Podemos: innovation ou reset?, par Tomas Ibanez

A ceux qui à qui l’écran n’est pas le meilleurs des support pour lire, qu’ils sachent que le contenu de cet article compensera largement leur réticence.

Je le disais dans une récente chronique, il y a en Espagne d’autres intellectuels que les fondateurs de Podemos. Tomás Ibáñez est l’un d’eux : Professeur à l’université autonome de Barcelone, « Catedrático », comme l’on dit là-bas, de psychologie sociale, il a été l’un des militants actifs du Mouvement du 22-Mars à Paris en 1968 avant de rentrer en Espagne en 1973 pour y poursuivre ses études et participer à la lutte contre le franquisme depuis « l’intérieur ». Créateur de la revue « Archipiélago » il est l’auteur de nombreux ouvrages, entre autres : « Contra la dominación. Variaciones sobre la salvaje exigencia de libertad…entre Castoriadis, Foucault, Rorty y Serres » (Barcelona, Gedisa, 2005) mais aussi, disponible en français « Pourquoi A ? Fragments épars pour un anarchisme sans dogmes ». Oui, j’allais oublier, il est aussi le créateur, en 1964, du fameux A cerclé qui a fait le tour du monde. Il vient de me faire parvenir le texte ci-dessous publié dans l’excellente revue « Réfractions ». Il s’agit là, me semble-t-il, de l’une des analyses les plus pénétrantes du « phénomène Podemos ».

Innovation ou Reset ?
Le pénétrant arôme de l’éternel retour

Tomás Ibañez

S’en prenant aux sournoises séductions de l’humanisme, Max Stirner parlait il y a fort longtemps de ces idées fixes et de ces spectres qui agissent à notre insu pour nous rendre dociles et pour nous convertir en agents de notre propre soumission[1]. En changeant de registre nous pouvons nous inspirer de sa métaphore pour cerner un autre spectre, qui est loin d’être nouveau mais qui hante aujourd’hui l’imaginaire politique d’une partie de la société espagnole.

Ce spectre qui adopte la forme de ce que d’aucuns ont appelé le pari institutionnel, d’autres l’assaut des institutions, inspire une stratégie visant à ce que les mouvements sociaux, qui agissaient jusqu’à présent dans le cadre des luttes sur le terrain et de la contestation plus ou moins radicale des pouvoirs institués, prennent le contrôle des leviers de commande dans les municipalités, et, pourquoi pas, au niveau de l’État lui-même. Cette stratégie institutionnaliste qui se propose de créer une nouvelle politique a engendré des effets qui atteignent déjà une ampleur suffisante pour inquiéter vivement la classe politique en place, et pour susciter dans les couches populaires des espoirs de profonds changements. Ce n’est pas seulement l’ampleur prise par ce nouveau phénomène politique, c’est aussi la rapidité fulgurante avec laquelle il s’est développé qui a suscité une énorme surprise aussi bien dans le pays que sur le plan international.

De surprise en surprise

Créée seulement quelques mois avant les élections européennes de mai 2014, Podemos, une nouvelle formation politique qui n’avait aucune expérience des joutes électorales, obtenait en Espagne la bagatelle d’un million deux cent mille suffrages et cinq députés européens. Ce n’était selon elle que le premier pas d’une démarche devant la conduire à bouleverser de fond en comble la vie politique du pays en la régénérant profondément.

L’effet de surprise produit par ce premier résultat ne fit que croître lorsque les sondages électoraux en vue des élections générales de fin 2015 la situèrent comme deuxième force politique, talonnant le Parti Populaire qui dispose actuellement de la majorité absolue et devançant le Parti Socialiste. Même si des sondages plus récents la situent actuellement comme troisième force politique l’irruption de cette formation politique n’en est pas moins spectaculaire.

Plaçant tous ses espoirs dans ces élections générales, Podemos décida de réserveer ses forces pour cette échéance[2],et de ne pas se présenter directement aux municipales de mai 2015. Cela ne l’empêcha pas de jouer quand même cette carte électorale en participant à la constitution de candidatures dites d’unité populaire issues de la convergence entre divers mouvements sociaux et des formations d’extrême gauche.

