France Télévisions : enquête sur trois journalistes morts au front

Djaffer Ait Aoudia

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Au départ, un simple reportage à réaliser sur le front de Mossoul, à l’arrivée des mines antipersonnel et un drame : il y a quatre ans, trois reporters de France 2 trouvaient la mort dans l’exercice de leur métier en Irak. A la sortie, pour solde de tout compte, des assurances défaillantes et des familles indemnisées à la tête du client. Enquête sur une sale histoire, qui lève le voile sur les conditions de travail des soldats low cost du journalisme de guerre.

L’affaire tient d’un film hollywoodien. Rien n’y manque, avec ses méchants à la chaîne, ses morts à la pelle et même ses gros « bonnets » qui tirent en arrière-plan les ficelles – ils ressortiront « blanchis » comme il se doit, malgré la casse. Dans l’affaire des trois journalistes français, Stéphan Villeneuve, Véronique Robert et Bakhtayer Haddad, morts en Irak le 19 juin 2017 après avoir sauté sur une mine, ce rôle clé, parfaitement cynique, revient à la direction de France Télévisions.

On s’y croirait, sauf qu’ici on n’est pas au cinéma. Plus qu’une simple et triste histoire de reporters de guerre tués sur le front de l’info, les risques du métier en quelque sorte, ce dossier transpire un amateurisme sidérant tellement il est émaillé de dysfonctionnements coupables. Pourtant, le plus grave n’a pas fuité dans la presse, trop occupée à nourrir l’espace avec des hommages pompeux pour s’interroger sur les responsabilités à l’origine de cette catastrophe humaine.

Sauver la face

A l’époque, Renaud Revel est l’un des rares dans la profession à poser des questions. Sans détour, le journaliste de l’Express (il a depuis quitté l’hebdomadaire) accuse sur son blog France Télévisions d’avoir envoyé des reporters sur en terrain hostile dans l’urgence et sans garanties. Une impréparation coupable, conséquence directe de « la désorganisation de la direction de l’info de France Télévisions, sous la gouvernance de Michel Field, conjuguée à (…) l’absence et l’inexpérience d’une présidence de France Télévisions, à l’évidence ignorante et déconnectée », tacle Renaud Revel.

Ce crime de lèse majesté déclenche en retour la furie des « soldats médiatiques », toujours volontaires pour décapiter les « traîtres ». « Ne vous trompez pas de cibles », claironnent-ils alors dans ce procès post-Mossoul. Car eux le savent : c’est la faute à pas de chance. Il faut « bien comprendre, édictent-ils, que le reportage de guerre se bâtit souvent dans l’urgence, dans l’imprévu et le chaos ». L’objectif de ce tir croisé est pourtant transparent : il s’agit de sauver le poste de l’ancien rédacteur d’Envoyé Spécial, Jean-Pierre Cannet, à l’origine de la commande de ce reportage. Pourtant, France 2 a déjà pris sa décision : une semaine plus tard, Cannet est viré. Sacrifié, pour sauver la face.

Grave et sale

L’opération tient du miracle : désormais, l’affaire des victimes du reportage de guerre ne remonte plus nulle part, dans les médias. Et quand elle réapparaît, ce n’est qu’au détour d’un mini encadré pour verser les aimables et éternelles litotes sur « la liberté d’expression » martyrisée. Toujours efficace. Mais jamais rien bien sûr sur les causes qui ont précipité le drame.

Pourtant, l’affaire est grave et sale. Grave car elle a coûté trois vies de journalistes, mère et père de famille pour deux d’entre eux. Sale parce que l’erreur de France Télé n’est pas seulement professionnelle mais juridique.

