Nouvelle-Calédonie : Mémoires de colonisés

paru dans CQFD n°145 (juillet-août 2016), rubrique Le dossier, par Xavier Bonnefond

En avril 1917, des Kanak du nord de la Grande-Terre se lancent dans une guerre contre les colons et les autorités françaises douze mois durant. Vaincus, c’est par la parole et l’écriture qu’ils prirent le soin de garder mémoire de cet événement essentiel dans l’affirmation de l’identité kanak. Depuis les années 1970, l’anthropologue français Alban Bensa s’attache à recueillir des récits, en langue paicî [1] décrivant et interprétant la guerre de 1917 – dont des ténô, longs poèmes de tradition orale et écrite. Les textes polyphoniques qui composent le livre bilingue Les Sanglots de l’aigle-pêcheur (Anacharsis, 2015) donnent la voix aux récits des colonisés. Entretien avec Alban Bensa.

tëmää cai tëmää

têrê cai têrê cai

tëmää-rî i pwärä-to

têrê i pwärä-ùù

têrê i pwärä-to kë Kowi

pwärä-ùù kë Apégu

pwärä-ùù mä pwa-au

pwârä-to mä pwa-wârî-co ùù mä pwa-täjii

to mä pwa méaa-ri gu

Traduction :

écoutez donc écoutez voir

entendez donc entendez voir

écoutez ensemble l’appel

entendez le cri poussé

entendez l’appel de Kowi

le cri lancé par Apégu

le cri et les lamentations

l’appel lancé et les regrets

les cris et les oppositions

l’appel heureux des fugitifs.

CQFD : Lorsqu’au début du XIXe siècle les colons européens et les Australiens blancs arrivent en Nouvelle-Calédonie, quelles pratiques de mémoire kanak rencontrent-ils ?

Alban Bensa  : Autant qu’on puisse savoir, les Kanak n’avaient pas, alors, d’écriture. Leur univers social était relativement mobile, avec des fondations, des refondations et des éclatements de clans. La mémoire orale y jouait un rôle politique essentiel : elle permettait de savoir qui était arrivé le premier, qui avait été accueilli et comment. Cette mémoire les aidait à s’organiser et à construire leurs institutions politiques. L’arrivée des Européens a modifié la donne. La colonisation a été une catastrophe pour les Kanak : leur population a été réduite de 80 %, ils ont été chassés de leurs terres, obligés de se replier dans des espaces qu’on leur attribue à partir de 1876 – les « Réserves ». Il leur a donc fallu se réorganiser et penser cette nouvelle histoire qui commençait. La mémoire a été sollicitée pour cela : une mémoire précoloniale, pour se souvenir de la situation antérieure, ou bien une mémoire contemporaine des spoliations foncières, de la disparition des chefs, de la mort d’énormément de gens…

Quand la France prend officiellement possession de la Nouvelle-Calédonie, en 1853, les Kanak développent aussitôt une technique ancienne de gravure sur des bambous, en y dessinant des images de la colonisation : l’arrivée des canonnières, les costumes militaires, les fusils, les nouvelles robes pour les femmes, l’alcool, etc. De 1854 à 1920, les Kanak utiliseront intensément le bambou gravé comme support de leur mémoire, notamment lors de l’insurrection de 1878 [2]. Même si nous ne disposons pas de ces récits ou commentaires oraux, il s’agissait sans doute avant tout d’intégrer le choc colonial à l’aide d’un nouveau support narratif, pour l’appréhender.

L’apprentissage de l’écriture est dispensé dans les écoles missionnaires et les écoles bibliques dès le XIXe siècle. Dans des cahiers, les Kanak se mettent à écrire l’histoire de l’arrivée des Européens, bien sûr, mais aussi l’histoire de leurs chefferies, et notamment l’histoire de la réorganisation de leur vie politique dans le contexte des Réserves. Peu de personnes ont prêté attention à ces écrits, à cause de cette idée que des gens perdus au milieu du Pacifique ne pouvaient pas s’intéresser à l’écriture : on les imaginait plus volontiers comme les vestiges vivants d’une société à tradition orale.

Dans la société kanak, qui prend en charge le travail de mémorisation  ?

Il faut avant tout prendre en compte que tous les individus ont un niveau de savoir personnel très élevé, en botanique et en biologie par exemple, et que le travail de mémorisation peut donc être pris en charge par des personnes très diverses. Dans les sociétés très hiérarchisées, à l’image de la Polynésie, le savoir est monopolisé par des maîtres de la parole, des castes de savants, alors qu’en Nouvelle-Calédonie, tout le monde doit entretenir son stock de connaissances pour pouvoir exister et s’inscrire dans l’organisation sociale. Mais plus spécifiquement, ce sont souvent les individus les plus discrets qui ont pris en charge le travail de mémoire, jusqu’à récemment. Par exemple, les maîtres de la terre, les magiciens des cultures, les voyants et les guérisseurs, tous de statut intermédiaire, entre les gens de haut rang et les sujets de la chefferie.

Une des particularités de la mémoire de la guerre de 1917, c’est sa pérennité : les récits sont encore dans bien des têtes lorsque vous arrivez en 1973 au nord de la Grande-Terre.

La région de Koné, où nous avons travaillé avec le linguiste Jean-Claude Rivierre [3], est précisément la plus touchée par les événements de 1917. Cette révolte a entraîné une répression considérable. Les gens ont à nouveau perdu des terres, des libertés, de l’autonomie. Cela a provoqué un véritable traumatisme régional. Quand nous arrivons, en 1973, c’est alors la guerre kanak de 1917 et ses conséquences qui font références historiques. Nous ne l’avons pas compris à l’époque, mais 1917 est l’équivalent régional en Nouvelle-Calédonie de la Seconde Guerre mondiale en France, avec l’occupation, la collaboration, la résistance, et les institutions créées à ce moment-là. Il s’agit d’un socle mémoriel à partir duquel la société a dû, une nouvelle fois, se réorganiser. Dans la région de Koné, il y a un avant et un après 1917. Si on fait une anthropologie sans histoire, on passe à côté de ça.

