Macron, Maurras et Pétain

Rretour sur une singulière politique mémorielle

par Pierre Tevanian
17 juillet 2021

Le 16 juillet 1995, le président Jacques Chirac profitait de la commémoration officielle de la rafle du Vel d’Hiv pour prononcer un discours désormais historique, reconnaissant pour la première fois l’écrasante responsabilité de l’État français dans l’arrestation, la déportation et la mise à mort des Juifs de France. Le 16 juillet 2021, la politique mémorielle d’Emmanuel Macron s’est à nouveau distinguée par un niveau jamais atteint, depuis longtemps en tout cas, d’abjection décomplexée. Un tweet présidentiel à la gloire du tour de France de cyclisme, un autre en hommage aux victimes des intempéries en Belgique et Allemagne, deux autres pour s’auto-congratuler d’avoir « relancé » l’industrie française, et un dernier pour annoncer 124 millions d’euros d’aide à la ville de Lourdes et à son pèlerinage… Pas un mot en revanche sur la rafle du Vel d’Hiv. Le président français a préféré, en cette date tellement emblématique, aller honorer de sa présence le pèlerinage de Lourdes, en priant ostensiblement devant les photographes, mains jointes… Une première pour un chef d’État français, à l’exception… du maréchal Pétain. Quelques semaines à peine après l’épisode Napoléon (un hommage dithyrambique à l’empereur belliciste qui avait rétabli l’esclavage, et un silence de mort le lendemain pour la commémoration de l’abolition…), c’est à nouveau le cynisme et l’inhumanité la plus décomplexée qui se donne en spectacle. L’occasion de revenir sur les liens, ambigus pour le moins, que l’actuel président entretient avec la figure de Pétain, et plus largement avec la tradition et les figures de l’extrême droite française. C’est ce que proposent les lignes qui suivent, extraites du livre de Pierre Tevanian, Politiques de la mémoire, qui vient de paraître aux éditions Amsterdam.

Les clins d’oeil se font insistants. Après avoir défrayé la chronique, en 2018, pour avoir voulu commémorer Pétain, qualifié par lui de « grand soldat », le président Macron revenait à la charge il y a quelques mois, le jeudi 17 décembre 2020 plus exactement, avec ces mots, glaçants mais emblématiques, prononcés dans une interview accordée au magazine L’Express :

« Nous sommes devenus une société victimaire et émotionnelle. La victime a raison sur tout. Bien sûr, il est très important de reconnaître les victimes, de leur donner la parole, nous le faisons. Mais dans la plupart des sociétés occidentales, nous assistons à une forme de primat de la victime. Son discours l’emporte sur tout et écrase tout, y compris celui de la raison. Par conséquent, celui qui a tenu un discours antisémite ou a collaboré tombe forcément dans le camp du mal radical. Je combats avec la plus grande force l’antisémitisme et le racisme, je combats toutes les idées antisémites de Maurras mais je trouve absurde de dire que Maurras ne doit plus exister. Je me suis construit dans la haine, dans le rejet de l’esprit de défaite et de l’antisémitisme de Pétain mais je ne peux pas nier qu’il fut le héros de 1917 et un grand militaire. On doit pouvoir le dire. À cause de la société de l’indignation, qui est bien souvent de posture, on ne regarde plus les plis de l’Histoire et on simplifie tout. »

