Mis en lumière par un pamphlet réactionnaire d’écrivains accueillis par des chanoines traditionalistes, le petit village de l’Aude, connu par ailleurs pour son festival philosophique annuel de gauche, est devenu le champ de bataille des crispations identitaires.
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L’abbaye de Lagrasse (Aude), le 9 décembre. (Guillaume Rivière/Libération)
par Guillaume Gendron, envoyé spécial à Lagrasse et photos Guillaume Rivière
publié le 21 décembre 2021 à 11h00
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Comme chaque hiver, le massif des Corbières baigne dans un soleil laiteux, les pieds de vignes glacés tels des mains squelettiques tendues vers le ciel. Depuis des siècles, ce paysage occitan de pierres et de pins se prête aux utopies sacrées ou occultes à l’abri des regards, malgré un indéfectible fond anticlérical : le catharisme est un zombie tenace. Ici, les hommes ont longtemps enterré leurs morts en fumant des clopes à l’extérieur de l’église où il était hors de question de mettre un orteil. C’est pourtant là, à Lagrasse (Aude), au bout d’une route sinueuse comme un toboggan à 40 kilomètres de Carcassonne, la préfecture, que la fine fleur des réacs parisiens a trouvé son «oasis» : une abbaye où l’on célèbre la messe en latin. Ils en ont tiré un livre, Trois Jours et Trois Nuits, emphatique rumination antimoderne à la radicalité stupéfiante mais pile-poil dans le Zeitgeist, visant à dépeindre le petit village en hameau endormi avant l’électrochoc catho. Comprendre : un modèle à suivre pour la nation.
Sur place, néanmoins, on tique. Car avant les robes de bures et leurs amis télégéniques, à Lagrasse, il y a eu les intellos en cols Mao. Le cheveu désormais blanchi et l’accent rocailleux, ils ont fait du village, en un quart de siècle, un haut lieu de rencontres philosophiques avec leur Banquet du livre estival, résolument marqué à gauche. Depuis l’arrivée des chanoines il y a quinze ans, les deux camps se partagent même l’abbaye, coupée en deux lors de la Révolution. Non sans mauvais sang. Au point qu’à Lagrasse, cette geste moniale téléguidée de Saint-Germain-des-Prés à Paris est perçue comme un tract amnésique. Voire une déclaration de guerre, remuant de vieilles affaires et des peurs nouvelles. Lagrasse, combien de divisions ?
Le recueil a été bouclé au pas de course pour arriver dans les temps au pied du sapin. Le concept ? Quatorze écrivains, qui se sont succédé dans l’abbaye Sainte-Marie de Lagrasse ces six derniers mois, racontent leur «grand voyage» immobile en compagnie des chanoines. Chants grégoriens, méditations et potages fades. Conte de Noël raccord avec l’époque, entre confinement et retour du sacré, porté par des plumes omniprésentes médiatiquement, du simili Jack London bougon Sylvain Tesson à l’éternel teuffeur repenti Frédéric Beigbeder. Dans leur sillage, une palanquée d’auteurs très «Figaro-compatibles», dont deux académiciens et une ex-plume de Sarkozy.
«Croix sur le front»
Si le formatage de l’objet pour un lectorat versaillais ne fait guère de doute avant d’en tourner la première page, le fumet identitaire quasi zemmourien qui s’échappe de cette succession d’homélies prend à la gorge. A quelques exceptions près (les dandys Beigbeder et Simon Liberati), les auteurs reclus sortent avec l’envie d’en découdre plutôt que d’embrasser les pieds des pauvres. Pascal Bruckner tape d’entrée sur les «laudateurs de la fraternité» et les «antifas, ces néonazis déguisés en leur contraire» face au risque du «grand remplacement». Tesson, dont la prose boursouflée lisse la violence, s’extasie devant la «grandeur des murs» et la «beauté des frontières», espère «le retour des anciens jours» et prie «pour que le climat se réchauffe». Soit le jour où il faudra passer «à travers une herse barbare […], le signe d’une croix sur le front». Vivement la guerre civile.
