Coupe du monde 2022: un lanceur d’alerte dénonce les accords secrets entre Doha et l’OIT

Olivier-Jourdan Roulot

Droit du Travail Fifa OIT Qatar

Dans moins de cinq mois, des centaines de milliers de supporters débarqueront du monde entier sur les terres de l’émir Cheikh Tamim bin Hamad Al Thani. Dans des stades futuristes construits à marche forcée, ils s’assiéront sur ce qu’Abdoullah Zouhair appelle « les gradins de la souffrance, de la misère et du sang ». Ce mercredi, avec le soutien de Blast, l’ancien expert pour le Qatar du Bureau international du travail (BIT) s’adresse à Genève à la presse et aux autorités mondiales. Après avoir été au cœur de la machine, ce juriste de nationalité marocaine livre un récit édifiant de l’histoire vendue par l’Organisation internationale du travail (OIT) et reprise à l’unisson par la FIFA, qui couvre Doha de louanges pour avoir aboli le travail forcé. Un témoignage exceptionnel qui solde la faillite du BIT le bureau de l’OIT. Sur le dos des travailleurs et des morts.

C’était il y a une quinzaine de jours. Abdoullah Zouhair venait d’envoyer un texto à Blast : quelques mots transmis via la messagerie cryptée que nous utilisons depuis plusieurs mois pour échanger. « Si on y arrive c bon et si c pas possible on dira qu’on a essayé », disait le court message. Une phrase pour donner le change alors que nous venions de repousser la conférence qu’il donne finalement cette semaine en Suisse. Nous n’étions évidemment pas dupes, conscients de sa déception de devoir ronger son frein, lui qui s’était préparé à cette échéance.

Ce mercredi à 13 heures, à quelques pas des bureaux du BIT, au centre œcuménique de Genève, Abdoullah Zouhair était face à la presse. Mais pas uniquement : des invitations avaient été adressées à l’OIT, ses différentes divisions et départements, aux syndicalistes membres de l’organisation, aux représentations diplomatiques des gouvernements, au Qatar, à la FIFA, aux ONG également. D’autres ont été distribuées devant le siège des Nations Unies (l’ONU, maison-mère de l’OIT) aux congressistes réunis pour la convention du Conseil des droits de l’homme. Pour l’ex-responsable du bureau de l’OIT pour les pays arabes du Moyen-Orient, pas question de se cacher. S’il parle à visage découvert – un fait rare, dans un milieu où les mots sont feutrés et les choses se chuchotent –, c’est pour provoquer un sursaut et engager le débat. Et pour que les protagonistes de cette histoire répondent de leur action.

2014, la crise après le choc

Abdoullah Zouhair décrit un processus tronqué : celui engagé à partir de 2014 après les révélations de la presse notamment anglo-saxonne sur les conditions de vie et de maltraitance des ouvriers étrangers mobilisés sur le colossal chantier de la coupe du Monde 2022. Ils sont plusieurs milliers à trimer – le jour, et parfois la nuit – pour permettre au Qatar de tenir un calendrier tendu et faire sortir du désert les stades et les infrastructures (et même les villes) nécessaires pour accomplir son rêve. Le tableau dressé par les journaux est effrayant, les enquêtes évoquent des centaines de morts et l’affaire fait grand bruit. Au sein de l’Organisation internationale du travail, le choc est réel. Plusieurs de ses responsables – en particulier des confédérations syndicales, premières concernées dans une mécanique tripartite (les employeurs et les gouvernements en sont les deux autres composantes) – portent des propos très durs.

En juin 2014, nouvelle tuile : plusieurs syndicats membres de l’OIT déposent plainte en réclamant la création d’une commission d’enquête. Face à la menace qui se précise, Doha doit réagir. Pour la monarchie du Golfe, une telle perspective tient de la catastrophe. Le régime a misé gros pour décrocher l’organisation de la compétition majeure du sport roi. Il y a mis des moyens considérables, officiels et officieux, et joue sa place dans le concert international dans cette affaire. Sans réaction, la fête risque d’être gâchée. Signe de la tension qui règne, Doha fait planer la menace de rétorsions contre les pays tentés de soutenir l’initiative des syndicats.

