À Grenoble, six militants écolos face à une justice kafkaïenne

Durée de lecture : 9 minutes 7 octobre 2020 / Gaspard d’Allens et Pablo Chignard (Reporterre)

À Grenoble, six militants écolos face à une justice kafkaïenne

Début septembre, six activistes grenoblois étaient arrêtés par la police en pleine nuit. Soupçonnés de vouloir créer «une zad», ils sont soumis depuis à un très strict contrôle judiciaire et attendent leur procès pour «association de malfaiteurs en vue de commettre des dégradations».

  • Grenoble (Isère), reportage

L’affaire a pris une tournure kafkaïenne. Dans la nuit du vendredi 4 au samedi 5 septembre 2020, six jeunes personnes ont été arrêtées par la police à proximité du jardin de la Buisserate, à Saint-Martin-le-Vinoux, en Isère. Elles étaient alors en repérage pour ouvrir une vieille bâtisse abandonnée dans l’idée, disent-elles, d’occuper les lieux et d’en faire «un espace convivial pour protéger le jardin» menacé par un projet immobilier. Depuis un an, la résistance grandit pour éviter que ce bout de nature ne disparaisse sous une énième chape de béton. On vous racontera l’histoire de ce jardin demain.

Mais, cette nuit-là, la machine répressive s’est emballée. Interpellés sur la voie publique à 3 h 30 du matin par la brigade anticriminalité, fouillés puis amenés en garde à vue, les six militants et militantes ont passé près de 60 heures au commissariat de Grenoble. Dans leur cellule, certains se sont vu prélever de force leur ADN, présent sur leurs masques ou leurs vêtements. En parallèle de cette garde à vue, cinq perquisitions ont été menées au domicile des activistes, chez leurs parents ou dans leurs colocations. Ordinateurs, clés USB, disque dur et téléphones portables ont été mis sous scellés. Des livres des géographes libertaires Élisée Reclus et Pierre Kropotkine, des auteurs du XIXe siècle, leur ont été confisqués comme autant de pièces à conviction. Des brochures sur des cantines véganes aussi. D’une simple garde à vue pour avoir pénétré sur un terrain privé, cette histoire s’est métamorphosée en une instruction judiciaire démentielle où les suspects, âgés de 21 à 29 ans, encourent jusqu’à cinq ans d’emprisonnement.

Alors que ce soir là, ils vivaient leur première expérience de la répression, les six se sont vus reprocher la participation à «une association de malfaiteurs en vue de commettre des dégradations». Ils ont également été poursuivis pour «tentative d’installation en réunion sur le terrain d’autrui». Après trois nuits passées au commissariat, ils ont été présentés lundi 7 septembre devant un juge d’instruction et ont écopé d’un lourd contrôle judiciaire : assignation à résidence entre 20 h et 7 h du matin, interdiction d’entrer en contact les uns et les unes avec les autres, pointage hebdomadaire au commissariat, obligation de travailler ou d’effectuer une formation, interdictions de se rendre sur la commune de Saint-Martin-le-Vinoux et de sortir du territoire national.

«La justice se fonde uniquement sur des intentions qu’elle fantasme»

Ces restrictions de liberté pourraient durer encore plusieurs mois, voire années, jusqu’au procès, dont la date n’a pas encore été fixée. Le collectif de soutien juridique CAR 38 qui accompagne les mis en examens dénonce la «dérive de l’État d’urgence sécuritaire» : «Cette nuit-là, aux abords du jardin de la Buisserate, aucune dégradation n’a été commise. Les infractions n’ont pas été matérialisées. La justice se fonde uniquement sur des intentions qu’elle fantasme, explique l’un de ses membres. C’est totalement disproportionné au regard des faits.»

Comment en est-on arrivé là? Le contexte a sûrement joué. Le ministre de l’Intérieur et des médias comme Valeurs actuelles ne cessent d’enchérir sur «l’ensauvagement grenoblois». Depuis plusieurs années, les autorités font face à une série de sabotages et d’incendies, en partie revendiquée par le milieu anarchiste. Or, cette nuit-là, deux heures avant les interpellations, une antenne téléphonique SFR a justement brûlé aux confins de la Drôme et de l’Isère, à 70 kilomètres des jardins. La police, sur les dents, craignant une attaque coordonnée a décidé de patrouiller autour des autres antennes-relais de la région. L’une d’entre elles se situe non loin des jardins de la Buisserate, dans la zone de fret de la SNCF. La brigade anticriminalité est alors tombée sur les six jeunes militants et les a arrêtés. À partir de là, tout s’est enchaîné : le récit policier s’est mis en branle.Le palais de justice de Grenoble.

Pendant les interrogatoires, les enquêteurs ont demandé aux militants s’ils avaient participé «aux événements», sans que ces derniers ne comprennent de quels événements il s’agissait. Les questions pleuvaient : «Faites-vous partie de l’extrême gauche et du mouvement anarcholibertaire?»; «Qui est le leader du groupe?»; «Êtes-vous contre le système?» Lors d’une perquisition, un membre de la police judiciaire a demandé à un suspect de se justifier : «Qu’est-ce qui prouve chez vous que vous n’êtes pas anarchiste?» Le jeune homme a sorti d’une armoire une écharpe de campagne de l’ancien maire de droite Alain Carignon et l’a brandie avec humour.