L’éditorialiste Franz-Olivier Giesbert s’enthousiasme de voir le christianisme «relever la tête» et ricane d’avance en imaginant «l’article que ne manquera pas d’écrire [sur l’abbaye] le journaliste [de tout] média bien-pensant ne reconnaissant aucun droit aux catholiques […] : tremblez, bonnes gens, les traditionalistes sont de retour». Thibault de Montaigu, dont la trajectoire born again a été couronnée du prix de Flore en 2020, célèbre les «derniers des héros, les seuls braves d’une civilisation mourante, empoisonnée par l’ego et l’hédonisme marchand». Le reste est à l’avenant : mépris pour le pape François et plus généralement Vatican II, coupable d’avoir «répandu le wokisme» (dixit Boualem Sansal), éloge de la frugalité, détestation de la vie mondaine – faut le faire, vu qui parle.
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Dans les jardins de l’abbaye. (Guillaume Rivière/Libération)
Surtout, de façon plus ou moins belliqueuse, les chanoines, qui auraient sauvé l’abbaye de la ruine la plus abjecte, sont érigés en seuls espoirs face à la décadence occidentale et l’islam conquérant, des «Sarrazins» aux massacreurs des moines de Tibhirine. Bruckner frétille même à l’idée de prétendues «conversions de musulmans, dans la discrétion la plus absolue» entre les murs de l’abbaye. Chaque texte souligne la jeunesse (la moyenne d’âge de la congrégation est de 42 ans) et la vigueur virile de ces «Soldats de la grâce», titre du chapitre de Jean-René van der Plaetsen, ancien militaire et directeur délégué de la rédaction du Figaro Magazine. «Une messe telle que celle-ci, c’est une machine de guerre», commente admirativement nul autre que Michel Onfray, dans un «très touchant mail» cité par Van der Plaetsen. L’icône athée devenue récemment défenseur de la liturgie intégriste s’est lui aussi retiré à Lagrasse, mais n’a mystérieusement pas rendu son texte à Nicolas Diat, le cerveau derrière le projet.
Cet ex-conseiller de Laurent Wauquiez est un homme d’influence dans les cercles catholiques, éditeur des frères de Villiers (le gestionnaire de parc et le général) et imprésario du cardinal Sarah, dont les positions radicales sur les migrants et les homosexuels en ont fait le papabile anti-François rêvé des tradis. L’idée d’enfermer des écrivains dans un monastère serait venue à Diat en lisant Soumission, de Michel Houellebecq, qui, pour ses recherches, avait tenté une mise au vert avortée dans l’abbaye de Ligugé en 2013, sur les traces de Huysmans.
Distribué par Editis, propriété de Vincent Bolloré, et coédité par le drôle d’attelage Fayard-Julliard, symptomatique du big-bang provoqué dans le marigot littéraire par l’OPA du milliardaire sur Lagardère, le livre a bénéficié d’un lancement trois étoiles : bonnes feuilles dans le Figaro Magazine puis entretien complaisant de Tesson, Giesbert et Beigbeder sur le plateau dominical de Laurent Delahousse, face à un François Hollande appelé à discuter de la foi. Sorti fin novembre, il se vend bien : 9 000 exemplaires écoulés en une quinzaine de jours. Et voilà Lagrasse, ses 600 habitants et sa quarantaine de chanoines sous le feu des projecteurs en village Astérix des valeureux cathos, seuls à résister encore à l’envahisseur, comme du temps où Charlemagne avait béni l’abbaye comme rempart aux Maures. Ce que ne manquent pas de souligner nos séminaristes germanopratins.
L’encre et pas la poudre
L’Orbieu, qui se déverse l’hiver à gros bouillon (les troncs d’arbres dans son lit faisant foi) partage en deux le village, classé parmi les plus beaux de France. Rive droite, le profane – troquets proprets, échoppes artisanales tenues par des néoruraux et des «British», charmantes maisons de pierre, mairie et gendarmerie. Rive gauche, l’abbaye. Fondé en 779, le monastère a eu une histoire mouvementée, de l’essor du catharisme aux années de la Terreur. «Bien national» vendu aux enchères en deux lots en 1796, un tiers est alors transformé en orphelinat et restera laïque et public, aujourd’hui propriété du conseil départemental et QG de l’association le Marque-Page, qui organise les Banquets du livre et y tient une librairie exigeante et un bistro. L’autre partie, privée, est convertie en caserne puis en fermage, avant de devenir un hospice pour religieuses jusqu’au milieu des années 70.