Que s’est-il donc passé avant et après le lancement de cette mission, dans le tourbillon d’une Mossoul alors otage de ses fantassins islamistes ? Des erreurs simples. Évidentes. Alors qu’un reportage en terrain de guerre doit obéir à des règles strictes, l’affaire a été conclue sur « un coin de table ». Entre Émilie Rafoul, présidente de 5 bis production, une société privée, et la chefferie d’Envoyé Spécial. Aucun autre responsable de la chaîne n’a été prévenu, « ni le nouveau patron de l’information de France Télévisions, ni la directrice des reportages de France 2, encore moins le directeur de la rédaction », comme l’a précisé le Canard enchaîné. C’est regrettable. Cela aurait permis d’enclencher les protocoles en vigueur, spécialement conçus pour les reportages en première ligne : kit de survie, frais de la vie quotidienne, assurance rapatriement, contrats entre les parties…

Ici, la validation du reportage a été conclu sur présentation d’un simple synopsis, de quelques lignes. Sa promesse ? « Etre les seuls journalistes occidentaux » à suivre les forces spéciales irakiennes, « qui mèneront une offensive contre les soldats de Daesh ». Avec la possibilité de zoomer sur les corps troués des djihadistes français, qui « seront visés » et « exécutés ».

Durée de tournage : 9 jours. Diffusion : en septembre. Entre temps, il faudra tourner, monter, mixer, et assurer la promo du scoop à venir. Héraclès n’aurait pas fait mieux.

Vices pluriels

C’est dans cette course folle que Stéphan Villeneuve, journaliste indépendant engagé par 5 bis Production, s’est envolé pour l’Irak. En poche, un ordre de mission et un certificat d’assurance dégoté… la veille sur internet. D’ordinaire, ce service revient à la production mais faute d’un contrat avec le diffuseur (1), Émilie Raffoul, elle-même ex-reporter expérimentée (elle a notamment co-créé l’émission Lundi investigations sur Canal +), a mis la bride sur le cou du journaliste pour assurer ses arrières. Erreur : c’est chez le canadien Escapade Voyage que Stéphan Villeneuve a souscrit. Au mépris de la réglementation en vigueur : cette assurance est réservée aux journalistes indépendants, pas aux entreprises de presse. La même assurance a été contractée pour Véronique Robert, déjà en Irak, donc hors de son pays de résidence – ce qui va à rebours de la réglementation. Un « vice de forme » de nature… à entraîner la nullité des garanties.

Autre erreur, plus grave encore : selon les informations du Correspondant, c’est en réalité toute l’équipe qui n’est pas couverte ! C’est le cas notamment du fixer irakien Bakhtayer Haddad, chargé d’accompagner les journalistes sur le front. Pour son dernier voyage, le journaliste n’a ni contrat, ni police d’assurance, ni capital décès ! Seulement un accord verbal qui lui accorde une rémunération quotidienne de 200 ou 300 euros, solde de tout compte.

Pas au courant…

Malgré ces manques flagrants, Nicolas Jaillard, l’ancien rédacteur en chef de 5 bis interrogé par nos soins, le proclame : « pendant des années d’exercice, je n’ai pas encore le souvenir d’avoir assuré un fixer, surtout en Irak ». Le crime est donc ailleurs : dans les usages qui encadrent la profession, ceux qui confèrent depuis le confort d’un bureau parisien le droit d’envoyer des hommes en enfer, sans garanties ni parachute. Mais passons outre le fait que le statut du fixer étranger n’est pas réglementé, ni en presse écrite ni à la télé. C’est injuste mais c’est vrai.

En revanche, Bakhtayer Haddad ne relevait pas du droit irakien : avant sa mort, Bakhtayer était résident français, titulaire d’une carte de séjour, d’une carte vitale et d’un numéro de sécurité sociale en bonnes et dues formes. Ses papiers lui donnaient droit à n’importe quelle activité salariée. Dès lors, pourquoi a-t-on bafoué les règles en vigueur ? Réponse d’Émilie Raffoul, également sollicitée dans le cadre de cette enquête : « je vous assure que je n’étais pas au courant de la situation administrative de Bakhtayer. Autrement, j’aurais bien fait les choses ».

Le titre de séjour de Bakhtayer Haddad

Les choses, les normes

Du côté du diffuseur, preuve qu’à France Télévisions on ne plaisante pas avec les questions de sécurité, « les choses sont faites dans les normes », martèle aveuglement Ève Demumieux, au service de com de groupe public. D’ailleurs, pour ceux qui doutent encore, la même tient à le préciser : « c’est l’assurance qui est intervenue pour rapatrier les corps des journalistes ».

