Avec la future réforme des retraites, les égoutiers seront-ils condamnés à mourir au travail ?

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Ils partent en retraite à 52 ans, mais meurent beaucoup plus tôt que les autres catégories de travailleurs. Victimes d’une surmortalité liée à leur travail insalubre, au milieu des gaz mortels, des produits chimiques ou des rejets radioactifs d’hôpitaux, les égoutiers peinent à faire reconnaître leurs pathologies comme maladies professionnelles. A l’heure des privatisations, les égoutiers du secteur public se battent pour conserver leurs droits à une retraite anticipée et à des conditions de travail sécurisées. Reportage en Ile-de-France.

Laurent Regnault a 44 ans et le foie déréglé à cause du temps passé dans les égouts. Il travaille depuis 16 ans pour le Conseil général du Val-de-Marne (94). Si rien n’avait changé, il aurait pu partir à la retraite après les 20 ans réglementaires passés les pieds dans la boue. « S’il n’y a plus d’avantage, je ne vois plus de raison de faire ce métier là », répète-t-il. Le 6 juin, avec ses collègues, Laurent Regnault a crié son ras le bol sous la tour Eiffel. Venus de toute la France, les égoutiers ont protesté contre une proposition qui repousserait leur départ en retraite. Jusque là, un agent d’assainissement gagnait six mois de bonification pour un an passé en sous-sol. Ce qui leur permet de partir en retraite 10 ans avant les autres salariés. Dorénavant, ce ne serait plus que trois mois, ce qui poussera les égoutiers du public à travailler jusqu’au même âge que les salariés du privé.

« On fait ce métier pour partir plus tôt, nos conditions de travail sont difficiles. On ne peut pas nous demander de travailler plus longtemps », explique Rudy Pahaut, l’un des 360 égoutiers parisiens, et syndiqué à la CGT. Face à l’ampleur de la manifestation, le gouvernement a accepté de trouver un autre compromis sur leurs retraites. « Imaginez un peu : sans nous, les villes seraient complètement insalubres, les rats et autres immondices envahiraient nos rues, des maladies referaient surface… Sans nous, nous reviendrions 500 ans en arrière. Notre métier est indispensable au bon fonctionnement de la société. »

Un égoutier meurt 13 ans plus tôt qu’un cadre

Les égoutiers bénéficient d’une retraite anticipée au titre de l’insalubrité de leur métier. Jusqu’en 2010, ils pouvaient partir à 50 ans, à condition de justifier vingt années de travail en réseau souterrain. Avec la réforme Fillon, leur départ a reculé comme tout le monde de deux ans. Un changement qui a provoqué l’an dernier la première manifestation nationale de l’histoire de cette profession. Le 29 mai 2012, 500 à 600 agents d’assainissement défilent de la tour Eiffel au ministère du Travail pour exiger un retour à leur régime précédent.

Tous les égoutiers ne bénéficient pas de la retraite anticipée. Sur 4 700 agents d’assainissement en France, seuls les 2 000 du secteur public y ont droit. Il n’est pas accordé aux 1 000 d’entre eux qui travaillent dans le privé et aux 1 700 autres qui exercent en station d’épuration. « L’argument d’insalubrité n’est retenu que pour ceux qui descendent en sous-sol. Pourtant, en surface, on respire les mêmes effluents », assure Didier Dumont, secrétaire de la fédération CGT des services publics. Après avoir travaillé 22 ans à la station d’épuration d’Achères dans les Yvelines, il souffre de furoncles et de maladies respiratoires.
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Si la plupart font ce métier par passion, c’est loin d’être une partie de plaisir. La journée d’un égoutier commence à 6h50 et finit à 13h30, pour un salaire de 1 500 euros nets. Il faut descendre, inspecter, déboucher, remonter, décharger, prélever, analyser, signaler. Une vie entière à veiller sur les sous-sols, dont ils paient le prix en fin de carrière. « On meurt autour de 55 ans, et on voudrait nous faire travailler jusqu’à 62 ? Il y a quelque chose qui cloche », insiste Rudy Pahaut.

Une mortalité en hausse de 56% en dix ans

Un égoutier vit en moyenne 7 ans de moins qu’un ouvrier 1] les ouvriers ayant eux-mêmes [une espérance de vie inférieure aux autres catégories de travailleurs (6 ans de moins que les cadres). Bref, un égoutier décède, en moyenne, 13 ans avant un cadre. Sans même évoquer « l’espérance de vie sans incapacité », qui permet à un retraité de profiter pleinement, s’il n’est pas malade ni handicapé, de sa seconde vie après le travail. Infections, cancers et cirrhoses ont raison des égoutiers peu de temps après leur départ en retraite.

« C’est une profession épouvantable, c’est injuste de les faire travailler plus longtemps. Certains n’arrivent déjà pas à 52 ans », dénonce le biologiste Claude Danglot. Si la surmortalité des égoutiers est avérée, il est cependant impossible de faire reconnaître leurs pathologies comme maladies professionnelles. « Les médecins leur disent qu’ils boivent trop, sans faire de lien avec leurs conditions de travail », pointe le biologiste.