Elle connaîtra ensuite son lot de propriétaires fantasques. D’abord, les chrétiens hippies de la Théophanie, puis dans les années 90, un escroc allemand, qui tentera d’en faire un spa new-age avant d’être arrêté dans son pays pour «cavalerie bancaire». Ses enfants se débarrassent du bien en 2004 en le vendant à une petite congrégation traditionaliste alors à l’étroit dans une maison du diocèse de Gap (Hautes-Alpes) : les chanoines de la Mère de Dieu, fondés en 1969 en réaction à Vatican II.
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Jean-Michel Mariou, ancien journaliste et vice-président de l’association le Marque-Page. (Guillaume Rivière/Libération)
Jean-Michel Mariou est incollable sur l’histoire du village, qu’il relate avec truculence, excédé par la tentative des chanoines de la «réécrire selon leur agenda politique, véritable attaque territoriale et idéologique». Le journaliste retraité en polaire kaki a découvert Lagrasse au mitan des années 70, avec sa bande d’étudiants toulousains de la Gauche prolétarienne, ces disciples maos de Benny Lévy, le secrétaire de Sartre dont le gros des troupes fondera la Cause du peuple, et quelques années plus tard, Libération. Mariou et ses camarades, menés par Gérard Bobillier et Colette Olive, se détournent de Paris et rejoignent les Corbières. «Nous sortions vaincus et orphelins de nos années gauchistes… Ceux qui n’étaient pas partis braquer des banques ou ne s’étaient pas suicidés se sont repliés ici. On était impressionné par ces commandos de vignerons qui sortaient la nuit faire sauter des perceptions…» L’insurrection viticole est violemment éteinte. En 1979, la bande fonde à Lagrasse les éditions Verdier, du nom de la solide ferme où les activistes font le choix de leurs armes. Ce sera l’encre et pas la poudre.
«Puis chacun fait sa vie, on devient professeurs, éditeurs…» En 1995, l’envie d’élargir le cercle est à l’origine de la création du premier Banquet du livre. A chaque année un thème et l’envie «que ça se mélange, que les philosophes parlent aux poètes, avec du bon pinard». Au fil des ans, le festival grandit, attire des milliers de visiteurs et des écrivains en nombre. Mariou, seul permanent du Marque-Page au village, les a comptés : «422… et pas grâce aux chanoines !» Des Goncourt (Hervé le Tellier, Marie NDiaye, Lydie Salvayre…) et des têtes d’affiche, d’Annie Ernaux à Maylis de Kerangal, de Denis Podalydès à Claude Lanzmann. Les conférences de l’historien Patrick Boucheron sous les halles deviennent un temps fort de l’été. Au point que le professeur au Collège de France passe désormais plusieurs semaines par an au village et s’active pour que la partie de l’abbaye dédiée aux Banquets devienne un établissement public consacré aux «arts de lire», doté du prestigieux label ministériel de «Centre culturel de rencontre». «Leur bouquin aux chanoines [Trois Jours et Trois Nuits, ndlr], c’est une tentative d’enrayer ce processus, veut croire Mariou. Car si on va au bout, c’est fini, ils ne récupéreront jamais notre côté de l’abbaye, ce dont ils rêvent…»
Avec ces derniers, les premiers contacts étaient pourtant «corrects, pas chaleureux, mais corrects». L’ex-militant rouge se souvient du jour où le père Michel, «leur numéro 2», lui a demandé s’il n’avait pas un exemplaire des thèses de Marx sur Feuerbach à lui prêter. «Il me draguait, quoi !» Quand la sulfureuse Catherine Millet vient en 2007, pour une édition centrée sur la Nuit sexuelle, le dernier opus de Pascal Quignard, «elle était même allée à la messe en latin, ça lui avait beaucoup plu, haha».
«Un autodafé froid»
Ce fragile équilibre ne survit pas à cet été-là et ce que Mariou nomme «l’attentat». Au matin du 9 août 2007, une semaine après le début du Banquet, les étals éphémères installés dans l’abbaye par la renommée librairie toulousaine Ombres blanches sont retrouvés couverts d’un liquide noir et visqueux. Mélange d’huile de vidange et de gasoil. Quelque 8 000 livres sont ainsi «mazoutés». «Un autodafé froid», s’indigne encore aujourd’hui Christian Thorel, le patron d’Ombres blanches. Les jours précédents, quelques sites intégristes avaient chauffé à blanc leurs ouailles en s’offusquant de l’intitulé lascif du festival et de la projection dans la partie publique de l’abbaye de films tel que Salò de Pasolini et l’Empire des sens d’Oshima. «Le Figaro avait même fait un article, mais on ne croyait pas que la mayonnaise prendrait, poursuit Mariou. Le bouquin de Quignard était pourtant bien chaste ! On n’avait pas compris que l’extrême droite catho était en train de renaître.»