Il manque pourtant un détail, à ce plaidoyer : à la morgue d’Erbil (la capitale du Kurdistan irakien), la dépouille de Bakhtayer Haddad est restée en effet coincée pendant plusieurs jours. Sa famille en a été réduite à négocier avec la bureaucratie locale, « soudoyant des gens hauts placés » pour récupérer ce qui restait du corps déchiqueté de leur fils. Il leur a même fallu emprunter de l’argent : 1000 euros, affirme le frère du défunt.

Comble du mépris, au même moment, Émilie Raffoul a franchi les frontières du Kurdistan pour organiser le rapatriement de Véronique Robert, déjà prise en charge par la compagnie AIG Assistance. L’occasion de croiser sur son passage le linceul rouge-sang de Bakhtayer Haddad, toujours prisonnier à l’hôpital.

La carte vitale au nom de Bakhtayer Haddad

Interrogée par nos soins, Hélène Risacher, alors directrice des programmes de France TV, ne s’attarde pas sur la question. Désormais productrice, cette grande professionnelle préfère s’extasier sur les « engagements » de son employeur à respecter « tous les journalistes, tous les collaborateurs, où qu’ils soient ». La famille kurde de Bakhtayer Haddad a pourtant d’autres raisons d’en douter : deux semaines après le drame, France 2 n’avait toujours pas bougé le petit doigt. Pas une lettre de soutien, pas un traître mot. Et quand, enfin, la direction de la chaîne s’est résolue à se manifester, le 8 juillet 2017, elle l’a fait par un simple courrier, signé non pas par Delphine Ernotte, la pédégère du groupe, mais par une directrice de service : Hélène Risacher elle-même.

Ce document n’est même pas une lettre de condoléance : au lieu de dépêcher une délégation en Irak comme le veulent les usages, c’est « une invitation en France » pour Kawa Haddad, le frère du défunt. Voici ce qu’elle énonce : « nous souhaitons le recevoir à France Télévisions, afin de lui présenter officiellement et de vive voix nos sincères condoléances ». L’aimable courrier le précise : les frais de transport et « les dépenses de la vie quotidienne seront pris en charge par France TV ». Une délicate attention censée mettre du baume au cœur.

Les bons comptes…

Plutôt que se voir offrir une virée à la Tour Eiffel et entendre des logomachies sur la « liberté d’expression », la famille irakienne, elle, avait d’autres attentes. Qu’en est-il par exemple de son indemnisation ? A-t-elle droit à un capital décès, comme cela semble être le cas pour les familles françaises ?

A France 2, l’évocation de ces questions indécentes fait grimper le thermomètre. Car la direction le sait : faute de pouvoir contracter une assurance à « titre-posthume », elle doit casser sa tirelire. A défaut, France Télévisions s’expose à une plainte de la famille Haddad, qui n’aurait eu aucune difficulté à établir le lien de subordination entre leur fils et la chaîne. D’autant qu’on a vu, sur tous les écrans, ses journalistes et responsables reconnaître le rôle de Bakhtayer Haddad, aux côtés des deux français morts pour la cause.

Face à cette tuile, France 2 est intervenue pour bricoler une solution d’urgence, via un de ses journalistes. Arnaud Comte a donc lancé… une cagnotte sur internet. Les 20 000 euros collectés devaient calmer les esprits. Et, à terme, enterrer l’affaire avec le cadavre de Bakhtayer Haddad ? Car les grands reporters de la chaîne connaissent les faiblesses du tiers-monde : 20 plaques au Kurdistan est une fortune.

Cache cash

Ce petit tour de passe-passe minable opéré, la bonne foi des troupes de Delphine Ernotte ne repose plus, quand on s’y intéresse, que sur les belles paroles de ceux qui continuent à former un cordon ombilical autour de leur employeur. Comme Élise Lucet, la présentatrice vedette d’Envoyé Spécial, qui a dû se réveiller des cernes aux yeux au lendemain du 29 juin 2017. Ce jour-là, la star de l’investigation télévisée a reçu un courriel du Syndicat national des journalistes (le SNJ), signé par sa propre présidente, Dominique Pradalié. Le genre de consœur qui ne se laisse pas intoxiquer par les conflits d’intérêts.

