Scop-Ti : Autogestion, an II

19 novembre 2017 par Commission Journal (mensuel)

Exactement 1336 jours de lutte avec occupation d’usine en continu, encore un an de bataille juridique pour récupérer les droits d’exploitation, deux ans de production en parfaite autonomie, zéro cadeau du capital, et peut-être bientôt l’équilibre financier pour les 41 coopérantes et coopérants de l’usine de Gémenos (Bouches-du-Rhône). Alternative libertaire reprend le fil de la « saga » Fralib.

Lorsqu’on arrive ce jour-là à l’usine Scop-Ti de Gémenos, la guérite de sécurité est inoccupée, et le sas fermé. Un léger sentiment ­d’abandon dans un parking visiteurs quasi vide. Pendant quelques instants, connaissant la situation encore fragile de Fralib/Scop-Ti, on s’inquiète – fermeture juridique, AG extraordinaire, problème technique sur la chaîne ?

Lorsque arrive Gérard Cazorla – chargé (parmi de nombreuses autres activités) des relations publiques – il explique que « le copain » à l’entrée est souffrant et, polyvalence oblige, « on gère les entrées entre nous ».

Un coup dur : la perte de la marque éléphant

Nous dirigeant vers l’usine, nous passons des bâtiments techniques frappés du visage de Che Guevara et de slogans politiques. « On n’a pas eu le temps de nettoyer », s’amuse mon guide. Le passé – récent – est parfaitement assumé, et les camarades que j’interrogerai plus tard sur la chaîne, profondément fiers du chemin parcouru. Malgré les sacrifices, les doutes d’hier, les inquiétudes pour demain.

Car ce chemin a été semé d’embûches depuis août 2014, lorsque Fralib a gagné, con­tre Unilever, le droit de garder le site et l’outil de production. Embûche : La Communauté urbaine de Marseille (CUM) cède l’usine pour 1 euro symbolique, mais augmente le loyer de façon intenable. Embûche : la CUM rappelle l’entreprise, toujours sans activité à l’époque, à ses devoirs environnementaux et réglementaires, comme d’éloigner ses murs de la route. Là encore, ça bataille et ça négocie pied à pied pour démarrer dans des conditions viables. Embûche : on leur refuse l’usage de la marque Éléphant, née à Marseille et considérée comme patrimoniale par les Fralib depuis plus de cent vingt ans que des « générations de travailleurs en ont fait la notoriété ».

Cazorla insiste  : « On considérait qu’elle nous revenait » et qu’avec une « marque milliardaire » comme Lipton dans son portefeuille, Unilever pouvait bien se montrer conciliant. Rien du tout : « Il nous a fallu repartir de zéro. » Embûche : un an plus tard, en août 2015 à la veille de démarrer l’activité, il n’est pas question pour les Fralib de laisser les camarades restés au chômage tomber au RSA. Le devoir moral commande de les embaucher en avance de phase, dès le mois de mai, bien avant que les premières commandes n’arrivent et ne soient payées. Une partie des 2,85 millions d’euros versés par Unilever à la cession servira à prendre en charge les 29 premières et premiers salarié.es. « On a fait payer les casseurs », commente Gérard. Pourtant, un tel décaissement est lourd à assumer.

Mais assumer, les ouvriers et ouvrières de Scop-Ti en ont l’habitude depuis toutes ces années. Le contrepoint aux mots de « lutte », « combat », « sacrifices », ce sont les mots de « solidarité » et « soutien » qui reviennent toujours, pour désigner l’appui de la population locale, des familles, des mairies « de gauche, de la vraie gauche » qui leur ont permis de ne jamais flancher.

L’organe décisionnel : l’assemblée générale

Pourtant la barre, ils l’ont mise haut. En toile de fond de l’acti­vité d’aujourd’hui, le « projet alternatif » de 2011 stipulait :

pas un boulon ne doit sortir de l’usine ;
nous avons la compétence, pas besoin de patrons ;
retour à des produits de qualité aux arômes naturels, privilégiant les circuits courts locaux ;
nouvelle forme juridique, loin du modèle capita­liste.

Carton plein : cinq ans après le début d’une lutte épique, les Fralib ont maintenu l’outil de production et une partie de l’emploi, permis aux plus anciens de partir à la retraite à taux plein, réalisé un chiffre d’affaires de près de 3 millions d’euros en 2017, leur permettant de regarder l’avenir avec plus de confiance, créé deux marques, obtenu d’être distribué nationalement en circuits bio (Scop-Ti) comme en grandes surfaces traditionnelles (1336).