L’enquête pour retrouver les auteurs du sabotage a été classée sans suite au bout de quelques mois. Mariou et Thorel restent persuadés que les coupables étaient des scouts d’Europe, hébergés par les chanoines. «Pendant trois jours, ils ont défilé avec des étendards du Christ-Roi, puis ils ont disparu d’un coup. Le jour même, j’en ai vu trois, visage gris de trouille, se barrer en monospace avec leurs sacs à dos…» Les religieux ont toujours farouchement nié toute implication.
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Le centre de Lagrasse. (Guillaume Rivière/Libération)
«Personne ne pense que les chanoines ont commandité l’acte, ils sont trop malins, estime Mariou. Mais pour moi, ils les ont couverts. Depuis, on ne se parle plus.» La stupéfaction gagne les amis du Banquet quand le préfet de l’Aude, qui aurait donné des consignes de discrétion aux gendarmes dans la conduite de leurs investigations, meurt en 2009 après un accident de ski. La presse locale relate alors que ses obsèques ont été célébrées par Emmanuel-Marie Le Fébure du Bus, l’abbé de Lagrasse en personne, dont le préfet était «proche». «Forcément, ça interroge sur le classement du dossier», soupire Mariou. Dans Trois Jours et Trois Nuits, Beigbeder est le seul à mentionner l’épisode, et même tout simplement l’existence de ces voisins gauchistes. «Les chanoines […] sont outragés qu’on puisse les imaginer coupables d’un geste aussi violemment stupide, écrit-il. Mais il est possible que des grenouilles de bénitier, des boy-scouts fanatisés ou autres ouailles puritaines aient voulu faire du zèle.»
«Le Grand Relèvement»
L’incident n’a pas affecté l’implantation des religieux dans le village, ni leur rayonnement par-delà les confins des Corbières. Au contraire. La congrégation, désormais forte de 40 frères et soutenue par des mécènes fortunés, est devenue incontournable dans la région, au point que ces derniers songent sérieusement à y établir un second prieuré. Mandaté par Emmanuel Macron pour sauver les monuments en péril, Stéphane Bern s’est démené pour que l’abbaye bénéficie des subventions du Loto du patrimoine. Robert Ménard, le très droitier maire de Béziers, s’y rend souvent et croise régulièrement les chanoines au stade, dans sa ville. «Ce sont des fans de rugby, tout de blanc vêtus, on ne peut pas les rater en tribune !» commente-t-il auprès de Libération. On les voit aussi du côté de Narbonne, lors des matchs de volley des Centurions. «Des mascottes», raconte un local.
C’était aussi à l’abbaye que le colonel Arnaud Beltrame, assassiné en mars 2018 par un jihadiste à la périphérie de Carcassonne et aujourd’hui considéré comme un saint dans certains cercles traditionalistes, préparait son mariage religieux. Lors de ses funérailles, le père Jean-Baptiste, dépêché par les chanoines, avait espéré que son «sacrifice admirable» ne soit pas un «feu de paille émouvant, mais l’étincelle d’une renaissance». Car le grand projet des chanoines, c’est le «Grand Relèvement», comme ils ont baptisé leur entreprise de restauration de l’abbaye à grands frais, et dont ils feignent d’ignorer l’écho avec la théorie racialiste et complotiste de Renaud Camus. En 2017, les prêtres du diocèse narbonnais s’étaient émus auprès de leur évêque de l’hyperactivité prosélyte des chanoines, dont les messes grégoriennes et les séjours «détente et évangélisation» ou «spécial couples en désir d’enfants» – vantés, notamment, par le site d’extrême droite le Salon beige – attirent les tradis de toute la France.
A 50 mètres de la librairie de Jean-Michel Mariou se dresse la grille verte de l’abbaye privée, bordée d’imposants cyprès. Dans les graviers, un ballon de foot dégonflé : les dribbles dominicaux des hommes en soutane sur le gazon municipal sont devenus un spectacle immanquable.