Le comble de l’absurdité, si l’on en croit le président Macron, consisterait donc à dire que « Maurras ne doit plus exister ». Et « la raison », au contraire, dont le président se présente comme le porte-parole, consisterait à « courageusement » reconnaître « l’existence » de Maurras, comme celle du « héros » qu’aurait été Pétain avant de sombrer dans « l’esprit de défaite et l’antisémitisme ». On se doit cependant de faire remarquer que le président qui appelle à dépasser la « simplification » et à prêter attention aux « plis de l’histoire » manque lui-même singulièrement de nuance, de finesse et de sens historique lorsqu’il qualifie un chef d’état-major, qui n’a pas vraiment risqué sa vie dans les tranchées, de « grand militaire » et même de « héros » – ce qui n’est pas la plus fine, la plus rationnelle, la plus « historique » des catégories. Ce manque de nuance et de sens historique se manifeste d’ailleurs aussi lorsqu’on passe, sans transition, du « héros » de 1916 au « défaitiste » et à l’« antisémite » de 1940, en escamotant tous les « plis » de l’entre-deux guerres, et plus précisément toute une vie et une œuvre du Maréchal au cœur de la scène politique française, à la droite de la droite, avec des responsabilités politiques accablantes dans les années 1920 – celle notamment d’une « glorieuse victoire » dans le Rif marocain, à coups de gaz moutarde sur les populations civiles.

Mais l’essentiel est ailleurs. Il réside dans cette filouterie rhétorique caractérisée, consistant à répondre à des questions que personne ne pose, à prendre donc la posture du combattant contre un adversaire qui n’existe pas. Personne, en effet, n’a jamais remis en question la « possibilité » de « dire » que Pétain a été, avant de devenir un chef d’État criminel, autre chose qu’un chef d’État criminel. Personne non plus n’a jamais demandé à ce que soit effacée de la mémoire collective « l’existence » de Charles Maurras, écrivain et activiste monarchiste, fondateur de l’Action Française, théoricien de « l’antisémitisme d’État », ni son importance comme idéologue et figure tutélaire de l’extrême droite française. Ni son antisémitisme viscéral. Ni ses appels à la mise à mort de tous les dreyfusards en 1898, ni ses appels à la mise à mort du ministre Abraham Schrameck en 1925, ni ses appels à la mise à mort du Premier ministre Léon Blum en 1936. Ni sa condamnation en 1945 à la réclusion à perpétuité et à l’indignité nationale, pour haute trahison et intelligence avec l’ennemi nazi [1].

J’ai déjà relevé le subterfuge à propos de « l’affaire Colbert » et de toutes les controverses sur le patrimoine esclavagiste et colonial, et avant cela dans « l’affaire Pierre Loti » : le président, et, avec lui, tout un gouvernement, et toute une intelligentsia, joue avec le sens des mots et confond à dessein non seulement histoire et mémoire, mais aussi mémoire critique et mémoire apologétique. Car il faut se rendre à l’évidence : ce qui a fait débat et même scandale – à juste titre – n’est absolument pas l’idée d’inclure Maurras, Pétain, Colbert ou Loti dans la mémoire nationale (et pour cause : ils y sont déjà) mais la modalité singulière de leur inclusion : comme des grandes « figures » à « commémorer ». Ce ne sont pas des programmes d’étude critique sur Loti, Maurras, Pétain ou Colbert, en littérature, en philosophie, en histoire ou en sciences politiques, qui ont fait scandale, mais des actions étatiques visant à « célébrer » Maurras comme grand auteur [2], Pétain comme grand soldat, Colbert comme grand administrateur, Loti comme grande « figure du patrimoine ». Il faut une dose de mauvaise foi, de cynisme ou de malhonnêteté intellectuelle assez forte, comme on n’en trouve en principe qu’à l’extrême droite sur ce genre de sujets, pour croire ou faire croire à cette alternative absurde : soit honorer Pétain, Maurras, Colbert ou Loti en fleurissant leurs tombes, en inscrivant leur œuvre au calendrier des commémorations officielles de la République, en leur dédiant des statues ou des noms de lieux publics, en restaurant leur maison à coups de millions d’euros ; soit nier leur existence.