Le résultat des municipales provoqua une nouvelle surprise car, contre tout pronostic, la mairie de la capitale espagnole passait aux mains de Ahora Madrid (Maintenant Madrid), une candidature incluant des membres de Podemos et appuyée par cette formation. Il en fut de même à Barcelone avec la candidature de Barcelona en comù (Barcelone en commun) qui apparaissait aux yeux de tous comme une candidature amateur constituée autour de l’activiste proche des idées libertaires Ada Colau. avec l’appui de Podemos. Malgré l’importance qu’elle revêtait, la conquête des deux principales métropoles espagnoles n’était que le fleuron d’une victoire qui s’étendait à bien d’autres cités telles que Cadix en Andalousie, ou plusieurs des principales villes de la Galicie qui furent submergées par les marées[3].

Après la rédaction de ce texte il nous faudra attendre encore quelques mois pour savoir si l’assaut des institutions lancé par Podemos réussit à mettre entre ses mains les rênes du gouvernement, quand bien même elle devrait accepter pour cela une coalition avec des partis de la vieille politique. Entre-temps les changements qui ont déjà bouleversé l’échiquier politique espagnol suscitent bon nombre d’interrogations et donnent lieu aux interprétations les plus diverses. Les aspects qui semblent les plus pertinents pour expliquer le tsunami Podemos renvoient aux divers effets de la crise économique, au vieillissement des structures politiques, au discrédit de la classe politique, au facteur générationnel, et aux effets des nouvelles technologies, étant bien entendu que, loin d’être indépendants, ces facteurs forment plutôt un syndrome et entrent en synergie pour promouvoir un nouveau panorama politique.

Ainsi, par exemple, les politiques d’austérité qui frappent depuis plusieurs années d’amples secteurs de la population n’ont fait que rendre encore plus scandaleux et plus révoltants aux yeux de la population les innombrables cas de corruption qui éclaboussent la classe politique. De même, un taux de chômage qui dépasse les 20% de la population active, et qui augmente considérablement dans les tranches d’âge les plus basses, a érodé la confiance dans l’avenir d’une jeunesse, dont une partie ne voit d’autre issue que celle d’émigrer vers des pays plus riches. Rien d’étonnant, par conséquent, à ce que le discrédit accumulé par la classe politique, joint à la précarité dans laquelle se trouve une grande partie de la jeunesse, suscite un fort désir de changement, éperonne la conviction qu’il faut faire place nette et en finir avec la caste qui se maintient au pouvoir, depuis trop longtemps.

Pour serrer au plus près la nature du phénomène politique qui nous interpelle aujourd’hui, il n’est pas inutile de rappeler brièvement deux autres surprises qui ont marqué la politique espagnole. La première renvoie à la transition opérée de la dictature franquiste vers la démocratie représentative, la deuxième concerne l’occupation des principales places espagnoles à partir du 15 mai 2011.

Après 40 ans de dictature, avec encore de forts vestiges d’éléments réactionnaires et fascistes, et avec la présence non négligeable de forces d’extrême gauche et de secteurs ouvriers combatifs, bien des incertitudes entouraient la possibilité de normaliser politiquement l’Espagne et d’assurer la transformation de cette anomalie politique qu’elle représentait en Europe au milieu des années 70 en un pays susceptible d’être homologué par les démocraties occidentales. Mais la surprise se produisit. Grâce à l’inestimable collaboration des forces de gauche, et tout particulièrement du Parti Communiste, la transition vers la démocratie parlementaire et l’adéquation au modèle capitaliste moderne se firent d’une manière qui fut qualifié d’exemplaire et saluée par les institutions démocratiques occidentales à l’unisson comme le miracle espagnol. C’est alors que furent mises en place les structures politiques qui continuent à régir, aujourd’hui encore,une société espagnole dont l’imaginaire politique dominant, ses références, les personnages et les événements politiques qui le peuplent, renvoient essentiellement à cette époque.

Inutile de dire qu’il s’agit d’un imaginaire qui est tout à fait étranger aux nouvelles générations, qui non seulement ne s’y reconnaissent pas du tout, mais considèrent de plus que l’héritage de la transition constitue un obstacle pour ouvrir la porte à une relève générationnelle, pour régénérer la politique, bref, pour renouveler toute la sphère institutionnelle en impulsant une nouvelle politique. Cela explique que l’une des formulations que l’on peut trouver dans le discours des nouveaux acteurs politiques est celle qui réclame la mise en œuvre d’une deuxième transition.

