Une sentence de mort

Présentation d’un livre de combat contre une politique criminelle et sa justification

par Jean-Charles Stevens, Pierre Tevanian
21 novembre 2022

Les abjects propos de l’élu fasciste Grégoire de Fournas concernant le député Carlos Martens Bilongo puis les migrants dont parlait ledit député, puis la publication d’une enquête accablante sur la manière dont des services français ont laissé mourir en mer vingt-sept personnes naufragées en ignorant leurs appels au secours pendant plus de deux heures [1], sans parler des tergiversations minables des autorités gouvernementales concernant l’accueil des passagers de l’« Ocean Viking » : tout dans l’actualité des dernières semaines vient nous rappeler ce qu’une certaine routine médiatique s’évertue à invisibiliser, silencier ou euphémiser : nos politiques d’immigration sont criminelles, et leur acceptation nous transforme, de jour en jour, de plus en plus directement, en complices passifs et parfois actifs du crime. C’est contre cet ensauvagement qu’a été conçu et écrit le livre de Jean-Charles Stevens et Pierre Tevanian : « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». En finir avec une sentence de mort, qui vient de paraître cet automne aux Éditions Anamosa. En 77 pages implacables, arguments, chiffres et références à l’appui, les auteurs rappellent les effets meurtriers de ces politiques et déconstruisent mot à mot le credo utilisé depuis des décennies pour nous faire accepter l’inacceptable : ce fameux « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Ils en dévoilent tous les présupposés mensongers, par omission ou par excès, tous les implicites fallacieux, tous les glissements sémantiques, et rétablissent un certain nombre de réalités en mobilisant tous les acquis des sciences sociales, de la démographie à l’économie en passant par l’histoire et la sociologie. Au terme de ces 77 pages aussi claires et simples que précises et documentées, ce n’est pas simplement un Roi qui se retrouve nu, mais tout un État et toute une société qui est mise devant son accablante, son effarante, sa criminelle responsabilité. L’évidence et la bonhommie du dicton volent en éclat, son infamie est démontrée, et l’enjeu véritable de la question migratoire remis en lumière, au coeur de notre pensée : acceptons-nous cette politique de mort, ou prenons-nous au sérieux les principes de liberté, d’égalité, de fraternité, et tout simplement d’assistance à personne en danger ? De cet enjeu, les pages qui suivent – les quatre premières du livre – donnent un aperçu.

Proférés pour clore toute discussion, ces dix mots semblent constituer l’horizon indépassable de tout débat sur les migrations. En France comme en Belgique, et sans doute ailleurs, ils tombent comme un couperet pour justifier toujours le « contrôle » et la « maîtrise » des « flux migratoires » – c’est-à-dire, en termes moins euphémiques : le refus, la restriction, la fin de non-recevoir et la répression. En ce sens, ils constituent bien ce qu’on appelle une sentence, dans les deux sens du mot : une simple phrase tout d’abord, exprimant une pensée de manière concise et dogmatique, sans développement argumentatif, mais aussi un verdict, une condamnation, prononcée par une autorité à l’encontre d’un ou d’une accusé·e. La juridiction, ici, est l’État, ou tout bon citoyen qui s’en veut le garant ou le fondé de pouvoir. L’accusé·e est, bien entendu, le ou la réfugié·e, le ou la migrant·e  [2]. Quant à la peine prononcée, c’est d’abord, purement et simplement, même si l’on feint de l’ignorer, une peine de mort – en premier lieu pour les 25 277 morts comptabilisés à ce jour en Méditerranée depuis 2014, ou les 902 morts au nord ou à l’est de l’Europe, ce que le réseau Migreurop a nommé la « stratégie du laisser-mourir en mer [3] ». C’est aussi, sous différentes formes, la mort sociale et la « vie mutilée  [4] » qui attendent en Europe les survivant·es, devenu·es sans-papiers, dans leurs campements puis au-delà : harcèlement et violences policières, « destruction des biens personnels, interdiction de distribuer de la nourriture, batailles juridiques pour accéder à l’eau potable »  [5], dédales administratifs, discriminations multiformes.