Voyage en première ligne

Cette crise majeure entre l’OIT et le gouvernement qatari, Abdoullah Zouhair la vit en première ligne. Par le passé, il a déjà eu à gérer des dossiers difficiles avec le Qatar, qu’il connaît mieux que personne – ses rouages, ses acteurs et sa culture. C’est naturellement vers lui que le gouvernement qatari se tourne : il est L’expert du BIT depuis des années, le référent quand il s’agit du richissime État gazier.

Pressé de déminer une situation explosive, Doha lui demande une visite en urgence. Elle doit être « personnelle et secrète », précise le Ministère du Travail. Le fonctionnaire arrive sur place le 7 septembre 2014. Dans un premier entretien exclusif à Blast, diffusé sur notre chaîne Youtube hier, mardi soir, le ressortissant marocain revient sur cet épisode. « J’ai discuté avec le ministre en lui disant « voilà, je ne suis pas venu discrètement, j’ai informé le BIT de cette visite, pour qu’on puisse trouver des solutions » ». Et le visiteur de livrer la seule option possible, à ses yeux : « Il n’y a pas d’autre issue que d’abolir le système Kafala (1) ».

Ses interlocuteurs, semble-t-il, ne partagent pas les mêmes visées. « Il (son hôte, le ministre Abdullah Saleh Mubarak al-Khulaifi, ndlr) voulait plutôt trouver une porte de sortie sans l’abolition ». Entre le représentant de l’OIT et le dirigeant qatari, c’est l’impasse. La visite se solde sur un constat d’échec.

Le visa délivré par les autorités au fonctionnaire de l’OIT, pour sa visite de septembre 2014 à la demande du gouvernement.
Document Blast

Dans les mois qui suivent, les négociations se poursuivent, tout comme le face-à-face entre les deux « partenaires ». Quand l’OIT durcit le ton, le Qatar montre les dents. La création de la commission d’enquête, elle, reste une question en suspens : régulièrement inscrite à l’ordre du jour des conventions qui réunissent plusieurs fois par an les délégations membres de l’organisation à Genève, elle est à chaque fois renvoyée. En coulisses, le Qatar, pour qui elle serait un cas de casus belli, prend la main. Il va réussir à imposer ses méthodes et ses hommes. Et le BIT va lui faciliter grandement la tâche. Mais d’abord, il faut faire place nette.

Ranger les armes

En interne, au sein de l’OIT, les trois personnes qui avaient la main sur le dossier – et l’expertise pour le piloter – sont écartées. Le contrat de la directrice du département des normes internationales du travail (NORMES), parvenue à l’âge de la retraite, n’est pas renouvelé. Il est pourtant habituel que les « ex » continuent de travailler pour l’OIT en réalisant des missions, une fois quittée la maison. En l’espèce, le caractère particulièrement sensible du dossier qatari justifiait largement que Cleopatra Doumbia-Henry soit prolongée, le temps de démêler et régler la crise. À défaut, l’éminente juriste dominicaine s’est trouvé une autre occupation. À la hauteur de son talent : elle a été nommée en 2015 présidente de la prestigieuse université mondiale de la mer de Malmö, en Suède. Au sein du département des Normes toujours – une division à part à l’intérieur de l’OIT, composée de fonctionnaires très à cheval sur le respect des règles de droit -, la spécialiste du travail forcé est mise à l’écart. Enfin, le visiteur de septembre 2014 est lui aussi écarté du règlement du dossier Qatar.

Le tableau est étonnant : alors qu’il s’agit de faire face à une difficulté majeure, dont l’instruction et les enjeux requièrent expérience et compétences, l’OIT se retrouve soudainement désarmé.