Arrivé à la médecine du travail de la mairie de Paris en 2005, Claude Danglot lutte pour faire reconnaître les maladies des égouts. En 2004, il avait déjà montré une augmentation des cancers du foie (+ 85 %) et de l’œsophage (+ 97 %) chez les égoutiers par rapport à la population ouvrière. Ces dernières semaines, le docteur a mené 200 entretiens avec des agents d’assainissement. Bilan : « Peu de choses ont évolué depuis que je fais des recommandations à la mairie. Les jeunes sont plus attentifs à leur santé, mais les anciens ne font même plus attention aux risques ». Et leur mortalité a augmenté de 56% en dix ans.

Un gaz qui attaque poumons et tube digestif

« Passer 20 ans les deux pieds dedans, ça porte pas chance », résume Rudy Pahaut. Rien ne prédestinait ce conseiller en Hi-Fi à se reconvertir dans l’assainissement. En poste depuis six ans aux égouts de Paris, il constate déjà une baisse de son système immunitaire, des allergies alimentaires ou bien des problèmes de peau. Même chose pour Laurent, dans le Val-de-Marne, dont le beau-père et son grand-père étaient égoutiers. « J’ai des problèmes au foie à cause des gaz toxiques qu’on respire chaque jour ».
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Dans les égouts, les matières en décomposition produisent du sulfure d’hydrogène (H2S). En petite concentration, ce gaz attaque les poumons et le tube digestif. D’où des diarrhées à répétition. Chaque égoutier porte un capteur qui sonne dès que le seuil de tolérance de l’organisme est atteint, soit 5 particules par millions (ppm). A ce stade, quelques minutes suffisent pour perdre l’odorat. En 2006, dans les Yvelines (78), trois égoutiers de 22 à 44 ans sont morts intoxiqués par un pic de H2S.

Produits chimiques et rejets radioactifs des hôpitaux

En cas d’alerte, l’égoutier doit mettre au plus vite son masque de fuite. Problème : « Celui-ci a été conçu par des gens qui ne sont jamais descendus en égout. Il faut enlever le casque et la frontale pour l’enfiler !, déplore le docteur Claude Danglot. On retient notre respiration et on remonte le plus vite possible », avoue Rudy Pahaut. Les égoutiers comme Laurent qui effectuent le curage, c’est-à-dire le débouchage des canalisations, sont les plus exposés.

Outre les gaz, les égoutiers subissent les graisses de restauration, les produits chimiques des pressings et les rejets radioactifs des hôpitaux. En charge des prélèvements dans les égouts de Paris, Rudy Pahaut constate que « les rejets de substances illégales se multiplient malgré une loi répressive ». Il y a aussi la leptospirose, une maladie transmise par l’urine des rats qui attaque le système nerveux. Un vaccin, avec rappel tous les deux ans, était obligatoire pour descendre en égout, jusqu’à ce que l’Association Liberté information santé (ALIS), qui milite contre les vaccins obligatoires, s’y oppose en avril 2013.

Régies publiques ou privatisations

Le tribunal administratif vient de donner raison à l’association, au motif que le vaccin était facultatif ailleurs. « Il n’y a eu aucun cas de leptospirose à Paris depuis 1979 grâce à cette obligation, alors qu’il y a eu des décès chez les égoutiers ailleurs en France », remarque Rudy Pahaut, consterné. La mairie de Paris s’est engagée à poursuivre la prévention. Mais la profession se sent encore un peu plus fragilisée.
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Touché par les maladies, le service public l’est aussi par les privatisations. La ville de Paris, les départements de Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne ont fait le choix d’une régie publique lorsque ce service d’Etat a été transféré aux départements dans les années 1980. « Mais nous sommes obligés de déléguer certains chantiers au privé par manque de moyens », reconnaît Mercedes Galano, directrice de l’assainissement du Val-de-Marne. Son homologue de Seine-Saint-Denis, Patrice Dupont, confirme : « Quand ça devient pointu, on ne sait pas toujours le faire ». Les deux départements, qui comptent chacun environ 170 égoutiers, attribuent alors les marchés à Véolia, Suez ou leurs filiales.

Dans le privé : même métier et moins de droits

Un choix différent a été fait dans les Hauts-de-Seine (92) : le Conseil général a créé une délégation de service public en 1994, confiant les eaux usées à la Sevesc (Société des eaux de Versailles et Saint-Cloud). Qui elle-même peut externaliser des chantiers à une autre société privée. Pour parler à la direction ou aux agents de la Sevesc, il faut l’aval de la maison mère, La Lyonnaise des eaux. Sans succès pour nous. Anne Guyon, directrice de l’eau dans les Hauts-de-Seine, assure que « le département contrôle les activités de la Sevesc », du résultat d’exploitation annuel à la sécurité des agents.

« Déléguer ne veut pas dire se désintéresser », affirme Patrice Dupont, en Seine-Saint-Denis. « Le Conseil général valide les équipements et les compétences des égoutiers du privé avant la descente ». Sur le terrain, les agents du public sont moins catégoriques. « On les voit ceux du privé : des bottes à la place des cuissardes et une casquette au lieu du casque », déplore Didier Dumont à la CGT. Si les syndicats existent dans le privé, aucun égoutier n’accepte cependant de parler de ses conditions de travail. Exposés aux mêmes maladies, ils ne bénéficient pas pour autant de la retraite anticipée.

Marianne Rigaux

Photos : © Source (Égouts de Bruxelles) / Marianne Rigaux (Égoutiers du Val-de-Marne lors d’un curage de canalisation et d’un déchargement à la station d’épuration).
Notes

[1] Selon une étude de l’INRS en 2004, confirmée par une thèse de l’Inserm.

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