Angela Davis : « L’industrie carcérale aux États-Unis n’est que le prolongement de l’esclavage »

Par Baptiste Duclos le 14 mai 2015 @baptisteduclos
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Angela Davis était à Nantes pour commémorer l’abolition de l’esclavage. Photo Katie Falkenberg / Los Angeles Times

Lundi 11 mai, Angela Davis était à Nantes en tant qu’invitée d’honneur de la cérémonie pour l’abolition de l’esclavage. L’occasion pour la dissidente Afro-américaine de lancer un appel à l’abolition des prisons, et de donner quelques conseils sur la meilleure manière de défendre nos libertés, en France et ailleurs. The Dissident y était…

C’est une foule nombreuse qui est venue au « Lieu unique », lundi dernier, pour assister à la marche de l’Histoire. Grande militante américaine des droits de l’homme, Angela Davis était là, à Nantes, ex-grand port négrier français, pour commémorer l’abolition de l’esclavage. « J’apprécie que la ville de Nantes n’ait pas tenté de cacher le rôle qu’elle a joué durant cette période de l’histoire », a d’emblée déclaré le professeur Davis, qui enseigne actuellement à l’université de Santa Cruz (Californie). Rappelant, au passage, qu’une large part de la prospérité nantaise repose en effet sur la traite négrière. Des enjeux de mémoire et de justice pour lesquels cette activiste se bat maintenant depuis des décennies…

Le FBI aux trousses

Figure majeure du combat pour les droits civiques aux États-Unis dans les années 60 et 70, féministe, communiste, membre des Black Panthers : les engagements d’Angela Davis lui ont valu d’être placée sous l’étroite surveillance du FBI, alors sous la direction de l’intraitable J. Edgar Hoover. En 1970, accusée de meurtre dans un attentat visant à libérer des prisonniers politiques Afro-américains, les « Soledad Brothers », elle part en cavale et devient l’une des personnes les plus recherchées par le FBI. Jusqu’à être inculpée par l’État de Californie, en janvier 1971, de meurtre, d’enlèvement et de conspiration. Des crimes passibles de la peine de mort. Sa liberté ? Elle la devra finalement à l’exceptionnel mouvement de soutien qui s’est spontanément créé. Un modèle d’organisation militante qui fit vibrer le monde entier autour d’un slogan : « Free Angela ».

« La majorité de l’histoire des États-Unis est une histoire de l’esclavage »

Pour autant, ce n’est pas pour parler de son parcours qu’Angela Davis a fait escale à Nantes. À 71 ans, la militante poursuit bel et bien le combat :

« Aux USA, on découvre tout juste des moyens de commémorer l’abolition de l’esclavage, confie-t-elle. Nous n’avons pas été capables de trouver un jour pour se remémorer, non seulement la brutalité du système, mais aussi les décennies de lutte abolitionniste. »

D’autant que cette année, c’est le 150ème anniversaire du 13ème amendement de la constitution américaine, qui a officiellement aboli l’esclavage. Rien, pourtant, n’a été prévu pour célébrer l’évènement. Ce qu’aimerait Angela Davis ? Un jour de mémoire qui rendrait hommage au « Juneteenth », le 19 juin 1865. Date à laquelle les esclaves du Texas ont appris qu’Abraham Lincoln les avait rendus libres deux ans plus tôt, le 1er janvier 1863…

« Si on part du principe que l’esclavage a vraiment été aboli en 1865, et que l’arrivée des premiers esclaves sur les terres du Nouveau Monde date de 1619, alors cela fait 266 ans de servitude légale. Celui-ci n’ayant été aboli qu’il y a 150 ans, on pourrait légitimement dire que la majorité de l’histoire des États-Unis est une histoire de l’esclavage. »

L’analyse du professeur Davis va même plus loin. Selon elle, cette abolition a en effet débouché sur la généralisation d’un nouveau système de servitude, le Convict lease, qui visait alors à pallier la force de travail des esclaves devenus libres, dans les États du sud des États-Unis. Des Black codes ont été votés pour restreindre les libertés des Noirs et les condamner aux travaux forcés, en punition des infractions les plus mineures. Un système qui perdurera jusqu’à son abolition, en 1942, par Franklin D. Roosevelt. « L’histoire américaine se compose en fait de plus de 320 années d’esclavage », résume-t-elle. Un chapitre refermé il y a à peine 70 ans… du moins en partie.

L’esclavage, vraiment aboli ?

À la tribune, la philosophe s’est en effet livrée à une analyse aussi lucide que percutante sur l’esclavage contemporain et les formes qu’il revêt… en dénonçant l’existence de l’industrie carcérale américaine. En témoigne le fameux 13ème amendement de la constitution des États-Unis, qui autorise l’esclavage lorsqu’il s’agit de punir un crime :

Section I
Neither slavery nor involuntary servitude, except as a punishment for crime whereof the party shall have been duly convicted, shall exist within the United States, or any place subject to their jurisdiction.

En Français :
Ni esclavage ni servitude involontaire, si ce n’est en punition d’un crime dont le coupable aura été dûment condamné, n’existeront aux États-Unis ni dans aucun des lieux soumis à leur juridiction.

Section II
Congress shall have power to enforce this article by appropriate legislation.

En Français :
Le Congrès aura le pouvoir de donner effet au présent article par une législation appropriée.

Et Angela Davis d’expliquer :

« Le 13ème amendement a permis à un nouveau système de punition de naître. L’emprisonnement est comme l’esclavage, dans le sens où un grand nombre de personnes de couleurs vivent dans les mêmes conditions que des esclaves, dans les prisons. Pourquoi les États-Unis ont-ils le plus grand nombre de personnes incarcérées au monde ? Parce que le capitalisme, notamment à travers les entreprises américaines, a tout simplement besoin de main d’œuvre bon marché ! Les prisonniers sont devenus très rentables. »

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Angela Davis à la fin de sa conférence-débat à Nantes, le 11 mai 2015. Photo B.D.

De l’abolition des prisons

Imagine-t-on un monde sans prison ? Certains se figurent sans doute une société où les pires exactions se généraliseraient, en toute impunité. Angela Davis, elle, en a une toute autre vision : celle d’un « monde où l’on s’attaque aux racines des crimes que la prison ne fait que sanctionner ».

En l’espace d’une petite heure, le professeur a ainsi démontré le lien ténu qui place l’un des fondements de nos sociétés occidentales, l’emprisonnement, comme un processus hérité directement de l’esclavage. Et si Angela Davis croit fermement à l’abolition du régime carcéral, celle-ci demandera des sacrifices, rappelle-t-elle. D’où la conclusion de sa conférence, sous la forme d’une leçon d’engagement et d’humanité :

« La résistance à ce système n’est pas seulement nécessaire, elle est légitime. Il faut cependant que vous preniez conscience que c’est un combat qui se fait sur le long-terme. Peut-être plus long que votre propre espérance de vie. Nous devons reconnaitre que nous ne serons peut-être pas ceux qui expérimenteront pleinement le fruit de nos luttes d’aujourd’hui. À mes yeux, c’est excitant. J’ai la sensation d’être une petite partie d’un ensemble bien plus grand. Si nous organisons notre lutte de cette manière, nous serons sans doute capables de produire une transformation de nos sociétés pour les générations futures. »

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