En Isère, l’industrie électronique boit toute l’eau

Reportage — Eau et rivières

En Isère, l'industrie électronique boit toute l'eau

Par Raphaëlle Lavorel

12 janvier 2023 à 09h45Mis à jour le 13 janvier 2023 à 10h39

Une usine de production de semiconducteurs, pierres angulaires de l’industrie électronique, va être construite près de Grenoble. Citoyens, agriculteurs et militants s’inquiètent : créer ces composants demande beaucoup d’eau.

Grenoble, reportage

Un matin de décembre, des passants du centre-ville de Grenoble ont découvert, un peu intrigués, un empilement de bouteilles sur le trottoir. 336 bouteilles d’un litre chacune, déposées devant Eaux de Grenoble Alpes, la société chargée du service de l’eau dans l’agglomération. Ces 336 litres représentent la consommation d’eau par seconde — estimée à l’horizon 2023-2024 — des usines STMicroelectronics et Soitec. Installées dans la vallée du Grésivaudan près de la métropole, elles produisent des semiconducteurs, que l’on trouve dans la plupart des objets électroniques.

C’est le collectif citoyen Stop micro qui a entassé les bouteilles, et appelé à une manifestation autour d’un cri de ralliement : « De l’eau, pas des puces ! » « Notre collectif relaie la colère de celles et ceux qui voient des entreprises polluer et piller des ressources communes pour la création de besoins artificiels, et à notre sens nuisibles, qui nous semblent complètement déconnectés de l’urgence climatique dans laquelle nous sommes », explique un représentant de Stop micro à Reporterre. « Les cartes à puce, ça ne se mange pas ! », souligne de son côté Corentin [*], un maraîcher venu manifester.  « Des entreprises polluent et pillent des ressources communes », dénonce un représentant de Stop micro.

Le collectif s’est monté après un été 2022 marqué par un épisode de sécheresse d’une ampleur quasi inédite… et une annonce qui a fait du bruit. Mi-juillet, le groupe franco-italien STMicroelectronics a dévoilé son projet de construction d’une nouvelle usine de production de plaquettes de silicium 300 millimètres, sur son site de Crolles, dans le Grésivaudan, avec son partenaire américain GlobalFoundries. C’est dans ces disques de la taille d’une assiette, qui permettent de conduire ou bloquer le courant électrique, que sont gravées les puces. On les retrouvera dans les ordinateurs, les voitures, les consoles de jeux, les objets connectés, les téléphones ou l’électroménager.

Le site va doubler de taille

Avec cet investissement, STMicroelectronics veut doubler les 15 000 m2 de son usine de Crolles, déjà agrandie à plusieurs reprises ces dernières années. Le groupe, qui affiche une croissance à deux chiffres, injectera 5,7 milliards de dollars (5,3 milliards d’euros) dans le projet avec son partenaire. D’ici 2026-2027, le site devrait atteindre sa pleine capacité et produire de 20 000 à 22 000 plaquettes par semaine.

Venu cet été sur le site de Crolles, le président de la République Emmanuel Macron a salué le projet comme « un grand pas pour notre souveraineté industrielle ». L’État doit apporter un important soutien financier, dont le montant n’a pas encore été dévoilé, via son plan Électronique 2030. Car l’enjeu dépasse les frontières françaises : pour reprendre sa place sur le très stratégique marché des semiconducteurs, largement dominé par l’Asie, l’Union européenne a l’ambition d’assurer au moins 20 % de la production mondiale d’ici 2030. Le collectif Stop micro dénonce les gigantesques besoins en eau de cette industrie phare de la filière électronique.

Localement, l’annonce du géant franco-italien et ses 1 000 emplois promis ont aussi été applaudis. Seuls le sénateur Guillaume Gontard (Europe Écologie-Les Verts) et le député Jérémie Iordanoff (Nupes) ont appelé, dans un communiqué, à la « vigilance sur les conséquences écologiques et sociétales liées au développement de ces activités ». Car le problème est là : l’industrie du semiconducteur, en plus d’être énergivore, est très gourmande en eau. Chaque plaque nécessite des milliers de litres d’eau ultrapure pour être nettoyée, rincée puis gravée.

Une hausse de 55 % des prélèvements en eau en dix ans

Grenoble bénéficie d’une eau abondante, accessible et de qualité, et donc peu chère, qui a attiré de nombreuses industries. Mais comme ailleurs, la capitale des Alpes souffre des épisodes de sécheresse. En 2022, le niveau des nappes phréatiques de Grenoble est resté « bas » pendant tout l’été et jusqu’en novembre, selon les données du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM). Mi-août, le préfet de l’Isère a placé le département au niveau maximum de vigilance sécheresse… tout en excluant des restrictions les entreprises « disposant de mesures spécifiques sécheresse en période de “crise” » et/ou « ayant déjà diminué au maximum leur prélèvement économique ».

