ je ne vous l’envoie pas ”… Vous savez quoi ? Vous l’envoyez, je le publie et le prends à mon compte ! »

« Votre compte perso ce n’est rien du tout : personne ne le voit ! »

« Ok dans ce cas il fallait envoyer ça, ou un droit de réponse à Blast. Nous l’aurions évidemment publié… ».

Au terme de ce dialogue de sourds, le directeur général délégué du Canard n’aura pas lâché un seul mot sur son audition. Visiblement, la transparence et le droit à l’information, c’est pour les autres mais… très peu pour lui.

Olivier-Jourdan Roulot

https://www.blast-info.fr/articles/2022/info-blast-deux-canards-chez-les-poulets-xlIwPHqfQmySSK1ZPpONXQ

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