Barracuda et poisson-lion: la Méditerranée devient une mer tropicale

Eau, rivières, océans

Barracuda et poisson-lion : la Méditerranée devient une mer tropicale

Observer un poisson-flûte, pêcher la dorade coryphène ou craindre d’attraper la gratte… en Méditerranée ! Avec le réchauffement de l’eau, la grande bleue prend des allures tropicales. Et ce n’est pas bon signe. [SÉRIE 1/4]

Vous vous apprêtez à lire le premier volet de notre enquête « Le littoral, du paradis au cauchemar climatique ». Le second sera publié demain.


Poisson-flûte noyé dans sa sauce échalote citronnée, ceviche de poisson-lion et ses patacones (bananes frites), chaudrée aux raviolis farcis de poisson-lapin… Ces recettes d’espèces exotiques ne sont pas tirées d’une publicité de quelque destination tropicale. Produites par le laboratoire Ecoseas, elles sont disponibles sur le site de l’université de Côte d’Azur pour sensibiliser le grand public aux nouvelles espèces des eaux méditerranéennes. Voire pour encourager leur consommation et lutter d’autant plus contre leur prolifération.

Sous son mignon sobriquet, le poisson-lapin est une plaie. Ce poisson originaire de la mer Rouge, qui doit son nom à sa bouche boudeuse et à sa propension à se reproduire rapidement, est une espèce invasive redoutée. « Ce petit poisson herbivore n’a l’air de rien, mais il est tellement vorace et prolifique que les bancs de poisson-lapin déciment les herbiers et les nombreuses espèces qui y vivent », nous raconte Virginie Raybaud, chercheuse en écologie marine à Ecoseas. Le poisson-lapin, une espèce « vorace ». © Patrice Francour

Observé en France pour la première fois en 2008, il n’a pas encore sévi sur les côtes hexagonales. Siganus luridus, de son nom latin, est en revanche déjà responsable d’une catastrophe écologique en Méditerranée orientale, où il ne reste en effet pas grand-chose d’autre à faire qu’à le manger : le poisson-lapin représente aujourd’hui 70 % des espèces pêchées au Liban, précise la spécialiste.

1 000 espèces exotiques

« La chair du poisson-lapin manque d’intérêt, remarque Virginie Raybaud, à la différence de celle très fine du poisson-lion. » Cette rascasse originaire de la mer rouge est également sous le radar de tous les écologues marins. Carnivore, elle est une prédatrice redoutée en Méditerranée orientale, où sa population explose depuis 2012. Autres espèces tropicales aujourd’hui observées en Méditerranée orientale, le poisson-flûte ou encore le poisson-ballon à bandes argentées. Ce cousin du fugu, genre connu pour provoquer de très graves intoxications à la tétrodotoxine, est déjà responsable d’intoxications mortelles en Méditerranée.  Un poisson-flûte. Wikimedia Commons/CC BY 2.0/Rickard Zerpe

Avec ses eaux plus chaudes, l’est méditerranéen nous tend un miroir de ce qui attend nos longitudes. Selon Virginie Raybaud, qui modélise la répartition des espèces sous l’effet du réchauffement de l’eau, ces poissons invasifs représentent un sérieux risque dans les années à venir pour le nord-ouest de la Méditerranée. Un poisson-lion. © Murat Draman

À éplucher les recherches, toutes les espèces tropicales semblent nocives. Virginie Raybaud reconnaît un biais : les travaux scientifiques sont surtout axés sur les espèces problématiques. Toutes les espèces exotiques ne sont donc pas envahissantes. Ces dernières répondent à des caractéristiques particulières — comme une grande plasticité de leur habitat et de leur régime alimentaire, ou encore une maturité sexuelle précoce. Sur près d’un millier d’espèces exotiques identifiées en Méditerranée, beaucoup ne représentent pas un danger pour les écosystèmes.

La dorade coryphène par exemple est aujourd’hui observée sur les côtes françaises. Il est difficile de savoir comment évolue cette espèce tropicale peu étudiée, si ce n’est que de plus en plus de pêcheurs affichent leur trophée sur les réseaux sociaux. « Les dorades coryphènes sont aujourd’hui observées dans le golfe du Lion, confirme Thierry Laugier, directeur de recherche au laboratoire Marbec, qui étudie la biodiversité marine des écosystèmes. Plusieurs espèces remontent des côtes nord-africaines et sont de plus en plus abondantes sur les côtes françaises, comme le barracuda. » Virginie Raybaud cite aussi la girelle paon, dont elle croise depuis peu de grands bancs au cours de ses plongées.