Sachant que, comme l’explique Aimeric Mougeot, élu CGT STMicroelectronics Crolles, à Reporterre, « on consomme plus d’eau en été qu’en hiver, car il y a davantage besoin de refroidissement. L’usine a tourné à plein cet été ». Dans son bilan environnemental, ST assure avoir réduit le volume d’eau utilisé par plaquette (1 700 litres d’eau en 2021 contre 2 000 litres en 2020). Selon Éric Gerondeau, directeur du site de Crolles, « plusieurs dizaines de millions d’euros » sont investis pour « construire une seconde station de traitement et une unité de recyclage » de l’eau. En 2021, STMicroelectronics recyclait 28 % de l’eau prélevée, et Soitec, à Bernin, 16 %. Les ressources en eau de la région grenobloise ont attiré de nombreuses industries.

Pour autant, à Crolles, la consommation d’eau de ST n’a jamais été aussi élevée : 4,23 millions de m3 prélevés en 2021. Dix ans plus tôt, sa consommation n’était « que » de 2,7 millions de m3… soit une augmentation de 55 %. Sa voisine Soitec se place aussi parmi les gros consommateurs du département, avec 1,1 million de m3 prélevés en 2020-2021. Et la consommation de cette dernière devrait encore augmenter, avec la construction d’une nouvelle usine de 20 000 m2 sur son site.

Des forages pour puiser directement dans la nappe phréatique

Depuis l’arrivée des usines de semiconducteurs, dans les années 1990, le réseau d’eau potable de la région grenobloise, dont la population a augmenté, n’a cessé de s’agrandir. L’entreprise SGS-Thomson (futur STMicroelectronics) avait conditionné son installation « à l’existence d’une desserte en eau en quantité et de qualité suffisante », rappelle Antoine Brochet, chercheur à l’Institut des géosciences de l’environnement (IGE) de Grenoble. Le syndicat de l’époque et les communes adhérentes se sont alors endettés sur des années pour réaliser les infrastructures nécessaires. Ces plaquettes, utilisées pour la fabrication de puces électroniques, sont utiles à de nombreuses industries (aéronautique, automobile, médical, intelligence artificielle…).

Aujourd’hui encore, les volumes consommés par les industriels obligent Eaux de Grenoble Alpes à adapter ses infrastructures. Petit à petit, la société publique augmente le volume d’eau produit, de 28 millions de m3 en 2016, à près de 31 millions de m3 en 2021. Dans son rapport d’activité de 2020, Eaux de Grenoble Alpes confessait que « les infrastructures acheminant l’eau ont clairement atteint leurs limites et ne sont plus adaptées aux besoins actuels et futurs proches ». La société soulignait également la nécessité de réaliser certains travaux « dans l’urgence pour subvenir aux besoins des industriels en répondant à la demande à très court terme ».

« La sursollicitation augmente les risques de rupture d’eau »

Dans son rapport 2021, Eaux de Grenoble Alpes soulignait encore, de manière plus inquiétante, que « la sursollicitation des installations augmente les risques de rupture d’eau avec des impacts importants pour le territoire et même au-delà ». La société indique avoir réalisé plusieurs opérations de travaux de renforcement sur le réseau, « dans un contexte de tension technique importante ». De son côté, la communauté de communes du Grésivaudan, sur le territoire de laquelle sont installés ST et Soitec, lançait un marché public fin 2021 pour « renforcer l’alimentation en eau potable en raison de l’augmentation significative des besoins industriels à court terme », avec « des besoins supplémentaires à satisfaire pour l’été 2022 ».

En plus de son approvisionnement par le réseau public, ST a également obtenu, en mars 2022, l’autorisation de l’État pour creuser deux forages permanents sur son sol, pour puiser directement dans la nappe phréatique. Ces forages doivent permettre à ST de prélever 2,6 millions de m3 supplémentaires par an. « Ils vont sûrement en réaliser d’autres », veut croire Aimeric Mougeot. Prochain rendez-vous de mobilisation du côté des militants de STop Micro : le 22 mars, journée mondiale de l’eau.

Contactée, Eaux de Grenoble Alpes n’a pas répondu à Reporterre.

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Notes

[*] Le prénom a été modifié

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