Nous laisserons de côté ici les controverses possibles sur la stature morale et les intentions de Michel Rocard  [6], qui fut l’un des premiers politiciens à populariser cette sentence, et dont le nom est parfois utilisé comme argument d’autorité, pour nous concentrer sur le fond du propos et sa très discutable légitimité. Nous soutenons pour notre part que cette phrase est profondément xénophobe et, à ce titre, moralement et politiquement problématique. Nous soutenons également qu’elle repose sur de nombreux sophismes, que nous entendons déconstruire ici.

L’enjeu d’une telle déconstruction est ni plus ni moins que la levée d’un tabou : un interdit de parler, et même de penser et de sentir. C’est en effet l’émotion, autant et en même temps que la pensée, qui est empêchée, étouffée, verrouillée par ces dix mots prononcés toujours sur le mode de l’évidence et de la mise en garde : toute objection est importune. La sentence joue en somme le rôle d’« esquive » ou, pour reprendre les mots de Gilles Deleuze, de « schème sensorimoteur », dont la fonction est de neutraliser en chacun·e de nous toute affection, toute perception et toute idée de « l’intolérable » :

Nos schèmes sensorimoteurs, ils sont faits pour que nous passions à côté, […] pour que nous passions d’un objet à un autre […]. De toute manière, on appellera intolérable tout ce qui dépasse nos seuils sensorimoteurs. […]. Mais il y a des fois où ça ne fonctionne pas : vous êtes dans la rue, vous voyez un personnage, là, vous ne savez pas pourquoi, et vous comprenez d’un coup quelque chose que vous n’avez pas compris sur cent autres cas tout à fait semblables. Vous voyez quelque chose : un court moment vous êtes devenu un voyant, et vous en avez saisi en une seconde beaucoup plus que vous en avez saisi pendant quinze ans, et ou bien vous oublierez vite, ou bien il y a quelque chose qui ne sera plus pareil en vous. Là, par exemple, vous verrez dans un atelier un travail d’usine particulièrement dur, et puis votre esquive sensorimotrice, « Faut bien que les gens travaillent », ça ne vaudra plus, même à vous ça paraîtra dérisoire. Vous aurez aperçu, vous aurez entrevu quelque chose dont vous ne reviendrez pas. Rosselini, Europe 51 : la bourgeoise voit l’usine et elle balbutie : « J’ai cru voir des condamnés ». Pourtant, elle en avait vu mille fois en passant en voiture, des usines, mais voilà qu’un jour : « J’ai cru voir des condamnés » [7].

Notre travail vise en somme à défaire ces esquives qui nous déconnectent de nos propres affects et de notre propre pensée. Il ne s’agit pas d’opposer simplement l’authenticité de l’empathie et de l’indignation à la cruauté d’une froide raison calculatrice – ce qui reviendrait à reconduire, en miroir inversé, l’opposition artificielle et manichéenne qui est construite par la « pensée d’État » – entre une « raison » monopolisée par les gestionnaires, et des « élans du cœur » aussi « irréfléchis » qu’« aveugles » et « irresponsables » [8]. Ce que nous combattons n’est pas une raison pure mais une rationalité particulière, mêlée – pour ne pas dire asservie – à un ensemble d’affects, à commencer par la soif de pouvoir et la peur de « l’étranger ». Et ce que nous y opposons, en positif, est tout simplement une autre rationalité, nourrie de travaux scientifiques, soucieuse de véracité quant aux faits invoqués, et de cohérence logique dans les conclusions que nous en tirons, mais une rationalité qui n’en est pas moins, elle aussi, guidée par des affects. La différence et le différend résident simplement dans la nature des affects investis. S’il faut nommer ces ressorts intimes et affectifs [9] qui guident notre entreprise, motivent notre réflexion et nous imposent la rigueur dans le raisonnement, disons qu’il s’agit d’une sympathie pour des frères et sœurs humains, d’une colère contre une oppression, mais aussi d’un certain besoin d’estime de soi, lui-même corrélé à une certaine idée de la citoyenneté, de l’hospitalité, de la solidarité, et plus encore de l’égalité et de la justice.

P.-S.

