En Biélorussie, les sous-traitants d’Ikea profitent du système répressif de la dictature

Droits humains

17 nov. 2022

Plusieurs entreprises biélorusses liées à la multinationale suédoise Ikea ont recours au travail forcé dans les colonies pénales biélorusses. Des camps de travail où sont détenus plus de 1 000 opposants au régime, et dans lesquelles se pratiquent la torture et les privations.

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La bibliothèque Baggebo, la commode Kullen ou le lit Brimnes. Ces produits phares du géant de l’ameublement Ikea ont un point commun : jusqu’au début de la guerre en Ukraine, ils étaient fabriqués dans l’une des pires dictatures au monde, la Biélorussie. 

Grâce à des dizaines de témoignages et l’analyse de centaines de documents comptables, pour la plupart publics, notre enquête dévoile que dix fournisseurs biélorusses d’Ikea – soit près de la moitié de ses principaux prestataires – ont collaboré avec des prisons de la dictature au cours des dix dernières années. Au total, cinq prisons ont travaillé avec ces entreprises alors qu’elles étaient au même moment en contrat avec le groupe suédois. Des établissements pénitenciers connus pour des faits de torture, de privation de nourriture et de soins, à l’opposé des valeurs affichées par la firme suédoise. Dans son cahier des charges, le géant de l’ameublement assure à ses clients ne pas avoir recours au « travail forcé » ni au « travail pénitentiaire » pour produire ses marchandises.

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Encore faudrait-il qu’Ikea vérifie l’origine des biens vendus sous l’étiquette « made in Belarus ». Notamment dans ses enseignes européennes. En se rendant dans un magasin Ikea de Metz, en mars, puis quelques mois plus tard à Strasbourg et à Leuna, en Allemagne, Disclose a constaté la présence dans les rayons de mobilier qui pourrait potentiellement être entaché du travail forcé de prisonniers biélorusses. 

L’idylle entre Ikea et la dictature d’Alexandre Loukachenko démarre en 1999. En l’espace d’une vingtaine d’années, l’Etat biélorusse, qui détient l’ensemble des forêts du pays, va alors devenir le deuxième pourvoyeur en bois de la multinationale, après la Pologne. Et l’un de ses importants fournisseurs de meubles et de matières premières à bas coût. Une stratégie qui porte un nom, « Go Belarus », et qui aurait permis à l’entreprise de tripler ses achats sur place, passant de 130 millions d’euros de commandes en 2018 à 300 millions d’euros en 2021, d’après l’agence de presse d’Etat

La répression de la population et la brutalité d’un régime qui exécute ses condamnés à mort d’une balle dans la tête ou qui s’autorise à détourner un avion Ryanair pour arrêter un journaliste n’y changeront rien. Pas plus que le cri d’alarme de la rapporteuse spéciale des Nations unies sur la situation des droits de l’homme en Biélorussie. En septembre 2020, quelque mois après un soulèvement sans précédent dans le pays, celle-ci dénonçait « le caractère systématique des violences infligées par la police antiémeute et les gardiens des prisons dans lesquelles des milliers d’innocents ont été parqués ». Elle rapportait également des « cas de viols perpétrés à l’aide de matraque, d’électrocutions, et d’autres formes de torture physique et psychologique ».

Prison-usine

Parmi les partenaires d’Ikea qui collaborent de longue date avec le système carcéral biélorusse, Disclose a pu identifier une entreprise de textile baptisée Mogotex. La société, qui a notamment fourni à son client suédois du linge de table, des rideaux et des serviettes, aurait collaboré avec au moins quatre colonies pénales biélorusses.

L’un des centres de détention avec lequel collabore Mogotex est dénommé IK-15, comme le révèle un document comptable rendu public par la prison et daté en juillet 2021. « IK-15, c’est le territoire de l’horreur absolue, où les bourreaux de Loukachenko font ce qu’ils veulent », témoigne auprès de Disclose Tsikhan Kliukach. Le jeune homme de 19 ans y a été enfermé pendant dix mois, entre 2021 et 2022. Son crime ? Avoir participé à une manifestation contre le gouvernement à Minsk, la capitale. 

Tsikhan Kliukach, 19 ans, ex-prisonnier politique de la colonie pénale IK-15 (DR)

Selon lui, les prisonniers politiques incarcérés dans cette colonie pénitentiaire subissent un traitement d’une rare violence : « Nombre d’entre nous ont été battus. Nous étions privés de colis, du droit de correspondance, de visites. On nous a mis à l’isolement… J’y ai passé 55 jours au total », raconte Tsikhan Kliukach, précisant que les détenus incarcérés pour motifs idéologiques ou politiques « devaient porter une étiquette jaune sur la poitrine » pour signaler leur « extrémisme ». En octobre dernier, l’ONG biélorusse Viasna a recensé 94 prisonniers politiques incarcérés à IK-15.

Photo de l’insigne porté par Tsikhan Kliukach dans la colonie pénale IK-15 (DR)

Tsikhan Kliukach ne peut certifier que les biens fabriqués dans la prison-usine IK-15 permettent d’alimenter les magasins Ikea. Mais cela ne le surprendrait pas. « Il y avait des rumeurs disant que les produits de la colonie étaient exportés en Europe », se souvient-il, avant d’ajouter qu’il faudrait, selon lui, que « les entreprises biélorusses qui vendent ou utilisent les produits fabriqués dans les colonies tombent sous le coup des sanctions, car l’utilisation du travail forcé des prisonniers politiques n’est rien d’autre qu’un soutien à la dictature. »

Un prestataire d’Ikea lié à une prison pour mineurs 

Le sous-traitant Mogotex s’est également fourni en textile auprès d’une prison pour mineurs : IK-2.  Cet établissement est notoirement connu pour la brutalité de son personnel. Au point que le chef d’IK-2 a été mis sur la liste des personnes sanctionnées par l’Union européenne entre 2006 et 2014 en raison du « traitement inhumain des prisonniers politiques ». Encore récemment, une ONG lituanienne, Our House, a dénoncé les conditions de travail des détenus d’IK-2, rémunérés « de 2 à 5 roubles par mois », soit moins de deux euros – en septembre 2022, le salaire moyen dans le pays s’élevait à 1 637 roubles (623 euros).