« On n’a jamais autant travaillé que depuis qu’on a tenté de nous priver d’emploi », rigole Gérard, lorsqu’on évoque la vitesse à laquelle l’usine s’est mobilisée pour créer du volume de ventes, une marque avec son design, des produits bio…

« Moralement, nous savons pourquoi nous sommes là », analyse-t-il pour parler autogestion. « Chacun a deux casquettes : salarié et coopérateur-militant. » Les décisions se prennent en AG, on pratique la polyvalence, par principe, mais surtout par besoin : l’usine tourne avec 45 personnes contre près de 200 avant 2011. Pour coordonner, un conseil d’administration de 11 membres élus pour quatre ans, révocables à tout moment. Trois d’entre eux forment un comité de pilotage en charge du quotidien. « Il a fallu prendre des titres (président, directeur général, etc.), mais ça n’a pas changé ma vie ! » L’organe décisionnel de l’entreprise est l’AG : « la politique salariale, les marques, les horaires, la réorganisation du travail… »

« Notre modèle c’était les Scop. Il nous a fallu apprendre. Nous connaissions, mais sans être dedans. Nous avons échangé avec des Scop existantes, puis entre nous. Il y a eu des réticents, d’au­tres étaient à fond pour. Finalement, le temps long de la lutte nous a permis de mûrir ce projet. Nous étions inspirés par des luttes passées bien sûr. Comme nous espérons que celle-ci en inspirera d’autres  ». Gérard Cazorla le rappelle : la lutte a tenu pendant trois ans parce que toutes et tous ont participé, dans une transparence indispensable à l’entraide et à l’efficacité. Finalement, ces pratiques ont continué une fois l’autonomie conquise contre Unilever.
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Les ouvriers et ouvrières de Gémenos ont perdu du salaire, c’est vrai. Mis à part quelques individualités, toutes et tous sont là depuis le début, et la conscience révolutionnaire qui les anime est palpable, empêchant que le projet ne soit rattrapé par l’esprit du capitalisme, comme c’est souvent le cas des programmes coopératifs qui, avec le succès, en viennent à légitimer une forme d’auto-exploitation.

Il est trop tôt pour jurer de rien. Certes on sent sur la chaîne, dans les allées, les bureaux, sur les visages, que la lutte est une chose vivante, pas un concept. Mais qu’elle a laissé autant de détermination que de fatigue. Personne ici ne flanche quand on parle du présent – « je travaille plus mais je sais pourquoi » –, mais il va être nécessaire d’augmenter les ef­fectifs. Jean-Marc, technicien de maintenance, espère « développer le carnet de commandes pour pouvoir embaucher ». Gérard est confiant  : « On a mûri le projet et on y est arrivé. Souvent il faut une décennie à une marque pour être connue ; 1336 s’est fait connaître en deux ans, même si sa notoriété n’est pas encore suffisante. »
180.000 euros reçus en soutien

La marque 1336 se vend bien. Le travail acharné des camarades explique ce succès, tout comme la solidarité populaire. Gérard s’en émeut : « C’est extraordi­naire, en seulement deux mois de crowdfunding nous avons recueilli 180.000 euros de la part de 1.600 donateurs, au-delà des milieux militants et associatifs ! » L’engouement pour Fralib n’est pas retombé : « Ce que nous avons fait parle à beaucoup de gens qui ne sont pas de notre bord mais voient que nous avons sauvé une entreprise et les valeurs que nous portons, le local, l’emploi… Nous recevons sans cesse des vacanciers, des curieux, qui sonnent à la grille pour toucher du doigt notre combat. »

Jean-Marc a la gorge qui se ­serre quand il évoque les années de lutte, où des retraités, des ouvriers et ouvrières, des gens sans le sou envoyaient des chèques de soutien de 50 euros  : « C’est ce qui m’a permis de tenir. La solidarité. »

magazine-2-a9666.jpgA lire aussi :

« Quatres raisons politiques de soutenir Scop-Ti »

dans le mensuel Alternative Libertaire n°277 (Novembre 2017)

La révolution, c’est bio, c’est bon

Et Fralib prépare de nouveaux projets : d’une part, production d’un thé de haute qualité issu de théiers centenaires avec une coopérative vietnamienne, en échange d’une aide aux paysans pour développer leur filière bio ; d’autre part, développement d’un circuit d’approvisionnement court pour tous les produits de terroir, comme un tilleul « millésimé » des Baronnies (Drôme provençale). Désormais engagée dans des activités culturelles (théâtre), l’usine est ouverte à la vente publique et mène des projets associatifs avec l’association
« Ce que je souhaite ? Une révolution. » Raymonde, 59 ans, opératrice sur machine, déballe des sachets de thés. Avec calme, mais passion, elle dit les cinq ans passés, que la lutte paie, que les fermetures d’usine ne sont pas une fatalité, qu’il faut que « les gens se battent »… « Je souhaite qu’il y ait une révolution, comme les anciens l’ont faite pour obtenir des droits. Parce que l’autre-là, le Macron, il est en train de les détruire. Il ne faut pas baisser les bras. »

Pas question de baisser les bras en effet  : l’équilibre n’est pas encore atteint ; Scop-Ti compte sur l’actuelle campagne de socio-financement et sur les réseaux de distribution militants pour passer le cap.

Texte et photos : Cuervo (AL Marseille)
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