La terre, les morts et nos ancêtres

Retour sur une obsession d’extrême droite

par Christine Delphy, Sylvie Tissot
28 septembre 2016
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« Dès que l’on devient français, nos ancêtres sont gaulois », a déclaré Nicolas Sarkozy, suscitant un déluge de protestations : nos ancêtres sont bien plus nombreux et divers que « les Gaulois » lui a-t-on fait savoir de partout. Ces protestations sont insuffisantes. Ce sont les termes mêmes du débat qu’il faut dénoncer.

« Nos ancêtres, les Gaulois » : la construction de ce mythe de l’histoire de France a déjà été étudiée. Il est contemporain d’une République qui s’impose sur la base d’un récit glorieux, qui vise à effacer l’humiliation de la défaite face à la Prusse en 1870, et annonce la conquête coloniale célébrée par les Républicains. En tant que mythe, il repose sur la sélection de faits, la célébration de dates, la vénération de héros – tout ce qui favorise les déclarations du type de celles qu’on a entendues dans la bouche de Nicolas Sarkozy, dénoncées par plusieurs historiens comme autant de « contre-vérités ». La construction de ces mythes est bel et bien une « invention ».

Pourtant se limiter à corriger des erreurs historiques sur la base d’un savoir universitaire est une réplique bien faible face à cette déclaration odieuse. Odieuse par ses présupposés assimilationnistes, et donc racistes, car outre s’inventer de nouveaux parents, cette injonction implique celle d’oublier ses parents et ses grand parents, de les rayer de sa mémoire, de faire table rase d’une culture décrétée indésirable.

Il ne suffit pas de rappeler la « vraie » liste de « nos ancêtres », comme l’a d’ailleurs fait bien volontiers Nicolas Sarkozy – consentant à inclure, dans la liste, « tirailleurs musulmans », « harkis » et autres méritants de la République. Car quand bien même on réécrirait l’histoire de France dans un sens plus inclusif, reste à s’interroger sur ce que signifie une histoire rabattue sur « nos ancêtres ».

Ce rapport au passé révèle une obsession de l’identité nationale, un désir maladif de la décrire et de la définir ; or on le sait, depuis le funeste débat sur « sur l’identité nationale », celle-ci est toujours destinée, en 2016 comme en 1930, à servir le but de distinguer les « bons » Français des « mauvais » Français, et à énoncer une liste limitative des « valeurs » et des « modes de vie » acceptables. Le corps politique tente d’imposer des normes à la société, de plus en plus homogénéisée, uniformisée, et donc de moins en moins civile.

Ce tropisme vers « nos ancêtres » repose sur une vision anti-démocratique, un mépris pour les droits individuels, qui consistent à dicter aux individus la nourriture, les vêtements, les lectures ou encore les croyances qu’ils doivent adopter. C’est une logique totalitaire mais aussi fascisante. Car elle prend le relais de l’idéologie d’extrême-droite qui structure la vie politique française de l’entre-deux-guerres. Dans « l’entre-deux-guerres » (quelle perspective joyeuse est induite par cette appellation !), l’exaltation barrésienne de la terre et des morts et sa célébration morbide d’un passé inventé, à l’étalon duquel tout est évalué, visent à distinguer entre les « vrais » – ceux qui s’identifient aux morts – et ceux qu’on exclut progressivement de la nation, les étrangers et les Juifs.

En dépit de cela, dit Mélenchon, le débat lancé par Nicolas Sarkozy, n’est « pas nul ». Pour celui qui se veut le candidat de la gauche de la gauche (même s’il estime aujourd’hui que le clivage gauche/droite n’est pas le plus pertinent), la question « identitaire » est pertinente – plus que la lutte contre le chômage, contre la casse des droits sociaux, ou encore contre les discriminations. C’est affligeant. Son seul désaccord avec Nicolas Sarkozy porte sur ses ancêtres à lui, qui sont ceux de 1789 : une référence historique là encore érigée en un moment univoque et indépassable, qui nous fait oublier, par exemple, que 1789 signe d’une main républicaine l’exclusion des femmes de la vie politique.

A ce sujet, il est instructif d’écouter Mélenchon jusqu’au bout : « Je préfère des gens qui savent ce qu’ils veulent, ils posent leurs idées sur la table ». Dans l’indulgence curieuse de Mélenchon pour Sarkozy, il y a aussi cet amour pour une virilité couillue. Car à l’évidence il ne s’agit pas seulement, étalées sur la table, de simples « idées ».

Voilà le débat politique qu’on nous promet : un concours de virilité, l’obsession pour « nos » morts, bref un ferme rappel pour nous, enfants égarés et sans repères, à l’obéissance et au respect que nous devons à nos papas, d’hier et d’aujourd’hui. Tout un programme… d’extrême droite.

Il faut refuser cette identité qui est morbide, fausse, excluante et conquérante. Peu d’entre nous, hormis les princes « du sang », peuvent « remonter » dans leur généalogie (une mode suspecte), jusqu’à leurs arrière-grands parents. Et là, pour s’apercevoir qu’on ne sait vraiment pas d’où ils venaient. Notre diversité ne commence pas avec les Gaulois et les Ostrogoths. Et elle ne se termine pas là, comme si après, passées les « grandes invasions », chacun.e avait une origine fixe (l’une Wisigoth et l’autre Ligure) ; et comme si, la liste des origines étant fixée pour toujours, tout ce petit monde s’entremariait benoîtement pendant les siècles des siècles. Non, d’autres gens sont arrivés, d’autres gens sont partis, ça a continué à valser dans tous les coins.

N’essayons pas de graver dans le marbre, encore moins dans la terre, des origines anciennes et certifiées qui nous donneraient des droits sur l’existence présente d’autrui. Evitons de dire : « J’étais là il y a deux mille ans » pour chasser celle qui était là il y a 50 ans ou celui qui vient d’arriver. Restons à l’échelle de nos vies. Réjouissons-nous si nous avons connu nos deux grand-mères. Et célébrons le fait que la France n’est, pas plus que les autres, un « vieux pays ».

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