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Le père Michel (à gauche) et le père Louis-Marie, chargé du mécénat. (Guillaume Rivière/Libération)
«C’est pour les gamins, quand ils viennent jouer», explique un grand homme aux airs de légionnaire, cheveux ras et lunettes rondes. Le père Louis-Marie, chargé à plein temps du mécénat, approche flanqué du fameux père Michel, sous-prieur tout en rondeur bonhomme. Initialement, les frères avaient refusé de recevoir Libération, pointant dans un long mail notre «amitié» supposée avec le Banquet du livre et leur refus d’alimenter une «vaine polémique», sous prétexte que «nul n’a le monopole de la culture». Ravisés, les voilà qui nous invitent pour un café. La venue des quatorze plumes ? Une «expérience sans filtre», «borderline» – étonnant vocabulaire censé signaler leur modernité. «Vous l’avez lu dans le livre ! On est une communauté potache, cash mais bienveillante.» Ils insistent sur les «conversations bouleversantes» qu’ils ont eues avec leurs prestigieux invités, autour de la foi, de la littérature. La politique ? «Surtout pas !» Le panel plutôt connoté idéologiquement ? «Peut-être qu’on n’a pas eu toute la diversité qu’on rêvait, mais c’est pour des raisons pratiques. Le Covid, tout ça…»
«Ils ont deux visages»
Les auteurs ont accepté de reverser leurs droits à la fondation de l’abbaye, afin de participer à la restauration pharaonique du transept, estimée à 2,5 millions d’euros. Celle du clocher, achevée en mai, en a coûté 1,8 million. «Principalement des petits donateurs à 20 euros, à commencer par ma mère», relativise le père Louis-Marie. Le site de la fondation, aussi léché que celui d’une boîte du CAC40, témoigne à l’inverse de la force de frappe du réseau des chanoines. Derrière le président du comité de soutien, Rémi Delafon – discret industriel qui a fait fortune dans la viennoiserie surgelée – on trouve Alexis Brézet, le directeur des rédactions du Figaro, une ancienne préfète de l’Aude, des pontes de la finance et des membres de la French Heritage Society, très select association de philanthropes américains. La famille Dassault (propriétaire du Figaro) tout comme la Fondation Bettencourt ont mis la main au pot. «Une pichenette pour nous aider à nous lancer, assure le père Louis-Marie. Au début, on faisait n’importe quoi, des photocopies disant “envoyez des chèques”. Heureusement, des gens nous ont conseillés, on a appris à demander des subventions, alors que ce n’est pas notre “cœur de métier”.» Discours corporate qu’on retrouve dans la communication abondante des chanoines, désormais rompus aux subtilités des «comex», du «fundraising», et de la fiscalité, avec notamment l’aide de généreux traders à particule.
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Des chanoines dans l’abbaye de Lagrasse. (Guillaume Rivière/Libération)
Dans le cloître, de jeunes hommes pâles, soutanes grises et bérets laineux, mettent en place la crèche de Noël. Au village, il se murmure qu’un milliardaire serait venu en retraite dans son jet privé, ce qu’un coup de fil à l’aérodrome le plus proche dément. «Il y a beaucoup de fantasmes. On n’est pas une boîte branchée !» Les inquiétudes des voisins du Banquet du livre ? «Ils craignent qu’on leur pique leur fonds de commerce ? se gondole le père Louis-Marie. Ce qu’ils font, ils le font bien, il n’y a pas de concurrence. Nous souhaitons juste participer au rayonnement du village.» En poussant pour une réunification de l’abbaye ? «On a tant à faire dans notre partie à nous, balayent les deux prêtres. Nous ne sommes pas dans le bras de fer – notre vie, c’est chanter le fils, aider notre prochain…» Ils citent par exemple «les cours de français et le soutien dans leurs démarches» qu’ils apporteraient aux migrants du village.
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Car sur l’autre rive, Lagrasse abrite l’un des centres d’accueil de demandeurs d’asile (Cada) les plus importants du département, refuge d’une douzaine de familles afghanes, albanaises et d’Afrique de l’Est. A cinq minutes de marche, trois jeunes somaliennes ouvrent la porte en bois d’une auguste bâtisse. Un travailleur social éclate de rire quand on évoque le prétendu rôle des chanoines auprès des migrants. «Ecoutez, on a des bénévoles pour ça. Il se peut que quelques familles catholiques du Cada soient allées chez eux pour la messe ou faire un foot, ça ne nous regarde pas. Mais l’alphabétisation, les procédures, c’est fait ici, par nous, les œuvres laïques, je peux vous l’assurer. Mais il n’y a aucune animosité, hein.»
