La France en « guerre contre le terrorisme » ou le retour du choc des barbaries Entretien avec Gilbert Achcar

Par Jim Cohen
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Que signifie le fait d’être « en guerre », comme l’affirme F. Hollande, contre le terrorisme de type Etat islamique (Daech) ? Dans quelle mesure la déclaration de l’état d’urgence répond-elle à des considérations de politique électorale ? Quels liens peut-on établir entre la guerre à multiples fronts qui s’est installée en Syrie et en Irak d’une part, les attentats contre des civils en France en janvier et en novembre 2015 d’autre part ? Gilbert Achcar, observateur politique expérimenté du Moyen-Orient et de l’Europe, répond aux questions de Mouvements

M. Dans un article publié récemment (« La France renoue avec l’état d’exception », version écourtée parue dans Le Monde le 25 novembre 2015 ; version intégrale publiée sur le site Alencontre), tu écris qu’« il ne s’agit pas d’un duel entre Daech et la France, mais bien d’un attentat [qui] constitue au premier chef une retombée fatale du conflit que les puissances mondiales ont laissé dégénérer en Syrie ». Quel rapport, au fond, entre les attentats du 13 novembre et la guerre « là-bas », en Syrie et en Irak ? Est-il exact de dire que les attentats sont une réponse de Daech à la participation française aux opérations militaires en Syrie ?

G.A. Tout d’abord, il faut rappeler que c’est ainsi du moins que Daech présente ses opérations : comme s’inscrivant dans la guerre en cours dont la Syrie et l’Irak sont les principaux théâtres, et dont la France est un protagoniste distingué. Mais ce que j’ai voulu dire est plus général que cette constatation somme toute banale. Je renvoyais à la raison profonde de l’émergence du phénomène Daech en Syrie depuis 2013 avec son expansion soudaine en Irak en 2014, puis l’extension de ses activités à de nombreux théâtres tant dans l’espace arabophone qu’en Turquie, en France ou aux Etats-Unis. Il est bien évident qu’il ne s’agit pas d’un « duel » entre Daech et l’Etat français, mais bien d’un phénomène plus général.

Au lendemain des attentats du 11 Septembre 2001, j’avais souligné le fait qu’Al-Qaïda est une réponse barbare (mineure en comparaison) à la barbarie majeure de l’impérialisme états-unien au Moyen-Orient. Avec ses alliés, dont l’impérialisme français, celui-ci avait détruit l’Irak en 1991, puis imposé à ce pays un embargo génocidaire au vu de ses résultats (près d’un million de morts par surcroît de mortalité, surtout enfantine, entre 1991 et 2003). Au lendemain de l’invasion de l’Irak en 2003, j’ai prédit que, loin d’établir une Pax americana, l’occupation allait donner lieu à un nouvel épisode plus virulent de ce que j’appelle « le choc des barbaries ». On l’a vu avec la dialectique terrible entre, d’une part, la brutalité de l’occupation et la torture à Abou-Ghraib, et, d’autre part, l’établissement et l’expansion d’Al-Qaïda en Irak sous le nom de « l’Etat islamique d’Irak » (EII).

Après 2007, cependant, en changeant de stratégie et en s’appuyant sur les tribus arabes sunnites, Washington avait réussi à refouler l’EII et à le marginaliser. C’est l’effroyable chaos sanglant que les puissances mondiales ont laissé s’établir en Syrie à partir de 2012, avec la carte blanche de fait qui a été donnée au régime baasiste syrien – « l’Etat de barbarie » comme l’avait bien nommé Michel Seurat, qui a payé de sa vie cette témérité – ce sont ces conditions qui ont permis la résurgence de l’EII, renommé « Etat islamique en Irak et en Syrie » en 2014, puis « Etat islamique » tout court, en se démarquant d’Al-Qaïda au point de faire apparaître cette dernière organisation comme presque modérée !