Beaucoup plus récemment, il y a à peine quatre ans, une deuxième surprise nous laissa tous ébahis. Il est vrai que l’Espagne avait été le théâtre en 2004 d’une mobilisation populaire de longue durée contre la guerre d’Irak qui fut parmi les plus importantes du monde, mais cette mobilisation perdit peu à peu de son intensité et en 2011 rien ne permettait de prévoir l’ampleur du phénomène qui allait éclater. L’occupation de la Plaza del Sol à Madrid le 15 mai 2011 agit comme une traînée de poudre qui multiplia des manifestations similaires à travers toute l’Espagne.

Ainsi prenait naissance un mouvement qui décontenançait les pouvoirs établis, qui surprenait tout le monde, et qui revêtait certaines tonalités libertaires quant à ses pratiques sinon quant à ses revendications. Au cri de Personne ne nous représente, et de Démocratie réelle tout de suite, le Mouvement du 15 M contestait avec virulence le caractère vétuste des formations politiques, de leurs structures, de leurs pratiques et de leur discours.

Les deux surprises que j’ai évoquées ont un lien direct avec la situation politique actuelle car c’est la fois contre certains des aspects légués par la transition, et en faveur de la traduction en termes qui se veulent pragmatiques et politiquement efficaces de l’élan positif – mais, selon eux, trop idéaliste et velléitaire – du mouvement du 15 M que se constitue Podemos. Sa création est donc très récente mais sa gestation qui fut un peu plus étalée dans le temps mérite un bref survol.

Yes We Can, et le phénomène Podemos

En novembre 2010 un collectif d’étudiants et une association de jeunes chercheurs de la faculté de sciences politiques de l’Université Complutense de Madrid lancent un programme de TV amateur La Tuerka (L’Écrou), consistant essentiellement en des entretiens politiques. Tout à fait insignifiant à ses débuts, le succès du programme ira croissant à partir des événements du 15 M et de l’implication de ses animateurs dans les activités de ce mouvement. Le principal d’entre eux est un jeune professeur nommé Pablo Iglesias dont l’aisance devant les caméras, l’habileté rhétorique et le bagage de connaissances feront qu’il deviendra peu à peu un habitué des débats politiques sur les principales chaînes commerciales de télévision. Si la construction de la notoriété médiatique de Pablo Iglesias prit quelque temps, la rentabilisation politique de cette notoriété fut menée quant à elle à tambour battant.

C’est le 17 janvier 2014 que se crée le mouvement Podemos et c’est le 11 mars qu’il adopte des statut de Parti politique afin de pouvoir se présenter aux élections européennes avec le succès que l’on sait. Les leaders les plus en vue du mouvement, Pablo Iglesias, Iñigo Errejon et Juan Carlos Monedero, sont tous trois professeurs d’université et docteurs en sciences politiques.[4]

Quelque mois après les élections européennes, les 18 et 19 octobre 2014, 8000 militants assistaient à l’assemblée citoyenne chargée de définir le programme et la structure de Podemos. Recourant aux technologies Appgree et Agora Voting[5], quelques 38 000 militants exprimèrent ces jours-là leurs préférences et c’est finalement la structure la plus centraliste, défendue par Pablo Iglesias, qui fut très majoritairement adoptée. Au lieu d’une direction collégiale comme le proposaient d’autres motions, il n’y aura donc qu’un seul Secrétaire Général et il pourra constituer librement son équipe. Pablo Iglesias clôtura l’assemblée par ces mots : Aujourd’hui naît une nouvelle force politique pour changer le pays : bien sûr que nous pouvons. !

Dans les jours suivants 107 000 votants désignaient, toujours par internet, Pablo Iglesias comme Secrétaire Général avec 90% des voix, ainsi que les 62 membres du conseil citoyen, avec comme traits remarquables le fait qu’ils sont pratiquement tous diplômés universitaires, avec une énorme majorité d’enseignants universitaires, et une moyenne d’âge significativement basse.