Le terrain ainsi nettoyé de toute voix indépendante susceptible de contrarier la nouvelle doctrine en train de s’imposer, Doha poursuit son offensive. Au terme de trois ans de négociations, la plainte des syndicats est classée sans suite en novembre 2017. Un bureau local est ouvert au Qatar, dont le responsable prend la main sur le dossier. Pourtant, les procédures habituelles, très codifiées à l’OIT, imposent une collégialité et l’intervention des différents départements de l’organisation. À la place de la plainte évaporée, l’OIT annonce en 2018 une mission de coopération technique chargée de réfléchir à des solutions et régler deux questions épineuses, celle de la Kafala et du salaire des travailleurs migrants. Du jour au lendemain, le ton change du tout au tout. Même les voix les plus agressives, côté syndical, s’alignent soudainement sur la communication du régime. En neutralisant la menace, l’émirat réussit un exploit : s’attirer les félicitations de l’organisation, puis du monde entier. En 2019, le gouvernement annonce une réforme, avec l’abolition de la Kafala et l’instauration d’un salaire minimum.

Extrait du communiqué de l’OIT annonçant et le classement de la plainte de 2014 et le lancement d’un programme technique de coopération.

L’information, un métier…

Mais l’histoire, celle que raconte et décrit Abdoullah Zouhair, ne s’arrête pas là – à ces satisfécits. Le lanceur d’alerte l’affirme : tout dans cette procédure est dérogatoire. Mieux, la façon dont elle a été menée viole selon l’ex-fonctionnaire de l’OIT les règles qui s’appliquent habituellement. Il l’assure : dans le dossier qatari, la remontée d’informations a dysfonctionné. Depuis le Qatar et le bureau de Doha jusqu’aux rapports examinés par la commission des experts.

Cette commission, composée de 20 juristes indépendants de réputation mondiale, analyse et se prononce sur les rapports gouvernementaux. Ses décisions tiennent lieu de table de la loi et les principes qu’elle édicte s’imposent. Or, selon Abdoullah Zouhair, qui a travaillé pour elle, la commission est dépendante du travail de préparation qui précède ses décisions et des informations qui lui sont soumises par le BIT. Si ce processus est défaillant, ses membres aussi compétents soient-ils n’ont pas les moyens de « désosser » des dossiers qu’il leur faut appréhender et digérer en peu de temps.

Au Qatar, en matière de remontée d’informations, le doute est légitime. Comme dans beaucoup de petites sociétés, la culture et les solidarités locales l’emportent sur les grands principes, ceux que l’extérieur entendrait imposer. Les réflexes de type clanique sont une réalité et le « nous contre le monde » une règle comprise et intégrée par tous. Difficile dans ces conditions de considérer avec sérieux les statistiques produites par l’administration locale, à commencer par son inspection du travail.

Officiellement, le Qatar recense 39 morts sur les chantiers des stades du prochain mondial de foot. Des chiffres qui prêtent à caution ne serait-ce que du fait que la préparation de la coupe du monde concerne bien d’autres infrastructures que les seuls stades. La situation se complique… Le quotidien britannique The Guardian estime le nombre d’ouvriers sud-asiatiques décédés au Qatar ( hors chantiers) à 6 500, depuis 2010. Un total contesté par Doha, qui a reçu le soutien du bureau local de l’OIT… Dans le même temps, le Qatar annonce un peu plus de 15 000 décès au sein de la population étrangère entre 2010 et 2019, sans plus de précisions. En revanche, un des arguments avancés pour contredire le chiffre de nos confrères anglais consiste à prétendre que ces morts seraient dus à des problèmes physiques : des insuffisances dont ces malheureux étaient porteurs. Ils sont donc morts tous seuls ou allaient mourir de toute façon, Coupe du monde ou pas… Ceci balancé tout en refusant que des autopsies post mortem soient pratiquées. C’est plus simple. On est donc prié de croire sur parole la version soutenue par le duo Qatar/OIT : les conditions de travail n’ont rien à voir avec le décès de ces ouvriers en pleine force de l’âge.