La prison IK-2 vue du ciel – Google Maps

Selon notre enquête, au moins six partenaires biélorusses d’Ikea ont travaillé avec cette prison pour mineurs entre 2014 et 2019. Parmi eux figure le groupe Borwood, la plus grande fédération de producteurs de bois publics du pays. Une filiale de Borwood, baptisée Vitebskdrev, a par exemple fait appel à la prison IK-2 pour la fourniture de « planches de bois », comme le révèle une créance de 2016 consultée par Disclose. A noter : Borwood a fait certifier tous ses produits en bois aux normes d’Ikea.

Mélange des genres

« La production des colonies pénitentiaires biélorusses constitue un secteur économique très développé, avec des entreprises commerciales créées dans ces colonies, explique à Disclose le chercheur en sciences politiques et spécialiste des mouvements protestataires en Biélorussie, Yauheni Kryzhanouski. Ces entreprises sont dotées de sites Internet qui semblent tout à fait normaux, hormis la mention “production du système pénal-correctif” indiquée en petit dans un coin de la page ».

L’exemple de la prison Rypp 5 est emblématique de ce système qui mêle, sans se cacher, détention et travail forcé. Vu du ciel, le mélange des genres saute aux yeux. Derrière les hauts murs d’enceinte, le camp de travail est divisé entre les baraquements, répartis sur une moitié du terrain, et le site de production reconnaissable aux tas de bois stockés près de hangars. 

La prison Rypp 5 vue du ciel – Google Maps

« Notre organisation est constituée de matériaux naturels, de haute qualité et d’un grand choix de modèles », peut-on lire sur le site Internet de l’établissement, qui propose une « production sur commande » et se vante d’exporter en Russie, mais aussi en France et en Allemagne. Signe des temps, Rypp 5 s’est même dotée d’un compte Instagram censé donner envie aux potentiels clients. Un canapé deux places vendu 134 euros : 62 mentions « j’aime ». Une armoire en pin massif au prix de 137 euros : 40 « j’aime ».

Certains des meubles fabriqués à Rypp 5 sont directement vendus dans des magasins biélorusses. D’autres sont rachetés par la société publique Ivatsevichdrev, un partenaire commercial d’Ikea. Cette société, une des plus importantes du pays en matière d’exportations de panneaux en bois, a elle aussi fait certifier ses produits aux normes de la multinationale aux couleurs jaune et bleu. 

Selon l’ONG Viasna, au moins deux prisonniers politiques seraient actuellement détenus à Rypp 5. Dont Illia Dubski, un jeune homme de 25 ans qui purge une peine de cinq ans de prison parce qu’il aurait envoyé un message vocal qui menaçait un policier antiémeute.

Ikea a déjà eu recours au travail forcé en Allemagne

En mars dernier, alors que la Russie vient d’envahir l’Ukraine par surprise, le groupe Ikea a fait savoir qu’il suspendait ses « exportations et importations » en provenance de Russie, mais aussi de Biélorussie, principal allié de Vladimir Poutine dans la guerre. Cette décision aurait été prise en solidarité avec les « millions de personnes touchées » par le conflit. Pourtant, au vu des informations disponibles, la firme suédoise aurait dû mettre fin à sa coopération avec ses fournisseurs biélorusses depuis des années. Car, même si rien ne permet à ce stade de prouver que des prisonniers ont participé directement à la fabrication de produits Ikea, l’intégrité de sa chaîne de production est sérieusement mise en cause.

Des prisonniers de la colonie pénale de Bobruïsk en Biélorussie ©Tut.By

D’autant plus que les alertes sur les liens de ses fournisseurs avec des colonies pénitentiaires se sont multipliées ces dernières années, y compris en interne. En 2021, plusieurs syndicats d’Ikea ont enjoint la firme à cesser son business avec la Biélorussie, appelant de leurs vœux « des enquêtes indépendantes auprès de ses fournisseurs pour déterminer leur respect des droits de l’homme et du travail ». Interrogée sur ce point, Ikea affirme avoir réagi dès « l’été 2021 », en prenant « la décision de ne pas développer de nouvelles affaires en Biélorussie, jusqu’à nouvel ordre ». Concernant les liens de ses fournisseurs avec les prisons du régime, la société suédoise botte en touche. « A ce jour, nous n’avons pas de partenariat direct avec les entreprises mentionnées », assure le groupe, précisant qu’il prendrait « les mesures nécessaires » dans le cas ou « des informations factuelles de la part de médias, d’ONG, d’employés ou de toute autre organisation concernant de mauvais comportements » lui seraient signalées. 

Le problème s’était déjà posé en 2012. A l’époque, l’entreprise avait été contrainte d’admettre le recours au travail forcé des prisonniers politiques en RDA dans les années 1970 et 1980. Le directeur général de l’antenne allemande du groupe s’était dit « profondément affecté » par ces révélations. « Ikea n’a pas accepté et n’acceptera jamais que des prisonniers politiques soient utilisés dans la production », martelait-il.  


Alexander Abdelilah et Robert Schmidt

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