« Notre dernière chance d’éviter l’effondrement consiste à sortir de cette idéologie suicidaire »

Limites planétaires

21 octobre 2022 par Aurélien Boutaud, Natacha Gondran

Le rythme actuel de réchauffement pourrait déclencher plusieurs « points de bascule » planétaires : des changements abrupts et irréversibles du système climatique. Les chercheurs Aurélien Boutaud et Natacha Gondran nous expliquent pourquoi.

Publié dans Débats

Depuis les débuts de l’ère industrielle, la température moyenne à la surface du globe a déjà augmenté de plus de 1°C. Le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) montre que ce changement climatique est d’ores et déjà à l’origine d’évènements météorologiques pour le moins préoccupants comme des canicules extrêmes, des sècheresses à répétition ou encore des tempêtes de plus en plus intenses. Ce rapport montre également que la température moyenne mondiale pourrait augmenter de 3,6 à 4,4°C d’ici 2100, ce qui reviendrait à rendre une bonne partie de la planète tout bonnement inhabitable.

Aurélien Boutaud et Natacha Gondran
Aurélien Boutaud est consultant indépendant spécialisé dans l’accompagnement des politiques publiques en matière de transition écologique et chercheur associé au CNRS au sein de l’unité « Environnement, villes et sociétés ».
Natacha Gondran est professeur à l’École des Mines de Saint-Étienne et membre de l’unité de recherche du CNRS « Environnement, villes et sociétés ».

Est-il encore possible d’éviter une telle catastrophe ? Une étude publiée en septembre dans la prestigieuse revue Science apporte quelques éléments de réponse. Elle montre en particulier qu’une augmentation de température moyenne supérieure à 1,5°C pourrait suffire à déclencher plusieurs points de bascule conduisant à des changements abrupts et irréversibles du système climatique mondial.

Jusque-là assez peu présents dans les rapports du Giec, les points de bascule sont pourtant discutés depuis longtemps par les spécialistes des sciences du système Terre, en particulier dans le cadre des débats sur les limites planétaires – un certain nombre de variables comme le climat, la biodiversité ou encore les cycles biogéochimiques jugés déterminants pour l’équilibre de la biosphère.

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Pour comprendre cette notion de points de bascule, il faut rappeler que la plupart des systèmes complexes sont dotés de ce que les spécialistes appellent des boucles de rétroaction, c’est-à-dire des situations dans lesquelles l’évolution d’une variable agit sur une autre, qui agit en retour sur la première. Certaines de ces rétroactions sont dites négatives lorsqu’elles permettent au système d’absorber des perturbations.

Par exemple, dans le système climatique, une augmentation de la température peut entraîner un accroissement de la quantité de nuages, dont un des effets consiste à réduire le rayonnement solaire qui pénètre dans les basses couches de l’atmosphère. Mais il existe également des rétroactions positives, qui tendent au contraire à renforcer la perturbation initiale. Par exemple, la fonte du pergélisol entraîne le relargage dans l’atmosphère du méthane qu’il contient. Or ce méthane est un puissant gaz à effet de serre, qui va participer à renforcer le réchauffement.

« Effet domino »

Le point crucial est le suivant : lorsqu’une perturbation intervient dans un système, ces déséquilibres sont en premier lieu amortis par des rétroactions négatives. Mais à partir d’un certain seuil – le fameux point de bascule – ce sont les rétroactions positives qui prennent le dessus. On assiste alors à des modifications en cascade qui peuvent mener à un changement de régime irréversible.

À cause de cet « effet domino », le système va en effet radicalement changer pour trouver un nouveau point d’équilibre, autour de valeurs moyennes qui n’ont plus rien à voir avec celles du régime précédent. Dans le cas du climat, nous sortirions alors du régime climatique de l’Holocène, dont les civilisations humaines ont jusque-là bénéficié, pour entrer dans un régime que certains qualifient de « serre chaude », et qui serait probablement beaucoup plus hostile à la vie.

Les scientifiques montrent que plusieurs rétroactions adviendraient avec un changement de température compris entre 1 et 2°C

L’étude parue en septembre dernier dans la revue Science établit ainsi un état des lieux actualisé des différentes rétroactions positives recensées dans la littérature académique sur le climat. Pour seize d’entre elles, l’étude identifie des seuils de température au-delà desquels les rétroactions positives seraient irrémédiablement enclenchées.

Or, les scientifiques montrent que plusieurs de ces rétroactions adviendraient avec un changement de température compris entre 1 et 2°C. C’est le cas de la fonte du pergélisol, évoquée précédemment. Mais c’est également le cas de la fonte des calottes glaciaires du Groenland et de l’Antarctique occidental, qui aurait de nombreux effets induits sur le fonctionnement du climat : modification de la salinité et des courants océaniques, accroissement de l’absorption des rayonnements solaires par la surface terrestre, augmentation consécutive de la part d’infrarouges dans le bilan radiatif de l’atmosphère terrestre, etc.

Tout mettre en œuvre pour limiter cette hausse de température à 1,5°C

Les auteurs de l’étude parue dans Science en concluent qu’il faut à tout prix éviter de franchir ces seuils. Constatant que l’augmentation de la température moyenne mondiale de 1°C que nous avons déjà connue pourrait d’ores et déjà permettre le franchissement de certains points de bascule, ils proposent, faute de mieux, de tout mettre en œuvre pour limiter cette hausse de température à 1,5°C en fin de siècle.

Après trente ans de négociations internationales, les émissions ont augmenté de plus de 50 %

Dans son rapport de 2018, le Giec précisait que cet objectif de réchauffement de 1,5°C semblait encore tenable. Mais il montrait également que les efforts à produire pour y parvenir étaient sans précédents. Car il ne suffit pas d’atteindre la neutralité carbone en 2050. Il s’agit également d’aller vite, en réduisant de moitié les émissions mondiales de gaz à effet de serre au cours des dix prochaines années.

Pour mémoire, après trente ans de négociations internationales, ces mêmes émissions ont augmenté de plus de 50 %. Et la trajectoire des engagements actuels des différents pays nous mène vers un réchauffement de près de 3°C d’ici 2100.

Couveture du livre " Les limites planétaires"
Les limites planétaires, Aurélien Boutaud et Natacha Gondran, La Découverte, 2020.

L’étude parue dans Science en septembre 2022 ne fait, de ce point de vue, que confirmer une certitude : les politiques menées jusqu’à présent, fondées en grande partie sur des hypothèses économiques hors-sol, nous ont menés à deux doigts du précipice. Notre dernière chance d’éviter l’effondrement consiste à sortir de cette idéologie suicidaire pour mener enfin une politique volontariste à la hauteur du péril.

C’est ce que demandent de plus en plus de mouvements citoyens, qui appellent à une mobilisation comparable à celle que les États-Unis ont pu connaître au cours de la Seconde Guerre mondiale. C’est aussi ce que certains économistes repentis et même le secrétaire général des Nations unies appellent désormais de leurs vœux.

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Aurélien Boutaud et Natacha Gondran

photo de une : bouteille de plastique flottant sur le Danube. CC BY 2.0 Ivan Radic via Wikimedia Commons.

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