Le prix du silence

On l’a vu, entre 2014 (moment où la crise éclate) et 2018, on est passé d’une procédure de type inquisitoire à un accord de coopération technique totalement sous contrôle. Tous les spécialistes de la coopération savent combien celle-ci est porteuse de pratiques délétères. Et combien l’argent y corrompt les hommes et les âmes.

Cette question, l’argent, dans le cadre du programme BIT/Qatar et de l’accord triennal passé entre les deux parties, personne ne s’y vraiment intéressé – ou très à la marge et en sourdine. À croire qu’elle n’est pas un sujet. Abdoullah Zouhair, lui, considère qu’elle a joué un rôle capital, qui explique bien des choses sur le revirement spectaculaire qui a offert un quitus au Qatar.

C’est en réalité une montagne d’argent qui s’est déversée sur les fiançailles entre les deux nouveaux alliés. Au moment où l’accord de coopération technique est annoncé, le Qatar aborde rapidement le sujet. Dans un communiqué, le pays évacue la question en un tour de cuillère à pot, indiquant qu’il mobilise 1 million de dollars pour permettre au programme de fonctionner. Si les pays concernés par les accords de coopération développés par l’OIT mettent régulièrement la main à la poche, la situation est ici d’une toute autre nature : dans cette affaire, le Qatar n’est pas en train de discuter et initier un accord de développement, il est dans la position de l’accusé, avec des accusations gravissimes portées contre lui (elles relèvent du droit du travail, mais aussi des droits de l’homme), dans le déni et sur la défensive. La nuance est de taille. N’importe où ailleurs, on s’étonnerait à juste titre que l’accusé finance la procédure destinée à vérifier et régler les chargent qui le pointent. Surtout que le Qatar ment sur le prix qu’il a payé…

Des millions sous la planche

Cette information explosive, un dirigeant de tout premier plan de l’Organisation internationale du travail l’a « outée » tout seul. Luc Cortebeeck est un syndicaliste qui a un long parcours derrière lui, à la tête de la Confédération des syndicats chrétiens de Belgique (ACV-CSC) et au sein de la Confédération syndicale internationale (CIS). En 2017, Cortebeeck est élu président du conseil d’administration de l’OIT, dont il est vice-président depuis 6 ans. De quoi nourrir des souvenirs et donner envie de raconter des histoires.

En 2020, le Belge s’offre un plaisir. Il signe un livre au titre curieux : « Il reste du pain sur la planche », publié chez Racine, un petit éditeur belge qui sort une soixante d’ouvrages par an. Le genre de livre de spécialistes, comme en publient des milliers d’auteurs plus ou moins anonymes. Pas de quoi affoler les listes des meilleures ventes.

Pour arriver au principal sujet d’intérêt de cet ouvrage dispensable, il faut avaler 121 des 362 pages qu’il contient. Au chapitre « Une charnière vers une ouverture inattendue mais réussie », on tombe sur cette confidence détonante : « Un accord put être conclu en novembre 2017, soutenu par un programme de l’OIT triennal de 25 millions de dollars de soutien technique, à payer par le Qatar ». À la lecture de ce passage, on se frotte les yeux : ce n’est donc pas 1 million de dollars, comme il l’a affirmé, que le Qatar a versé mais 25 millions ! « Du jamais-vu », souligne Abdoullah Zouhair, et « un véritable scandale ». Le juriste l’affirme également : en aucun cas ce qu’imposaient la situation et la crise en cours ne justifie que l’OIT accepte une telle prodigalité.

La siège du Bureau international du travail, hier mardi 28 juin, à Genève.
Benjamin Jung

Pour le lanceur d’alerte, il l’exprime clairement dans l’entretien à Blast, cet argent qui a abondé un processus opaque a servi à beaucoup de choses, mais certainement pas aux travailleurs. De quoi par exemple transférer le coût des salaires de fonctionnaires, payer des nuits d’hôtels, des taxis, des voyages ou encore des missions.