M. Comment inscris-tu le phénomène Daech dans l’histoire récente – et de plus longue durée – des interventions occidentales, principalement américaines, au Moyen-Orient ? Le lien avec l’aventure néoconservatrice ratée de Bush/Cheney (2001-2004) est évident… mais que peut-on en conclure ? Si on insère les événements récents en France dans le contexte d’une histoire plus longue, ne voit-on pas à l’œuvre une spirale, c’est-à-dire un effet par lequel chaque intervention successive des Etats-Unis (avec éventuelle participation britannique et française) et chaque alliance nouée localement contre l’adversaire du moment engendre à terme des adversaires encore plus intransigeants, ce que Philip Golub appelle « the imperial fix » (« fix » au sens de la dose de drogue dont on ne peut plus se passer, qui « soulage ») ?

G.A. En effet, la corrélation est évidente entre les agissements impériaux qu’ils soient états-unien, britannique, français, ou encore, bien sûr, soviétique naguère (en Afghanistan) et russe aujourd’hui (Tchétchénie, Syrie), et la contre-violence qu’ils inspirent et suscitent. C’est bien cela « le choc des barbaries », la barbarie majeure des diverses puissances impériales engendrant la barbarie mineure des ripostes fanatisées, qu’elles soient ultra-nationalistes ou religieuses intégristes.

Dans le cas français, on a déjà vu cette dialectique à l’œuvre dans la guerre d’Algérie, où l’implacable violence du colonialisme français a suscité une contre-violence du FLN, qui est cependant restée relativement bridée par l’horizon progressiste qui prévalait dans les luttes anti-impérialistes jusqu’aux années 1970. Les agissements de l’impérialisme français en Afrique et, plus encore, l’exacerbation du legs colonial africain sur le territoire français – sous la forme de l’aggravation de ce que Manuel Valls a très justement appelé après les attentats de janvier 2015 (en regrettant certainement de l’avoir dit depuis lors) un « apartheid territorial, social, ethnique  » – envenimé par la recrudescence des manifestations d’islamophobie sur fond de crise socio-économique, tout cela a créé un terreau fort propice au recrutement terroriste d’une frange de jeunes victimes de cet état de choses.

M. Que signifient les déclarations de Manuel Valls et de François Hollande sur le thème « la France est en guerre » ? Il y certainement « interpénétration entre champs de bataille », mais on peut penser que de telles déclarations servent aussi (ou surtout) des fins de politique électorale française. Qu’en penses-tu ?

G.A. Il est tout à fait affligeant de voir comment, dans un pays où a dominé une forte critique de la façon dont l’administration Bush a traité de la question du terrorisme en le promouvant au statut de « guerre » – comme en témoigne l’unanimité critique à ce sujet d’un Hubert Védrine et d’un Dominique de Villepin – un président qui se dit « socialiste » reproduit la même antienne. Le but est le même dans les deux cas : un président au plus bas dans les sondages croit trouver dans le terrorisme une aubaine pour se construire une popularité.

Quoi de plus fort, en effet, que « l’union sacrée » en temps de guerre ? En déclarant la guerre, le « chef de l’Etat » s’érige en commandant des armées et s’attend à ce que la nation se rallie à son « panache blanc » comme les soldats se rallièrent à celui du futur Henri IV. Cela avait marché un temps pour George W. Bush : il était remonté du nadir au zénith dans les sondages, et avait même pu remporter confortablement l’élection présidentielle suivante en 2004. Il faut dire que, dans son cas, le traumatisme du 11 septembre avait été bien plus grand que celui des attentats de Paris, d’une part, et de l’autre, les Etats-Unis se sont engagés sous sa houlette dans une vraie guerre après l’autre en Afghanistan, puis en Irak. Ce n’est qu’avec l’enlisement des deux occupations et la croissance des résistances armées, à partir de 2006 en particulier, que la « guerre contre le terrorisme » s’est retournée contre son promoteur. Or pour le malheur de François Hollande, le scénario est déjà galvaudé et sa crédibilité est largement atteinte. « L’état de grâce » n’a duré que quelques jours. Les habits neufs de l’empereur Hollande se sont avérés transparents, l’exposant dans toute sa nudité.

M. Comment interpréter et comment évaluer l’état d’urgence décidé par le gouvernement puis prolongé par décision de l’Assemblée nationale ?