1-282.jpgPour parler d’un même événement, on trouve donc une pluralité de récits, en constante réactualisation…

Les récits et poésies recueillis s’étalent de 1919 à 2011. Le livre montre bien la continuité et la succession des réinterprétations de la guerre de 1917. Les Kanak d’aujourd’hui, forcément, ne voient pas ces événements de la même manière qu’en 1919. Il ne s’agit pas de reproduire à l’identique quelque chose d’originel, les gens parlent toujours dans des moments particuliers, et depuis une position particulière. C’est une création continue, ici toujours fondée sur la défense ou la revendication d’un statut politique. Dans les années 1970, par exemple, la revendication foncière va croissant et la toponymie n’est donc jamais présente gratuitement dans les récits ; elle est là pour rappeler les spoliations foncières de 1917 et la volonté de réappropriation kanak de l’espace. Plus tard, à partir de la fin des années 1990, des indépendantistes et certains non-indépendantistes portent l’idée que les Kanak et les Blancs doivent se construire un destin commun. Les récits kanak tendent alors à s’inscrire dans cette vision. Ils montrent que cette révolte de 1917 n’avait pas pour but de jeter tous les Blancs à la mer, mais était au contraire une main tendue pour trouver une solution commune. La ligne politique n’est plus du tout une ligne de revanche.

Depuis la montée des revendications indépendantistes, quelle a été l’évolution des formes de mémoire ?

Après les événements qui ont secoué la Nouvelle-Calédonie de 1984 [4] à 1989, un autre rapport à la mémoire s’esquisse, se détachant des territoires et posant en référence des héros. La commémoration du 24 septembre 2009 à la mémoire des guerriers révoltés kanak de 1917 témoigne par exemple de la volonté de transformer ces personnages en héros nationaux en passant par une mythologie englobante. Ces personnages doivent devenir des ancêtres garants de la souveraineté du pays kanak, dans la perspective de l’indépendance. La publication du livre est inséparable de ce travail symbolique, qui permet la résurrection de la mémoire de 1917.

Concrètement, comment avez-vous procédé pour recueillir tous ces récits, pour en situer les narrateurs ?

Le travail d’enregistrement, de transcription et de traduction des récits s’inscrit dans la filiation du pasteur Maurice Leenhardt, qui travaillait ainsi dans les années 1920. Dans les années 1960, des linguistes se sont rendus en Nouvelle-Calédonie dans l’intention d’établir un système de transcription fiable, améliorant celui de Leenhardt. C’est ainsi que j’ai appris à écrire correctement les noms, à écrire sous dictée, puis, petit à petit, à traduire. Cela a débouché sur un volume important de textes, qu’il a fallu trier, et c’est là que l’aide de Kacué Yvon Goromoedo, co-auteur du livre et spécialiste de la langue paicî, a été précieuse. Il est de Koné, ses parents et grands-parents sont très au courant de la guerre de 1917. Il a pu apporter ses appréciations sur les textes, sa connaissance des toponymies, de l’histoire des lignages, des clans, de la cosmogonie, et commenter les récits dits par ces hommes et ces femmes, qu’il s’agisse d’agriculteurs, d’éleveurs, de porte-parole des familles, des clans ou des terroirs.

L’intention de ce livre, aux multiples sources, est également d’expérimenter des méthodes de recherche permettant une autre vision de l’histoire…

L’idée était de mettre les récits et les commentaires sur le même plan, que le tout s’équilibre, pour éviter d’être dans cette position de donneurs de leçons qui consacre « l’autorité ethnographique ». Quand on se plonge dans tous ces textes, et notamment les 1 600 vers traduits du paicî, on s’aperçoit qu’il y a là une véritable vision de l’histoire, la vision des vaincus, leur interprétation des événements qu’ils ont subis ou suscités, leurs catégories de classement. C’est pour ça que j’ai pu parler d’histoire équitable, dans le sillage de Romain Bertrand qui considère qu’il n’y a pas que les chercheurs européens, patentés, travaillant sur archives, qui ont la légitimité pour dire l’histoire [5]. Cette démarche de reconnaissance des productions intellectuelles de tous les peuples fait partie d’un mouvement historiographique important qui entend prendre en considération les élaborations et créations narratives de peuples vaincus, marginalisés ou colonisés, mettre au premier plan leurs points de vue sur l’histoire. Cela ne veut pas dire que les historiens européens n’ont rien à dire d’intéressant, cela signifie seulement qu’il existe plusieurs regards sur l’histoire qui souvent ne convergent pas. Il faut en prendre acte.

Notes

[1] Le paicî est la langue des régions de Poindimié et de Koné, elle est l’une des quatre langues vernaculaires enseignées dans le secondaire et le supérieur, en plus de la langue officielle, le français.

[2] En réaction à l’intensification de la spoliation foncière, les Kanaks se soulevèrent en juin 1878. La répression par l’armée française entraîna le massacre d’un millier de révoltés environ.

[3] Auteur de plusieurs dictionnaires de langues kanak et de nombreuses études linguistiques sur les langues mélanésiennes.

[4] La protestation insurrectionnelle kanak de 1984 à 1989 a permis l’ouverture d’une période de rééquilibrage économique, politique, sociale et culturelle en Nouvelle-Calédonie, en faveur des Kanak et finalement du reste de la population de l’archipel.

[5] R. Bertrand, L’histoire à parts égales, Paris, 2011.

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