S’il n’est pas forcément illégal, ce versement est-il acceptable et moral ? L’argent du Qatar a-t-il servi à éteindre le feu ? N’est-il pas par principe corruptif ? Fallait-il l’accepter, et si oui, pourquoi est-on resté discret sur ce point ? Explique-t-il les revirements constatés chez certains responsables de l’OIT ? Et qu’elle peut être la légitimité de l’OIT, gardien des règles et du droit international, après un tel épisode ?

Ces questions sont nombreuses, légitimes et graves. On ne peut séparer artificiellement cet argent des louanges adressées au Qatar (depuis qu’il a accepté ou proposé de payer ce montant extravagant). D’autant qu’il y a encore un autre volet dans cette affaire, qui tient du puzzle qui doit être assemblé pièce par pièce avant de délivrer une vision d’ensemble.

Infantino, travailleur migrant

Selon l’histoire officielle, la kafala et le salaire minimum sont deux questions désormais réglées. Elles ne préoccupent plus grand monde à l’OIT, ni au sein de la communauté internationale. Sans même parler de l’inénarrable Gianni Infantino, qui sauvé la peau de Nasser Al-Khelaïfi, le président du PSG menacé par la justice, en retirant une plainte pénale contre lui dans un dossier de… corruption : le patron de la FIFA ne manque pas une occasion de dire tout le bien qu’il pense de son pays d’accueil en exhibant les quitus de l’OIT, quand il prend la peine de sortir de sa luxueuse villa de travailleur migrant. 

La fin de la Kafala, le Qatar l’a déjà annoncée : en 2017, il soutenait qu’une de ses réformes de 2015 avait réglé son sort. Amnesty international avait alors dénoncé une « allégation trompeuse », exhortant l’OIT à ne pas se laisser piéger et à ne pas classer la demande de plainte pour maintenir sous pression l’État qatari. Le communiqué de l’ONG avait été diffusé en mars 2017. Huit mois plus tard, le 8 novembre 2017, le conseil d’administration de l’OIT annonçait son classement.

En 2019, le Qatar officialise donc à nouveau la fin du Kafala et l’instauration du salaire minimum – avec mise en place et adoption l’année suivante. Pour être sûr de la validité de ces annonces, encore faut-il vérifier leur mise en œuvre. Au Qatar, l’annonce de la fin du Kafala a provoqué du mécontentement dans la population. Il faut dire que le système enrichit ceux qui en profitent, en particulier des grandes familles de notables proches du pouvoir, qui vendent chèrement la force de travail de ces esclaves aux entreprises. Pour analyser cela, encore faut-il en… être capable et s’en donner la peine. En assurant par exemple une veille des annonces du gouvernement et de l’administration. Ce travail, Abdoullah Zouhair continue de le mener. Il a constaté que rien n’a été en réalité réglé. Que plusieurs exceptions à l’abolition de façade ont été décrétées. Ainsi, il va le révéler ce mercredi à Genève, le ministre actuel du Travail a acté le transfert de la tutelle qui s’exerce sur les travailleurs étrangers des particuliers au ministère. Des éléments et documents que Blast a pu consulter, jusqu’à présent passés inaperçus.

Des référentiels minimums

Autre mesure phrase, le salaire minimum, sur lequel le Qatar s’est également engagé : 230 dollars par mois. Le monde a accueilli cette seconde annonce comme une avancée majeure – avec des éloges de l’OIT. On peut comme Abdoullah Zouhair s’interroger sur ce satisfecit quand on met ce montant en rapport avec les 12 heures quotidiennes de travail harassant dans des conditions inhumaines, qui sont la réalité des travailleurs étrangers. Là encore, la procédure employée pose problème : le Qatar a réussi à imposer, du jamais vu, que des référentiels de pays étrangers soient pris en compte pour le définir – ceux du Népal ou de l’Inde – où le prix du travail est dérisoire, alors que ses indicateurs (train de vie, produit intérieur brut) en font un pays plus riche que la France. Selon le juriste marocain, c’est totalement dérogatoire, là encore. On sait désormais, si on veut être cynique, comment négocier avec l’OIT.