L’absurdité, pour reprendre le mot du président, n’est donc pas dans la thèse selon laquelle « Maurras ne doit plus exister », mais plutôt dans le fait de prétendre qu’une telle demande existe, dans ces termes. Personne, en réalité, ne dit que Maurras ne doit plus exister, pour la bonne raison qu’une telle demande est superflue : Maurras, mort en 1952, a déjà cessé d’exister. La question de son existence, de sa cessation ou de sa perpétuation ne concerne pas le Maurras de chair et de sang, mais une idée de Maurras, qui peut prendre des formes distinctes : soit le souvenir, qui peut être bon ou mauvais, soit une postérité, une influence, une inspiration. Moyennant quoi la question n’est pas de savoir, dans l’absolu et en général, si Maurras doit ou non cesser d’exister, mais de savoir s’il doit cesser ou continuer d’exister comme mauvais souvenir, comme bon souvenir, comme inspiration pour notre présent.

Et puisque personne n’a jamais demandé que Maurras cesse d’exister comme mauvais souvenir, puisque personne n’a jamais protesté contre la moindre chaire d’étude critique sur Maurras, on est forcé de conclure que ce n’est pas à cette demande inexistante que répond le président, qui n’est pas idiot, mais à une autre demande, celle qui existe bel et bien, à l’extrême droite principalement : celle d’une commémoration, sous la forme acritique de l’hommage. Sébastien Fontenelle l’a rappelé : avant que n’éclate un scandale autour du projet de « commémorer Maurras », le Livre des commémorations nationales de 2018 incluait une « présentation de l’auteur » absolument muette sur son antisémitisme, comme sur celui de l’écrivain collabo Jacques Chardonne, également inclus dans les festivités. Le fondateur de l’Action française y était simplement présenté comme « controversé » et « antinazi » – ce qui n’est pas absolument faux, mais singulièrement euphémique, et mensonger par omission. Bref : la seule « existence » de Maurras qui puisse être remise en question (et qui, de facto, l’a été) étant son existence comme figure respectable, comme bon souvenir ou comme inspiration pour le présent, c’est bien cette existence-là que défend notre président quand il brocarde ceux qui la refusent.

Par ailleurs, comme l’a rappelé Freud pour ce qui concerne la mémoire d’un individu, le travail d’anamnèse salutaire, celui par exemple qui a lieu dans une cure psychanalytique, est celui qui permet « tout à la fois d’élucider et d’annuler » les symptômes névrotiques  [3], et il en va de même à l’échelle collective : le travail d’anamnèse à réaliser collectivement sur Maurras (et un raisonnement analogue vaudrait bien entendu sur Pierre Loti, Colbert, Pétain et bien d’autres) ne saurait être une fin en soi. Il ne vaut au contraire que dans la mesure où il permet une élucidation du passé traumatique dont Maurras est l’un des noms propres, dont Pétain est un autre nom, et qu’un Zeev Sternhell a pu nommer le fascisme français [4], et l’intérêt de ladite élucidation est bien l’annulation du symptôme, c’est-à-dire (toujours selon les termes de Freud) du « symbole commémoratif » [5] : que ce passé cesse de faire retour de manière incontrôlée, qu’il cesse de hanter notre présent, de nous enfermer dans la répétition du pire, qu’il soit en somme dépassé, afin qu’émerge du possible, c’est-à-dire un avenir à proprement parler. Sans antisémitisme, sans racisme, sans fascisme.

Bref : l’énoncé « Maurras ne doit plus exister », dont le président se gausse, est en un sens la parole la plus sage qui soit, la plus rationnelle, la plus impérieuse. C’est pour que Maurras et Pétain n’existent plus, comme forces idéologiques efficaces, agissantes dans notre présent, et pour aucune autre raison, qu’un travail collectif est nécessaire autour du lieu de mémoire Maurras comme autour du lieu de mémoire Pétain. La question est donc de savoir si fleurir la tombe du « héros » Pétain et inscrire « l’écrivain » Maurras au calendrier des commémorations officielles du ministère de la Culture relève davantage du travail d’anamnèse, de mise à distance et de dépassement, ou du retour éternel du symptôme. La réponse, hélas, ne fait aucun doute, comme ne fait aucun doute cette autre conclusion : il faut n’être pas juif ou juive, ni tsigane, ni arménien·ne, ni homosexuel·le, ni descendant·e d’esclaves ou de colonisé·e·s, en tout cas n’être pas antiraciste, pour se gausser de celles et ceux qui veulent « que Maurras n’existe plus ».