Réchauffement de l’eau

Avec l’augmentation de la température de l’eau de 0,4 °C en moyenne tous les dix ans, la Méditerranée devient un milieu propice au développement des espèces tropicales. Et le canal de Suez est la porte d’entrée privilégiée de tous ces organismes. Depuis son ouverture en 1869, plusieurs centaines sont venus de la mer Rouge rejoindre la Méditerranée. Elles sont même affublées du nom d’espèces lessepsiennes, de Ferdinand de Lesseps, l’ingénieur français qui fit creuser le canal.

« Les espèces de part et d’autre du canal sont très différentes, car ces milieux étaient étanches avant cette ouverture. Et si la colonisation était limitée à cause des eaux méditerranéennes plus froides, le réchauffement de l’eau favorise aujourd’hui leur installation », souligne Virginie Raybaud. Une récente étude montre ainsi que l’établissement d’espèces non indigènes en Méditerranée a augmenté de 40 % depuis une dizaine d’années.

Et quid du détroit de Gilbraltar ? « Il est difficile pour les espèces tropicales de remonter par là, car les eaux froides au large du Sahara occidental créent une barrière physique », explique Thierry Laugier. Autre origine connue des espèces tropicales, les passagers clandestins du transport maritime ou les rescapés des aquariums vidés en mer, voire les deux. Les écologues marins s’inquiètent en effet des grands yachts de luxe soupçonnés de déverser leur aquarium à la mer. C’est en tout cas l’hypothèse du chercheur Paolo Guidetti, lorsqu’il s’est retrouvé nez à nez avec un Zebrasoma xanthurum, un poisson corallien bleu et jaune lors d’une de ses plongées, comme il le raconte dans une publication scientifique. Un acanthure à queue jaune (Zebrasoma xanthurum). Wikimedia Commons/CC BY-SA 3.0/Zoofoto !

Les poissons ne représentent qu’une petite part des espèces tropicales, puisque c’est sans compter les algues, mollusques et crustacés. Une microalgue du genre Gambierdiscus responsable de la gratte (ou ciguatera), une maladie qu’on attrape sous les tropiques en mangeant certains poissons coralliens, remonte progressivement la Méditerranée du sud-est au nord-ouest. « Cette algue d’un genre tropical a été identifiée en 2010 à Chypre et en Grèce, puis depuis cinq ans aux Baléares », détaille Thierry Laugier. Qui précise que pour l’instant, l’algue tropicale ne produit pas la ciguatoxine responsable de la gratte. Le risque sanitaire en Méditerranée reste considéré comme faible, selon une publication scientifique de novembre 2020.

Pas de substitution d’espèces

Que les amateurs de bonne chair de poisson ne se réjouissent pas trop vite. L’arrivée sur les étals de la dorade coryphène pourrait bien être concomitante de la disparation de sa cousine royale. Propice à l’installation d’espèces tropicales, le réchauffement de l’eau menace les espèces endémiques. « Il n’y a pas encore de disparition d’espèces sur nos côtes, mais l’aire de répartition géographique de certaines espèces diminue, comme celles du sprat, de la dorade royale et du pageot », raconte Virginie Raybaud.

Finalement, les espèces exotiques ne vont-elles pas sauver la vie en Méditerranée ? Les chercheurs sont assez circonspects. En témoignent les dégâts causés par le poisson-lapin ou le crabe bleu, crustacé vorace qui fait ponctuellement des ravages sur nos écosystèmes côtiers. « En regardant l’évolution des espèces marines sur le temps long, on n’observe pas de substitution entre une espèce endémique et une espèce exotique, qui permettrait de maintenir un écosystème », remarque Paolo G. Albano, paléobiologiste à la station zoologique Anton Dohrn à Naples.

Qui conclut : « Le réchauffement climatique modifie tellement les conditions environnementales dans les secteurs les plus chauds de la Méditerranée que seules les espèces tropicales sont capables de survivre. Si les populations indigènes s’effondrent, alors seules les espèces exotiques pourront effectivement garantir un certain fonctionnement de l’écosystème, bien que profondément différent du fonctionnement actuel. »


Le littoral est depuis des années, et encore aujourd’hui, l’une des premières destinations touristiques françaises… Les plages de sable fin, les îles atlantiques aux eaux cristallines, les petits villages côtiers… Des paysages qui font rêver et façonnent notre image de l’été. Mais jusqu’à quand ? Car le changement climatique pourrait bien transformer ces cartes postales de rêve en cauchemar climatique.

C’est ce qu’on vous racontera dans notre série d’été à paraître du 1ᵉʳ au 4 août, sur l’île de Noirmoutier menacée de submersion, en Méditerranée, où il faudra bientôt nager parmi les barracudas, et sur la côte d’Azur où le spectre du feu rôde.

Le volet 2 de cette série sera publié demain. Abonnez-vous à notre lettre d’info pour ne pas rater les volets suivants.

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