Dans son mail, Dominique Pradalié ne tourne pas autour du pot pour évoquer le cas de Bakhtayer Haddad, qui « doit être traité comme les deux autres journalistes ». « Je viens pour m’assurer que toutes les familles sont prises en charge », écrit la patronne du SNJ, inquiète d’une vilaine rumeur faisant état du fait qu’un chèque de 30 000 euros serait le « solde de tout compte » – une allusion claire à la cagnotte lancée par Arnaud Comte. La vedette de France 2, destinataire de cette alerte, n’a jamais répondu. Un silence retentissant chez celle qui a pour habitude de se lancer aux trousses des hommes politiques et des grands patrons micro ouvert, pour parler « cash ».

Employé au black par France Télévisions

Cette dérive constatée chez ces journalistes qui ont fait « vœu de silence » est illustrée et incarnée jusqu’à la caricature par Reporters sans frontières. L’organisation « porte-drapeau de la défense des droits de la presse et des journalistes » botte en touche. Sur la triste affaire du fixer kurde, l’association n’hésite pas en effet à tirer au flanc, arguant que se « mêler des relations contractuelles entre les journalistes et les employeurs » n’est pas de son ressort. Une attitude qui, logiquement, ne fait qu’exacerber le sentiment d’injustice au Kurdistan.

Dans ce bel unanimisme du silence, seul Mondafrique a osé déroger à l’omerta, touchant au moral du « troupeau ». Dans un article en hommage au fixer irakien, le journal en ligne a déballé l’envers du décor de l’affaire. Mais France 2 a fini par escamoter l’enquête, en sortant les grands moyens : moins de trois jours après la publication de l’article, la chaîne a dépêché sa brigade de juristes contre Mondafrique, sommé sous la menace d’un marathon judiciaire aussi « long » que « coûteux » de retirer l’objet du délit.

Le diffuseur n’a donc officiellement pas goûté ces révélations sur le sort réservé à Bakhtayer Haddad, « employé au black par France Télévisions ». Officieusement, selon des sources internes, la chaîne a surtout voulu temporiser, pour pouvoir échafauder une solution à son avantage. Et peu importe si, pour y parvenir, elle piétine cette liberté d’expression qu’elle brandit dès que l’occasion se présente. Quand ça l’arrange.

Qui veut le million ?

Toujours est-il que, quelques mois plus tard, la famille kurde a finalement été reçue au siège de France Télévisions. Dans son atrium de verre qui lèche les rives de la Seine, Kawa Haddad s’est laissé « cuisiner » en catimini et a fini par accepter un accord. Dans la foulée, la chaîne publique a miraculeusement actionné les loyaux services de Chubb, son assureur attitré, pour déclencher un capital décès pour Bakhtayer Haddad.

Dans quelles conditions cette assurance a-t-elle été souscrite, après le décès ? Contacté, la compagnie d’assurance n’a pas voulu répondre à cette question. Pas celle-ci… Les éléments en notre possession sont formels : le 06 juillet 2018, Chubb a viré une somme de 70 000 euros sur le compte de Kawa Haddad. La même somme a également été versée à « chacune des familles françaises », comme le précise la directrice de la communication de l’assureur.

Un épilogue heureux, et fin de l’histoire ? Pas sûr. Car les ayants droits ne sont toujours pas traités équitablement : les Irakiens ne figurent en effet pas sur la facture présentée à Escapade Voyage (l’assureur canadien ). Dont la police prévoit des indemnités autrement plus honorables : jusqu’à 1 million de dollars.

Une des dernières photos de Bakhtayer Haddad mort en Irak le 19 juin 2017

(1) L’engagement avec la chaîne se résumait alors, selon nos informations, à un simple mail de confirmation.

A noter : cet article a fait l’objet d’une première publication sur le site de Correspondant.net le 13 juillet 2021.

https://www.blast-info.fr/articles/2021/france-televisions-enquete-sur-trois-journalistes-morts-au-front–texXPFzSkuIJqSBzZXKPg

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