ALLONS-NOUS CONTINUER LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE ?

Le 27 janvier 1972, mathématicien Alexandre Grothendieck prend la parole devant les chercheurs du CERN. Deux ans plus tôt, il a démissionné de l’Institut des hautes études scientifiques (IHES), fondé pour lui en 1958, en raison de financements militaires, et se consacre depuis, avec son mouvement Survivre et Vivre, à moraliser la recherche, à dénoncer le rôle de la science dans le développement technico-industriel qui menace la survie de l’espèce humaine, « la vie tout court sur la planète ».

Il avoue ne s’être, pendant longtemps, jamais interrogé sur l’impact social de ses propres recherches et de leurs applications pratiques. Elles lui procuraient du plaisir et « le consensus social » lui disait que c’était une activité noble et positive. Or en discutant avec nombre de ses collègues, il s’est aperçu qu’il s’agissait pour beaucoup d’une servitude et d’une contrainte, d’un impératif pour obtenir un emploi lorsqu’on est engagé dans cette voie : « La production scientifique, comme n’importe quel autre type de production dans la civilisation ambiante, est considérée comme un impératif en soi. » Il a également compris que ses relations avec ses élèves n’étaient ni spontanées ni égalitaires, mais véritablement hiérarchiques. « Un autre aspect de ce problème qui dépasse les limites de la communauté scientifique, de l’ensemble des scientifiques, c’est le fait que ces hautes voltiges de la pensée humaine se fond aux dépens de l’ensemble de la population qui est dépossédée de tout savoir. » Il explique qu’au départ il a interrompu son activité de recherche pure en se rendant compte qu’il y avait des problèmes urgents à résoudre concernant la crise de la survie : « les activités scientifiques que nous faisons ne servent à remplir directement aucun de nos besoins, aucun des besoins de nos proches, de gens que nous puissions connaître. Il y a aliénation parfaite entre nous-mêmes et notre travail. »
En échangeant avec ses confrères au sein de l’association Survivre et Vivre, il est arrivé à la conclusion que mettre les connaissances scientifiques au service de la recherche de solutions des problèmes qui se posent, était une illusion, compte tenu de l’imbrication des problèmes économiques, politiques, idéologiques et scientifiques. Un changement de civilisation est nécessaire. Celle-ci, occidentale ou industrielle, est condamnée à disparaître à court terme.

Après cette prise de parole, Alexandre Grothendieck échange longuement avec ses auditeurs en répondant à leurs questions. Il explique que face à la complexité des problèmes planétaires, « les méthodes des sciences expérimentales ne nous servent pratiquement à rien » : avec une seule planète Terre, impossible de répéter une expérience. Sans pouvoir le démontrer, il se dit convaincu de la nécessité de changements dans les relations humaines, comme le dépassement du désir de domination notamment. Il dénonce « la séparation stricte de nos facultés rationnelles et des autres modes de connaissances », ainsi que « l’attitude analytique » qui incite à la spécialisation en contraignant à « diviser chaque parcelle de la réalité, chaque problème en des composantes simples pour mieux les résoudre », la stratification des spécialités scientifiques d’après des critères objectifs de subordination des unes aux autres, la séparation dans la science entre connaissance et désirs et besoins.
Il cite en exemple le mouvement des Nouveaux Alchimistes qui sont en relation avec des millions d’Américains intéressés par l’agrobiologie, et qui développent des biotechniques avec des moyens rudimentaires, sans faire appel à « l’hyperstructure industrielle et technologique », et créent des écosystèmes artificiels très productif en nourriture, sans électricité ni engrais. Ce genre de recherches est impossible à l’intérieur des structures académiques existantes.
Il est persuadé que « les structures actuelles de la société vont s’écrouler, lorsque que les rouages ne marcheront plus, parce que les mécanismes de la société industrielle, par leur fonctionnement même, sont autodestructeurs ». La recherche scientifique ne cessera pas de façon autoritaire mais par un consensus général. Un accélérateur de particules, par exemple, implique un effort social considérable qui n’aurait jamais été admis si un large public avait été consulté.
« Nous avons été élevés dans une certaine culture ambiante, dans un certain système de références. Pour beaucoup d’entre nous, d’après les conditionnements reçus dès l’école primaire en fait, nous considérons que la société telle que nous la connaissons est l’aboutissement ultime de l’évolution, le nec plus ultra. » Pourtant des centaines et des milliers de civilisations avant la nôtre, sont nées, ont vécu, puis se sont éteintes.
« La recherche n’a pas d’odeur. » La science peut tout autant être bien que mal employée, quelques que soient les intentions des chercheurs.
Il juge le raisonnement scientifique « grossier » par rapport aux phénomènes de la vie, aux phénomènes naturels. En mathématique, chaque proposition est vraie ou fausse. Or cette dichotomie empêche d’appréhender la réalité dans laquelle des aspects en apparence contradictoires doivent être pris en ligne de compte.
Il refuse cependant de se poser en modèle et n’appelle pas chacun à abandonner son travail. Toutefois, « cette transformation ne se fera pas par la vertu magique d’adhérer à un certain parti ou, de temps en temps, de distribuer des tracts, ou encore d’adhérer à certains syndicats ou de déposer des bulletins de vote. » Il prévient aussi que « si l’on pense que les relations personnelles ne peuvent changer qu’après le changement des structures – cela signifie qu’on renvoie tout au grand jour J de la révolution –, la révolution ne viendra jamais ou la révolution qui viendra ne changera rien. C’est-à-dire qu’elle mettra une équipe dirigeante technocratique à la place d’une autre équipe technocratique et la société industrielle ira son chemin comme par-devant. »

La pensée d’Alexandre Grothendieck est plus que jamais d’actualité. Ce texte devrait absolument être lu, débattu, commenté partout et par tous, notamment dans les milieux militants et universitaires. Merci aux éditions du Sandre pour cette publication plus accessible que l’épais recueil paru il y a quelques semaines chez Gallimard.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

ALLONS-NOUS CONTINUER LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE ?
Suivi de COMMENT JE SUIS DEVENU MILITANT
Alexandre Grothendieck
Introduction de Céline Pessis
104 pages – 9 euros
Éditions du Sandre – Bruxelles – Mars 2022
www.editionsdusandre.com/editions/livre/199/allons-nous-continuer-la-recherche-scientifique

https://bibliothequefahrenheit.blogspot.com/2022/03/allons-nous-continuer-la-recherche.html#more

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