Il est évident que le Oui, nous pouvons ! qui sert de slogan à Podemos évoque d’une manière on ne peut plus directe le Yes We Can popularisé par Obama au cours de sa campagne électorale de 2008. Mais là ne s’arrêtent pas les similitudes. En effet la campagne d’Obama fut probablement la première campagne électorale qui utilisa à fond toutes les ressources des NTIC (Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication) et tous les avantages des réseaux sociaux mettant les nouvelles technologies les plus avancées au service direct de la politique. Ce fut en bonne partie une campagne 2.0 au cours de laquelle des équipes de spécialistes en informatique et en communication recueillirent en ligne d’énormes masses d’information sur les attitudes et les états d’âme des électeurs afin d’agir sur eux de la manière la plus efficace possible en modulant et corrigeant instantanément leurs messages et en enrôlant des milliers de collaborateurs anonymes qui relayèrent et multiplièrent les incitations à voter Obama.

Ce sont ces mêmes technologies et ces mêmes méthodes qui sont mises en œuvre par les dirigeants et par les activistes de Podemos. Cela se révèle d’autant plus intéressant pour eux que l’emploi de ces technologies ajoute à l’utilité instrumentale des opérations qu’elles permettent de réaliser, une autre utilité qui s’exprime en termes de construction d’image : image de modernité, de jeunesse, de compétences technologiques, mais aussi d’horizontalité, de démocratie directe, ou de e-démocratie et de transparence. Ainsi, nous pouvons lire actuellement sur son site : Podemosnaît avec la volonté de construire une nouvelle manière de faire la politique, et c’est pourquoi nous sommes en train de construire une structure transparente, citoyenne, ouverte, démocratique et efficace. Une organisation qui réponde à l’élan démocratisant de Podemos, où nous puissions discuter, débattre et décider entre tous et toutes.

Le succès de Podemos, même s’il s’appuie sur une série de conditions énoncées plus haut, telles que la crise économique, la précarisation de l’emploi, le chômage, la corruption, la vétusté de la classe politique et des formations politiques, etc., n’a donc rien d’un résultat spontané et ne laisse rien à l’improvisation. L’assaut des institutions mobilise des équipes très performantes de jeunes experts qui sont maîtres en sondages, en communication, en mathématiques, etc., et ceci vaut aussi bien pour Podemos que pour Barcelona en comù ou pour Ahora Madrid, même si c’est de Barcelona en comù dont je peux parler avec meilleure connaissance de cause.

Les Docteurs en Sciences politiques, en Sociologie, en Sciences de la communication, en Informatique, en Psychologie, en Économie, qui se sont mis au service de la nouvelle politique ne laissent rien au hasard. C’est en permanence que les réseaux sociaux sont auscultés, d’une part, et alimentés d’autre part. Cela permet de palper en direct et constamment les fluctuations de l’affectivité des sympathisants, car nos nouveaux politiciens/politologues savent très bien quelle est l’importance des émotions dans le comportement humain, et ils n’ignorent pas qu’une bonne partie de la politique se joue à l’émotionnel. C’est comme s’ils avaient parfaitement intériorisé ce vieux dicton dont j’ai oublié la source qui énonce : les arguments sont comme des flèches qui s’écrasent contre les crânes si elles n’atteignent pas les cœurs.

L’art de la communication et la stratégie de l’apparence

Dans un intéressant article, Virginie Despentes[6] met en relief une importante caractéristique des candidates qui se sont lancé à l’assaut des institutions dans les villes de Madrid et de Barcelone, ainsi que dans la Communauté autonome de Valence : dans les trois cas il s’agit de femmes sans maquillage, sans fard, sans mise en plis bien soignée, sans les vêtements d’usage. Despentes aurait également pu parler des politiciens sans cravate, dont certains exhibent des tee-shirts arborant les dessins et les slogans les plus provocateurs. Il est vrai que tout cela perturbe l’habituelle scène politique et que cela fait ressortir par contraste le côté apprêté, corseté, conventionnel, vieux jeu et un brin hypocrite de la classe politique installée. Despentes se tromperait cependant si elle voyait dans l’absence de fard une dérogation à la stratégie du spectacle : il s’agit simplement d’offrir une autre image tout en continuant à jouer la politique des apparences. Il fallait se peinturlurer le visage, il faut, aujourd’hui,ne pas le faire ; il fallait nouer cravate, il faut aujourd’hui s’habiller casual et le fait d’arborer une magnifique queue de cheval ne gâte rien.