Que Maurras n’existe plus, ni Pétain, ni Loti, ni Colbert et tant d’autres : tel est donc le programme concret, ou le commencement de programme concret, que l’on peut se donner en re-signifiant de manière positive la dernière en date des étiquettes infâmantes brandies par les réactionnaires : la « cancel culture » – culture de « l’annulation ». Nietzsche nous montre la voie, en un sens, lorsqu’il pense et valorise la culture comme un processus complexe mêlant transmission et invention, mais aussi sélection et soustraction, plutôt que comme une addition, un empilement, une pure et simple accumulation, en particulier dans sa Troisième considération intempestive : « Tel est le secret de toute culture : elle ne procure pas de membres artificiels, un nez en cire ou des yeux à lunettes ; par ces adjonctions on n’obtient qu’une carica¬ture de l’éducation. Elle est, elle, une délivrance ; elle arrache l’ivraie, déblaye les décombres, éloigne le ver qui blesse le tendre germe de la plante… » [6]

En se réappropriant une appellation qui se veut narquoise, on peut en tout cas concevoir une culture – ou peut-être une contre-culture – qui se donnerait comme objectif le « cancelling », c’est-à-dire l’annulation, l’abolition, le déblayage de toutes ces mauvaises herbes que sont le fascisme, l’antisémitisme, le racisme, ou encore le sexisme, la transphobie, l’homophobie, le validisme, la violence parentale et toutes les formes de mépris et d’oppression sociale.

La tâche est de longue haleine, bien entendu. On la nomme aussi politique d’émancipation, et elle implique évidemment, de manière non suffisante mais absolument nécessaire, une politique de la mémoire [7]. Pour le dire vite : si l’on veut « annuler » Maurras, Pétain, Loti, Colbert et les oppressions qu’ils ont incarnées, si l’on veut les dévitaliser et les reléguer dans un passé connu, pensé et dépassé, il importe de se souvenir de leurs méfaits, d’analyser leur avènement, donc de mener un travail de mémoire et d’histoire critique (à côté d’un travail social et judiciaire de condamnation, de punition, de réparation), mais il importe aussi, au préalable, de leur retirer leur légitimité en les sortant de ce que j’ai nommé nos « Olympes » : statuaire, noms de lieux publics ou toute autre forme de « lieu de mémoire légitime ».

P.-S.

Ces lignes reprennent, avec quelques modifications, un extrait de Politiques de la mémoires, qui vient de paraitre aux éditions Amsterdam. 178 pages, 12 euros

Notes

[1] Voir Paul Salmona, « À quoi sert la mise au ban de Maurras par la justice si l’amnésie vient la recouvrir ? », Le Monde, 7 janvier 2021. Voir aussi Laurent Joly, « D’une guerre l’autre. L’Action française, de l’Union sacrée à la Révolution nationale (1914-1944) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n°59/4, 2012

[2] Voir Sébastien Fontenelle, « Fêter Maurras », Les Empoisonneurs. Antisémitisme, islamophobie, xénophobie, Paris et Montréal, Lux, 2020.

[3] Sigmund Freud, « Une difficulté de la psychanalyse », L’Inquiétante Étrangeté et autres essais, trad. fr. F. Cambon, Paris, Gallimard, 1985.

[4] Zeev Sternhell, Ni droite ni gauche. L’idéologie fasciste en France, Paris, Gallimard, 2013

[5] Sigmund Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse, Petite bibliothèque Payot, 2015.

[6] Friedrich Nietzsche, Troisième considération intempestive : Schopenhauer éducateur, trad. fr. H. Albert, Wikisource, §1.

[7] Cela, Nietzsche l’a d’ailleurs très bien compris, puisque sa valorisation de l’émancipation, de l’allègement, et même de l’oubli, s’accompagne, tout au long de son œuvre, d’un constant travail d’anamnèse, qu’il nomme aussi « généalogie ».

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