Ces lignes sont tirées du livre de Pierre Tevanian et Jean-Charles Stevens, « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». En finir avec une sentence de mort, paru en septembre 2022. Nous les reproduisons avec l’amicale autorisation des Éditions Anamosa.

Notes

[1] Voir le compte-rendu du Monde

[2] Sur les mots « immigré·e », « migrant·e » ou « réfugié·e », leurs significations et connotations, leurs usages et mésusages, voir Cécile Canut, « Migrants et réfugiés : quand dire, c’est faire la politique migratoire », Vacarme, juin 2016. Voir aussi Karen Akoka, L’Asile et l’Exil. Une histoire de la distinction réfugié/migrants, Paris, La Découverte, 2020. Nous utiliserons dans ce livre les mots « migrant·es » et « immigrés·es » pour désigner la plupart du temps les mêmes personnes, envisagées dans le premier cas pendant leur migration, dans le second cas à son terme, une fois installées dans leur pays « d’accueil ». Quant au mot « réfugié·e », nous l’utiliserons, quel que soit le statut légal des personnes concernées (bénéficiaires du statut de réfugié·e, ou déboutées de leurs demandes), pour souligner le motif d’une bonne part des migrations : trouver un refuge, autrement dit une protection contre un péril, une menace, qu’elle soit « politique », « économique » ou (bien souvent) les deux ensemble.

[3] Recensement du 19 novembre 2022, https://missingmigrants.iom.int/fr. Lire aussi tMigreurop, « La Manche, l’autre cimetière de l’Europe », 7 déc. 2021, https://migreurop.org/article3070.html. Sur le « laisser-mourir » comme forme paradigmatique du pouvoir souverain, voir Michel Foucault, « Droit de mort et pouvoir sur la vie », dans Histoire de la sexualité 1 : La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1978.

[4] Voir Theodor W. Adorno, Minima moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Paris, Payot, 2003.

[5] Migreurop, « La Manche, l’autre cimetière de l’Europe », https://migreurop.org, 07 déc. 2021. Les chiffres concernant les morts en Méditerranée, dans la Manche et à la frontière orientale de l’Europe sont disponibles, et mis à jour en temps réel, sur le site du Missing Migrants Project : https://missingmigrants.iom.int/fr . Lire aussi : Carine Fouteau, « Méditerranée, cimetière migratoire », 2012-2015, série de 25 articles sur Mediapart : https://www.mediapart.fr/journal/dossier/international/la-mediterranee-cimetiere-migratoire. Voir également : Stefan Le Courant, Vivre sous la menace. Les sans-papiers et l’État, Paris, Seuil, 2022 ; Défenseur des droits, « Rapport. Exilés et droits fondamentaux, trois ans après le rapport Calais », 14 décembre 2018, https://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/synth-rapportcalais-fr-ipcan-num-07.12.18.pdf ; Nejma Brahim, « Bilan Macron. Migrations : un quinquennat de maltraitance envers les exilés », Mediapart, 4 mars 2022, https://www.mediapart.fr/journal/france/040322/bilan-macron-migrations-un-quinquennat-de-maltraitance-envers-les-exiles ; Léa Emmanuel, « Mise en œuvre de la politique des demandeurs. Perception du processus de la part des requérants », mémoire de master en science politique, Université Libre de Bruxelles, 2018.

[6] Sur ces points, voir Thomas Deltombe, « Michel Rocard, martyr ou mystificateur ? », Le Monde diplomatique, sept. 2009, https://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2009-09-30-Rocard

[7] Gilles Deleuze, Cinéma, Livre Audio (6 CD), Paris, Gallimard, 2006.

[8] Sur la « pensée d’État », voir Abdelmalek Sayad, La Double Absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil, 1999, chap. 12 : « Immigration et pensée d’État ». Sur l’opposition factice entre gestion « raisonnable » et « émotions » irresponsables, voir Pierre Tevanian, Sylvie Tissot, « Angélisme et réalisme » et « Modération et raison », in Dictionnaire de la lepénisation des esprits, Paris, L’esprit frappeur, 2002.

[9] Voir Pierre Tevanian, « Plaidoyer pour les bons sentiments », lmsi.net, nov. 2011.

https://lmsi.net/Une-sentence-de-mort

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