Mais rien n’y a fait. Le procureur Éric Vaillant — auparavant en poste à Cayenne, en Guyane — a estimé avoir face à lui «des professionnels». Au moment des interpellations, les forces de l’ordre ont trouvé sur eux des cartes SIM Lycamobile — qui permettent de téléphoner sans donner d’identité. La plaque d’immatriculation de leur voiture était masquée, un pied-de-biche et un marteau ont également été retrouvés non loin. La pression est montée d’un cran. Le parquet national antiterroriste, à Paris, a même été appelé mais a refusé de se saisir de l’enquête. Les autorités ont aussi fait fuiter l’histoire dans la presse locale et ont laissé entendre qu’il existait un lien entre l’incendie des antennes-relais et «la création d’une future zad», une expression qui n’a pourtant jamais été utilisée par les militants.

«Enjamber une barrière d’un mètre de haut est le seul acte illégal que l’on ait fait»

Dans leurs cellules, les six ont été complètement «déboussolés». «À partir d’un moment, ça a pris de telles proportions que j’ai perdu toute notion de réalité, confie l’un d’entre eux à Reporterre. Les enquêteurs ont fouillé dans notre intimité et cherché à nous coller des étiquettes, à nous faire entrer dans des cases. C’était très déstabilisant», dit-il.

Tous ont pourtant un casier judiciaire vierge et sont inconnus des services de police. Ils se qualifient eux-mêmes de «primo militants» ou de «bébés activistes». Arrivés récemment dans la lutte, après des lectures et des rencontres, ils ont commencé par se mobiliser contre un projet de centre commercial sur des terres agricoles aux portes de Grenoble avant de découvrir le jardin de la Buisserate.

Charlie [*] est ingénieur de formation et voudrait se reconvertir dans l’écoconstruction. Agathe a bouclé l’année dernière son master de langue française. Lise souhaiterait fabriquer des yourtes, tandis que Pierre vient de terminer ses études à Sciences Po Grenoble et anime aujourd’hui des ateliers d’éducation populaire. Jim était en service civique l’année dernière à Alternatiba [1]. Tous se disent «à la recherche de sens» et engagés en faveur de la justice sociale et de l’écologie.

  • Portraits de quatre des mis en examen

4 / 4

Ils peinent encore à prendre la mesure de ce qui leur est arrivé. «Enjamber une barrière d’un mètre de haut est le seul acte illégal que l’on ait fait, explique Charlie, 29 ans. On a aussi masqué notre plaque d’immatriculation et utilisé des téléphones Lyca, mais cela n’a rien d’exceptionnel. Ces pratiques se généralisent de plus en plus pour éviter la surveillance. A Greenpeace, où j’ai milité quand j’étais plus jeune, les activistes faisaient la même chose», dit-il.

«On vit une forme de déshumanisation»

L’instruction judiciaire ne fait que commencer mais dans les coulisses du palais de justice de Grenoble, le parquet avoue avoir fait fausse route. «Les jeunes gens arrêtés n’ont pas le profil des incendiaires de Grenoble», est-il dit en off à Reporterre. D’ailleurs, aucun d’entre eux n’avait de briquet ce soir-là : ils sont tous non-fumeurs. Qu’importe, l’association de malfaiteurs et les contrôles judiciaires sont maintenus. L’enquête se poursuit et les six amis ne peuvent plus se voir. Deux couples sont séparés par des barrières invisibles. Leur quotidien est cadenassé entre les pointages au commissariat et les couvre-feux. «On vit une forme de déshumanisation, ils veulent briser nos liens et nos engagements», dénoncent-ils.

La voiture de Charlie a même été mise sous scellés, avec à l’intérieur ses clés, son portefeuille et sa carte d’identité. Cela fait plus d’un mois maintenant qu’il ne peut pas récupérer ses affaires. «C’est une manière de me punir, c’est assez humiliant et gratuit», dit-il.L’ordonnance de placement sous contrôle judiciaire des six inculpés.

Du côté de la défense, les professionnels du droit sont, eux aussi, interloqués. «Cette affaire est complètement tirée par les cheveux, s’emporte Elsa Ghanassia, une des avocates de la défense. On utilise habituellement ce type de poursuite pour du grand banditisme. C’est la première fois à Grenoble que des militants y sont confrontés aussi violemment.» Cette affaire pourrait augurer de la création d’association de malfaiteurs à but purement préventif.

Les six amis ne sont pas pour autant abattus. Ils veulent continuer à lutter. «C’est rageant mais je préfère me concentrer sur ce que je peux faire, affirme l’un d’eux. Tout ce qu’ils gagnent, c’est de renforcer notre détermination. Pour faire face à la répression, il faut maintenant développer une culture de la résistance.»

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.