On ne peut pas en dire autant à la mairie. Les chanoines nous avaient pourtant assurés que leur relation avec les élus socialistes était des plus apaisées. Sous l’imposant buste de Marianne en plâtre, René Ortega, natif du village dans son troisième mandat, ne mâche pas ses mots : «Ils sont très forts pour se présenter comme les sauveurs. De l’abbaye. Du village. Du tourisme. Des migrants. Et de la France aussi, non ?» Le maire cherche une formule : «J’allais dire qu’ils avancent en sous-marin, mais non : ils avancent masqués, ils ont deux visages, et ils entendent bien devenir maîtres du village.» Ses griefs sont multiples, du terrain adjacent à l’abbaye transformée en parking non autorisé à la tenue d’offices à Pâques plein à craquer et sans masque, malgré les restrictions sanitaires − dans le livre, le père Louis-Marie dit n’avoir «pas le temps pour le vaccin». «Ils se sentent au-dessus des lois, lâche Bernard Fraisse, l’adjoint moustachu. Pendant deux ans, ils ont fait de l’hôtellerie sans permis. Peut-être parce qu’il n’y a pas que dieu qui les protège. Les gendarmes sont au garde à vous devant eux !»
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Dans la mairie de Lagrasse : Simon Barreda, secrétaire de mairie (debout à gauche), René Ortega, maire PS (debout à droite), les adjoints Bernard Fraisse (assis à gauche) et Bernard Blanc (assis à droite). (Guillaume Rivière/Libération)
Les achats de maisons du village par des familles proches des chanoines – «des Saint-Cyriens, du genre sept enfants et des patronymes à rallonge, qu’on découvre sur les listes électorales» – inquiètent. Au point que le secrétaire de mairie, Simon Barreda, songe à un système de préemption, sans trop y croire. Les chanoines ont ainsi acquis un petit gîte pour loger les épouses et mouflets des hommes en retraite, seuls autorisés à dormir à l’abbaye. Lors de l’inauguration du clocher, le maire n’a pas été convié : «Tous les notables de la région sauf nous, note Barreda. Pour rencontrer le fameux père Emmanuel, il faut demander une “audience”. C’est une enclave du Vatican, avec des fonds américains derrière. En revanche, quand le nonce apostolique vient, c’est à nous de ramener les chaises en plastique, et pour le numéro 3 du Vatican, c’est tout juste s’il ne fallait pas évacuer le village…»
Ortega s’enorgueillit d’avoir participé à l’ouverture du Cada dans les années 80 et d’avoir célébré des mariages gays. Il égrène les actions culturelles, outre les Banquets du livre : festivals de danse, récitals de piano. «On a même eu le Royal Ballet de Londres. C’est ça Lagrasse, c’est la diversité. Eux, ils font du communautarisme. C’est le problème avec le mécénat : ça veut dire que les milliardaires décident de notre avenir avec leur pognon défiscalisé, sans les élus.» Barreda complète : «Dans cette histoire, on passe pour les méchants face aux gentils moines guillerets. Tout ce qu’on veut, c’est ne pas voir notre village transformé en Lourdes bis.»
Au bistrot, un artisan qui préfère rester anonyme confie avoir «le cul entre deux chaises. D’un point de vue commerçant, la “clientèle” des chanoines, jupes plissées et shorts en hiver, elle est là toute l’année. Le banquet, c’est plus ponctuel…» Mariou le concède : «La carte postale des curés footeux dans les ruelles, ça fait vendre des chocolats cathares. Les bobos type “pain complet bio et démocratie directe” ont une certaine complaisance envers les chanoines pour écouler leur camelote au marché. Mais le prix des maisons flambe. Pas sûr qu’ils y gagnent à long terme…»
«Pur projet de reconquête politique»
Après les éloges dans les journaux proches (le Figaro, le JDD désormais sous la coupe de Bolloré), quelques articles ont pointé le contenu radical du livre et documenté les accointances des chanoines avec des figures identitaires, comme l’historien Reynald Secher, chantre du «génocide vendéen» et proche d’Eric Zemmour. Dans un mail consécutif à notre visite, le père Michel se dit «traumatisé» d’être associé «au pétainisme», nie toute filiation «avec des courants extrémistes» et se désole de «l’interprétation du livre dans un sens unique». Il jure de prendre contact bientôt avec les dirigeants du Banquet pour expliquer n’avoir «aucun agenda caché» et condamne le «saccage» de 2007. «Jamais notre communauté n’aurait protégé des voyous, fussent-ils scouts, qui auraient commis un tel attentat à la culture. Il est malheureux que [ces] barbares n’aient jamais été retrouvés.» Le religieux conclut : «Il nous a été très douloureux de voir ce projet de dialogue artistique assimilé à un projet idéologique identitaire qui nous est étranger.» Les chanoines, victimes de ventriloquie ?