G.A. Cela fait partie de la panoplie de l’apprenti-généralissime. Bush a eu recours au Patriot Act, comme François Hollande a recours à l’état d’urgence, avec la différence que la tradition libérale de prévention contre l’Etat aux Etats-Unis, qui contraste fortement avec la tradition bonapartiste de toute-puissance de l’Etat en France, fait que le gouvernement français suspend bien plus radicalement les droits civiques au nom de « l’état d’urgence » que n’a pu le faire l’Etat fédéral états-unien au nom du Patriot Act. Cela fait le jeu des terroristes, plus encore que la déclaration de guerre : ceux qui cherchent à « terroriser les terroristes », selon la formule de feu Charles Pasqua, ont en commun avec leurs ennemis le bafouement de l’état de droit, fruit de la civilisation des mœurs. C’est une vielle histoire : « pas de liberté aux ennemis de la liberté » mène tout droit à la dictature.

Ce qui est plus grave encore que l’état d’urgence, qui reste limité dans le temps, c’est la volonté de Hollande-Valls d’inscrire le tournant répressif dans la constitution même, alors qu’il s’agit déjà d’une des constitutions occidentales les moins démocratiques émanant d’un régime – la Vème République – fondé suite à un coup d’état bonapartiste en 1958 (le troisième en France, après ceux qui ont fondé les deux Empires napoléoniens). Dans un pays où une victoire électorale de l’extrême droite est de l’ordre du possible, avec même une probabilité élevée, cela relève d’un manque très grave de conscience démocratique et de responsabilité politique chez des dirigeants qui ont l’impudeur de se réclamer de Jean Jaurès.

En outre, tout le monde sait que ces gesticulations répressives n’ont aucune efficacité. Bien au contraire, dans la mesure où le déni de droit, comme d’ailleurs la menace de déni de citoyenneté que représente le projet de loi de Hollande-Valls sur la déchéance de nationalité, sont très clairement dirigés très majoritairement, voire presque exclusivement, contre les citoyens français d’origine africaine, ces gesticulations sont de nature à envenimer la condition des colonisés de l’intérieur et, partant, de faciliter le recrutement terroriste parmi eux.

M. Il n’y a pas que les Indigènes de la République qui attirent l’attention sur le rapport entre le recrutement par EI/Daech de jeunes français et l’histoire coloniale du pays. Dans son dernier livre Gilles Kepel le souligne aussi. Si ce lien est établi, que faut-il en conclure ? En quoi consisterait une lutte préventive efficace contre la formation de réseaux (dits) jihadistes ?

G.A. Sur ce sujet, je me contenterai de réitérer ce que j’ai écrit dans ma tribune publiée dans Le Monde : le désenclavement territorial, social et ethnique des populations d’origine immigrée et la fin de toutes les discriminations qu’elles subissent doivent constituer la réponse prioritaire au danger terroriste. Cela doit se combiner avec une politique extérieure qui remplace la vente des canons et la fanfaronnade militaire d’un Etat qui tient à jouer à la puissance impériale par une politique de paix, de droits humains et de développement conforme à la charte des Nations unies dont il est coauteur. La ministre suédoise sociale-démocrate des affaires étrangères, qui a décidé d’interdire la vente d’armements au royaume saoudien par les marchands de canons de son pays, a montré la voie.

La réponse adéquate au danger terroriste, c’est aussi un soutien résolu, mais non intrusif, à celles et ceux qui se battent pour la démocratie et l’émancipation au Moyen-Orient et en Afrique du Nord contre l’ensemble des Etats despotiques de la région, qu’il s’agisse des monarchies pétrolières ou des dictatures militaires et policières.

Gilbert Achcar est professeur à l’Université de Londres, School of Oriental and African Studies (SOAS). Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont : Morbid Symptoms: The Arab Uprising Five Years On, University of California Press/Saqi Books (à paraître) ; Le peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe, Sindbad/Actes Sud, 2013 ; Les Arabes et l’Holocauste, Actes Sud, 2009 ; Le Choc des barbaries : terrorismes et désordre mondial, éd. Complexe, 2002.

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