Bien entendu, le souci de l’image a toujours été présent dans la politique, rappelons-nous comment Mitterrand se fit limer les canines pour se donner un aspect plus rassurant, ou l’erreur décisive commise par Nixon lorsqu’il apparut mal rasé le jour d’un débat télévisé décisif avec Kennedy. Rien de vraiment nouveau par conséquent, si ce n’est la nécessité de mettre les images au goût du jour et au diapason des nouvelles techniques.

Tout cela s’accompagne d’une politique de gestes qui n’est pas exempte de relents populistes, destinée, d’une part, à transmettre une salutaire critique des privilèges dont bénéficient les élus, et d’autre part à susciter la sympathie des classes populaires. L’application volontaire d’une réduction des émoluments associés au poste politique occupé est l’un des gestes que font immédiatement tous les élus.

Ce n’est pas par hasard que les dirigeants de Podemos prêtent tant d’attention aux médias et au réseaux sociaux. Leur projet politique, qui est indéniablement de gauche, avec quelques accents d’extrême gauche, s’inscrit très directement dans la lignée gramscienne de la conquête de l’hégémonie, revue et corrigée par Ernesto Laclau[7]. Il s’agit donc d’utiliser les dispositifs qui assurent l’hégémonie de l’idéologie dominante pour les retourner contre elle, et pour lui substituer un imaginaire politique antagoniste. Mais comme il n’y a plus aujourd’hui un sujet révolutionnaire qui puisse porter à lui seul les valeurs de la résistance et du changement, il faut œuvrer à la confluence de revendications parcellaires, de mouvements fragmentés, et constituer ainsi des chaînes d’équivalence qui recomposent une force plus ou moins unifiée capable de tenir tête aux pouvoirs institués. C’est ce type de confluence que cherche à réaliser Podemos, et c’est avec ce type de visée qu’il cherche à occuper la centralité de l’échiquier politique, faisant feu de tout bois d’un populisme sans fard.

Reset général et réformisme new age

Le réformisme social démocrate de toujours a vieilli et, sous l’étendard de l’assaut des institutions, c’est une nouvelle mouture de cette démarche politique qui cherche aujourd’hui à prendre sa place. Car c’est bien à un retour des orientations réformistes que nous assistons et cela augure, n’en doutons pas, des changements sociaux plus ou moins importants. Bien sûr, la question est de savoir quelle est la nature et quelle est la valeur de ces changements. Le réformisme, lorsqu’il est intelligent et efficace, et lorsque, de plus, les circonstances lui sont favorables, produit des changements qui sont généralement positifs pour de larges pans de la population. Cela est incontestable[8], mais cette constatation est loin d’épuiser la question car encore faut-il se demander quel est le prix que doit payer même le meilleur des réformismes pour produire ces changements : si ce prix consiste en la consolidation, la revitalisation et la perpétuation du système qu’il réforme, il n’est pas sûr qu’il ne s’avère beaucoup trop élevé.

Ne nous y trompons pas, quelles que soient les intentions et l’évidente sincérité des nouveaux politiciens, les effets réels de l’opération qu’ils entreprennent ne consisteront qu’en un simple Reset du système politique institué. Celui-ci a absolument besoin de refonder les institutions pour qu’elles retrouvent une efficacité dangereusement émoussée aujourd’hui, et pour que le modèle politique général récupère une dose suffisante de légitimité pour qu’il puisse se maintenir autrement que par la force.

En fait, il s’agit de moderniser la classe politique en rajeunissant son personnel, non seulement biologiquement, mais aussi quant à sa mentalité, son style, son vocabulaire, ses manières d’être, etc. Il s’agit également de moderniser la structure des formations politiques, ainsi que leur discours et leurs pratiques.

Curieusement, l’historique insistance libertaire sur la transparence des décisions, l’horizontalité, la non médiation, l’autogestion au plus près des personnes concernées, n’a pas seulement irradié et fait tache d’huile dans les mouvements contestataires de ce début de siècle, elle s’étend aussi aux institutions du pouvoir qui se voient obligées d’incorporer ces éléments pour se régénérer et s’actualiser. La transparence, la consultation des intéressés, une plus grande horizontalité, sont aujourd’hui des traits dont cherchent à se parer les institutions, les pouvoirs et les formations politiques. Ce sont des mouvement comme ceux qui ont émergé dernièrement en Espagne qui se chargent d’accélérer la mise à jour « libertaire » des institutions – et, bien sûr, nous mettons ici tous les guillemets du monde au terme libertaire.