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Le village de Lagrasse et l’abbaye vus depuis les hauteurs. (Guillaume Rivière/Libération)
«C’est désolant de vouloir rejouer Peppone contre Don Camillo», nous lance Nicolas Diat, attablé à la brasserie Bonaparte de Saint-Germain-des-Prés pour un deuxième contre-feu. Si Lagrasse a été choisi, ce n’est pas pour le «positionnement liturgique» des chanoines, euphémise-t-il, mais parce que «chez des Bénédictins, plus contemplatifs, ça aurait été trop dur». Il juge de lui-même l’expression «le Grand Relèvement» «un peu malaisante, mais c’est parce qu’ils ne lisent pas les journaux, ils n’avaient pas fait le lien». Dans le livre, Bruckner le trace clairement. «Ah ? Je ne me souviens pas de ce passage.» Pour «équilibrer» le projet, il assure avoir eu l’accord du lauréat du Goncourt Nicolas Mathieu d’y participer, avant qu’il n’en soit empêché pour «raisons privées». L’écrivain vosgien s’agace d’être mêlé à cette stratégie de com : «J’ai dit que l’idée d’une retraite me plaisait, mais dès que j’ai découvert que l’éditeur était le même que celui de De Villiers, j’ai compris que ce n’était pas neutre et ce n’est pas allé plus loin.» Diat analyse «l’émotion» des amis du Banquet du livre comme symptomatique «de l’angoisse de la gauche en général face à l’hypothèse de sa disparition : regardez les sondages, et ça n’a rien à voir avec les chanoines…»
A l’inverse, Patrick Boucheron voit dans «ce livre un pur projet de reconquête politique déguisé en livre de prière, dans un moment tout sauf innocent, tant dans le village qu’au niveau de la nation. Les écrivains conviés à ce projet le savent et en remplissent le cahier des charges, à commencer par Sylvain Tesson, très loin de son image grand public consensuelle, dont le texte est d’une radicalité réactionnaire inouïe. Cela devrait nous poser des questions sur le rôle de ces groupes de presse et d’édition». Le médiéviste tire à boulets rouges sur le projet de restauration des chanoines, «qui renient l’abbaye des Lumières que fut Lagrasse pour la ramener à un passé médiéval fantasmé, dont ils seraient les seuls habitants légitimes face au Banquet qu’ils veulent faire passer pour une assemblée de crypto-communistes». De la rive gauche de la Seine aux remous de l’Orbieu, le Clochemerle audois, comme théâtre des névroses nationales et laboratoire de la droitisation.
« Le village ardéchois de Saint Pierre de Colombier – 07450 est envahi par la famille missionnaire de notre dame qui se comporte de la même façon qu’à Lagrasse, soutenue par ses nombreux oblats dont certains font déjà partie de la municipalité qui est favorable à cette communauté. Municipalité élue grâce à l’inscription sur la liste électorale de la majorité des membres (plus d’une centaine) dont les ¾ habitent ailleurs dans les 17 foyers répartis dans la France entière…
Une communauté qui achète les maisons à vendre sans les occuper.
De nombreux articles sont déjà sortis dans les médias à ce sujet. Il y a bien des opposants comme le collectif des Sentinelles de la Bourges, le collectif des Amis de la Bourges, l’association « pour l’avenir de la vallée de la Bourges » mais le combat est difficile et nous recherchons des aides.
Voici les adresses des sites défendant les religieux qui pourront vous éclairer mieux sur leur façons de s’exprimer :
Fmnd.org et « pournotrevalléelabourges »
Merci pour votre réponse.
Les sentinelles de la Bourges