Une vidéosurveillance peut en cacher une autre

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Posted on12 mars 2021

Ce serait enfoncer une porte ouverte que de dire que la vidéosurveillance est partout. Alors que la Cour des comptes critique l’absence totale d’efficacité de ces dispositifs, celle-ci est sans cesse promue comme une solution magique à des problèmes que l’on ne veut pas regarder en face. Pourtant, derrière l’effrayante banalité de la vidéosurveillance peut se cacher l’effarante illégalité de la vidéosurveillance automatisée, ou algorithmique.

C’est l’histoire d’une banale histoire de vidéosurveillance

L’AN2V, le lobby de la vidéosurveillance, faisait la promotion, dans l’édition 2020 de son guide annuel, de la vidéosurveillance automatisée (VSA). Véritable démonstration des possibilités sécuritaires, ce document regroupe des articles sur l’analyse algorithmique de nos vies et rêve de futurs toujours plus sombres. Mais ce « Pixel 2020 », comme il se fait appeler, donne également la parole aux revendeurs d’un des logiciels les plus utilisés dans le domaine de la VSA : Briefcam.

Quelle ne fut pas notre surprise en découvrant dans ce guide qu’un petit bourg d’à peine 7000 habitant·es, Moirans, pas très loin de Grenoble, utilise le logiciel Briefcam pour faire de l’analyse algorithmique à partir des images captées par les caméras de vidéosurveillance. Il est de notoriété publique que beaucoup de collectivités locales de tailles importantes utilisent ce logiciel, mais nous découvrions ici qu’un petit village peut également se l’offrir.

En 2016, la mairie de Moirans, sous l’impulsion d’un maire « divers droite » et profitant d’un fait divers récupéré par le Premier ministre et le ministre de l’Intérieur de l’époque pour faire la promotion du solutionnisme technologique qu’est la vidéosurveillance, décida de s’équiper d’une soixantaine de caméras. Heureusement que l’État était là, puisqu’une subvention de 80 % du coût total par le Fonds Interministériel de Prévention de la Délinquance (FIPD), les plus de 400 000 € du projet ne furent que relativement peu supportés par le budget communal. Mais jusque là, personne n’avait encore entendu parler de Briefcam à Moirans…

Un Briefcam sauvage apparaît !

Après quelques invectives en conseil municipal, la ville de Moirans décida de s’équiper de vidéosurveillance et passa un marché public pour cela. Comme pour tout marché public, elle rédigea un cahier des clauses techniques particulières (CCTP). Celui-ci était assez classique : des caméras de haute résolution, la possibilité de lire une plaque minéralogique jusqu’à une vitesse de 90 km/h (alors même que la configuration du centre-ville rend périlleuses les vitesses au-delà des 30), des poteaux, des fibres, des écrans pour consulter les images et des serveurs pour les enregistrer, etc. Jusque-ici, aucune trace d’analyse algorithmique.

C’est finalement en lisant les rapports de suivi des travaux que nous découvrîmes le pot aux roses. Au moment de l’exécution du marché public, l’entreprise qui avait obtenu le projet proposa d’inclure le logiciel Briefcam, alors même que les fonctionnalités de VSA n’étaient pas demandées par la ville dans le CCTP. Une démonstration fut organisée par l’entreprise qui avait obtenu le marché public, le budget fut modifié pour tenir compte de cet ajout, et depuis 2019 Briefcam surveille. Emballé, c’est pesé.

Quelles leçons en tirer ?

Jusqu’alors nous cherchions la VSA là où elle s’affiche, comme à Marseille et son CCTP dédié à la VSA, mais nous nous sommes rendu compte qu’une simple vidéosurveillance, aussi classique soit-elle, peut cacher de la vidéosurveillance automatisée. Bien entendu, le journal municipal de Moirans se garde bien d’annoncer que la ville est équipée d’un logiciel capable de faire de l’analyse biométrique des personnes (ce qui n’empêche pas le journal municipal de vanter les bienfaits supposés de la vidéosurveillance « classique »). La CNIL n’a également jamais entendu parlé d’une quelconque étude d’impact à Moirans, étape pourtant obligatoire à la mise en place d’un traitement de données — a fortiori ici de données sensibles que sont les données biométriques. La première leçon à tirer est donc qu’il est vital de documenter le moindre projet de vidéosurveillance, même celui qui semble le plus classique. Bonne nouvelle, nous avons mis à jour nos guides pour vous aider à le faire dans votre ville !

La deuxième leçon à tirer est que Briefcam se cache là où on ne l’attend pas. L’entreprise qui a décroché le marché public à Moirans et a refourgué du Briefcam sous le manteau s’appelle SPIE. Il s’agit d’un industriel du BTP, qui a pignon sur rue mais qui n’est pas un fabricant de logiciel de VSA. En réalité, SPIE a sous-traité la VSA à Moirans à une autre entreprise, nommée Nomadys, qui elle-même revend Briefcam, logiciel développé par l’entreprise du même nom.

Que la chasse à Briefcam soit ouverte !

Fin janvier, nous avons identifié une douzaine d’administrations ayant passé un marché public de vidéosurveillance avec l’entreprise SPIE. Le Bulletin officiel des annonces de marché public (BOAMP) permet d’obtenir facilement une telle liste (certes très incomplète). Nous leur avons envoyé à chacune une demande CADA réclamant la communication des documents relatifs à ces marchés publics. Très peu ont répondu, et les quelques réponses reçues, lorsqu’elles ne sont pas caviardées à outrance, restent silencieuses sur les logiciels revendus par SPIE et utilisés. En particulier, aucune n’a accepté de nous communiquer les manuels d’utilisation des logiciels utilisés, en prétextant un soi-disant secret industriel. Si l’article L. 311-5 du code des relations entre le public et l’administration permet en effet à une administration de refuser de communiquer un document qui contiendrait un secret protégé par la loi, comme un secret industriel ou commercial, les manuels d’utilisation que nous demandions n’indiquent pas comment fonctionnent ces logiciels, mais ce qu’ils sont capables de faire. Ce type de document est par ailleurs communicable aux États-Unis en application de règles légales similaires à celles servant en France à faire des demande CADA. Il nous reste encore à analyser en détails les réponses, et nous saisirons ensuite la CADA sur ces refus. Et peut-être que nous irons plus loin, qui sait ?

Vous aussi de votre côté vous pouvez nous rejoindre dans cette chasse à Briefcam ! Nous avons mis à jour nos guides pour faire des demandes CADA et vous pouvez nous rejoindre sur le forum Technopolice pour partager vos découvertes. Et, comme toujours, vous pouvez aussi nous aider en nous faisant un don.

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