Nous pouvons voir une indication que c’est bien d’un processus d’aggiornamento des institutions et non d’un mise en cause de celles-ci dans la montée en puissance d’un mouvement comme Ciudadanos (Citoyens). En effet, si Podemos modernise, rajeunit, confère une nouvelle légitimité à la gauche, pour sa part Ciudadanos, né avec presque la même fougue que Podemos, en fait autant du côté de la droite.

Sommes-nous réellement aux portes d’une deuxième transition ? Peut-être bien, mais il ne faudrait pas oublier que l’un des effets de la première transition fut de discipliner le mouvement ouvrier et de stériliser et domestiquer les mouvements populaires dans les quartiers. Cette deuxième transition semble bien partie pour désactiver les nombreuses luttes qui se sont développées ces dernières années et sur lesquelles s’appuient pourtant les nouvelles formations politiques.

Nous nous trouvons aujourd’hui devant une génération qui pendant des années s’est opposée au pouvoir dans la rue, sur les places publiques, qui a toujours lutté contre, qui a accumulé une longue expérience de confrontation avec le pouvoir, mais qui a faim aujourd’hui d’efficacité et qui ne voit plus celle-ci que dans la conquête des institutions.

Malheureusement, le spectre qui hante aujourd’hui l’imaginaire politique des nouvelles générations est l’arme la plus efficace pour assurer leur désarmement et leur soumission volontaire.

Ce spectre prend la forme d’un piège dans lequel nous tombons de plein pied dès que nous adoptons l’étrange conviction que la prise du pouvoir n’est pas du tout un piège qui va se refermer sur nous aussitôt que notre entreprise aura été couronnée de succès.

15 juillet 2015

[1] Max Stirner. L’unique et sa propriété. (1845). Paris Stock 1978. La plupart des traducteurs parlent de Fantômes plutôt que de Spectres, ce dernier terme étant préféré par les anglo-saxons.

[2] Les élections générales sont prévues pour novembre-décembre 2015. Quelques 400 000 inscrits décideront par vote électronique quels seront les candidats de Podemos à ces élections.

[3] Nom donné aux grandes mobilisations sociales de ces dernières années contre les coupures budgétaires effectuées à la hache dans de nombreux secteurs. Chaque marée était revêtue d’une couleur différente selon le secteur affecté: couleur verte pour l’enseignement, blanche pour la santé, etc.

[4] Mon camarade et ami Nestor Romero fait un excellent suivi systématique de la trajectoire de Podemos sur son blog : http://blogs.mediapart.fr/blog/nestor-romero

[5] L’Agora voting est un software open source, criptographiquement sûr (en principe), qui préserve l’anonymat des votants tout en assurant la fiabilité des votes. L’Appgree est une application pour portables, tablettes et mobiles qui permet de calculer sans délais les préférences exprimées par de très grandes populations à qui l’on soumet plusieurs options.

[6] Consultable sur http://www.lesinrocks.com/, 2 juin 2015: Virginie Despentes raconte la révolution sans fard.

[7] Ernesto Laclau. La raison populiste. Paris Seuil. 2008. Laclau, professeur de Théorie politique à l’Université d’Essex exerçait une influence intellectuelle sur Nestor Kirchner et autres dirigeants politiques latino-américains.

[8] On peut voir dans les dispositions prises par la nouvelle mairie de Barcelone pour sauver Can Vies une illustration des changements positifs amenés par la conquête des institutions. Le dernier numéro de Réfractions rapportait la lutte d’un quartier de Barcelone pour empêcher la démolition d’un centre social occupé, Can Vies, et la défaite (provisoire) qu’elle avait infligée à l’ancien maire. Aujourd’hui, la nouvelle municipalité annonce une modification du plan d’aménagement urbanistique du quartier qui permettra de ne pas mener à terme ce qui auparavant était impérativement nécessaire: la démolition de Can Vies.

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