Le 14 octobre 2018, le conseil d’administration de l’OIT discute de l’accord technique conclu avec le Qatar. Dans le PV de cette séance, la question du salaire minimum est abordée au chapitre 10 : la double référence au Népal et à l’Inde y apparaît noir sur blanc.

En validant et acceptant cela, l’OIT crée du droit pour le Qatar. Ce salaire minimum légitime un scandale, qui crée de fait une catégorie de sous-travailleurs. Et il a potentiellement des effets délétères qui peuvent avoir des répercussions au-delà de ses frontières, sur les pays voisins : ceux-ci pourraient désormais s’estimer fondés à appliquer les mêmes montants, en se prévalant de ce précédent et de la règle créée pour et appliquée au Qatar – y compris ceux qui payent mieux… Sur le papier, ce sont des millions de travailleurs qui sont concernés et se retrouvent fragilisés. Tout, on le voit, sauf une avancée alors que l’OIT est censée protéger les travailleurs, améliorer leurs conditions de vie et faire monter les standards qui régissent leurs conditions d’exercice.

Sous leurs applaudissements

Le rendez-vous de ce mercredi à Genève, auquel Blast s’est naturellement associé, est un test. Ce que décrit ce lanceur d’alerte est effrayant : la mainmise par le Qatar et l’argent qui achète tout sur une institution dont la parole fait autorité pour défendre les plus faibles, les plus pauvres et une certaine idée de la vérité et de la dignité.

Avant de contacter Blast, Abdoullah Zouhair a cherché à alerter en interne, faire prendre conscience de ce qui se passait, obstinément. Il a écrit beaucoup, aux plus hauts responsables, du BIT, de l’OIT, aux syndicats, aux gouvernements, à la FIFA. Des alertes que nous avons pu consulter. Dans l’une d’elles, envoyée à un supérieur hiérarchique, il écrit ceci : « The ILO is not UNE VACHE A LAIT! » Un cri du cœur.

https://video.blast-info.fr/videos/embed/iGjE6hAYT9F7cLAPdYptLm Des mots et des maux…

Le témoignage et la démonstration qu’il délivre est une fenêtre ouverte et un abyme. Sur « l’escroquerie du siècle » et l’indifférence. Alors que le Guardian a publié ce dernier week-end de nouvelles révélations sur la politique des mallettes de l’émirat (au profit du prince Charles, cette fois), les autorités mondiales détournent le regard et continuent de le féliciter, comme si l’obsédante question de la maltraitance et des morts était un sujet mineur définitivement réglé, ou un peu vulgaire. Le 8 avril dernier, l’ONU s’est ainsi réjouie lors de son assemblée générale que le Qatar accueille la Coupe du monde 2022. Une résolution adoptée à l’unité. Oh bien sûr, c’est un peu… vâche d’en faire ici reproche : le sujet n’a pas été abordé, personne n’y a pensé… Un mois plus tard, le 23 mai, l’émir Al Thani était à Davos, toujours en Suisse, où il a dénoncé les… dénonciateurs émettant des réserves sur son beau royaume, et ses pratiques. Tout cela sous les applaudissements des grands de ce monde.

Dans l’entretien très fort qu’il nous a accordé, Abdoullah Zouhair évoque ces femmes – des mères, des épouses, des sœurs – qui ont vu revenir leur fils, leur mari, leur frère entre quatre planches d’un cauchemar salué par le monde entier. Il a vu pleurer ces femmes et a pleuré avec elles. La communauté internationale, les organisations syndicales, les Nations Unies, les ONG, la presse, les gouvernements ne peuvent rester sans voix, face à ce qui est en jeu.

À moins de renoncer à ce qui fait la grandeur de leur action : l’idée même du droit et de la justice.

1. Ce système ancestral de parrainage place les travailleurs étrangers dans une situation de tutelle et de dépendance totales vis-à-vis des ressortissants qataris.

Pour aller plus loin : 

https://video.blast-info.fr/videos/embed/wGxTHSniPAtC7XAXMTpt52

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