le-temps-de-la-mémoire

8 juin 2021 par Floréal

Quatre-vingt-deux ans après la fin de la guerre civile et quarante-six ans après la mort de Franco, l’Espagne compte toujours sur des associations de bénévoles pour prendre en charge la question des milliers de fosses communes réparties sur tout le territoire espagnol.
Le texte très émouvant publié ci-dessous, de Pablo « Pampa » Sainz et paru sur le site « El Salto », nous emmène dans la région de Castille-La Manche, dans le cimetière de Manzanares, où des volontaires s’emploient à tirer de l’oubli les victimes d’une dictature qui furent traitées comme des chiens.

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Une équipe de l’Association pour la récupération de la mémoire historique (ARMH) a exhumé 34 corps de deux fosses communes dans le cimetière de Manzanares, dans la province de Ciudad Real. Il y a là, encore, 255 personnes enterrées dans 14 fosses.

« Quelle heure est-il ? », demande Isabel Fontiveros Carrión en regardant les aiguilles de la montre à chaîne de marque Majestime. « Elle fonctionne toujours », vérifie-t-elle. Elle appartenait à son grand-père, Alfonso Fontiveros Muñoz, président du Groupement des journaliers de la Fédération des travailleurs de la terre et membre de la CNT, qui a été fusillé le 20 juillet 1939 à Manzanares, province de Ciudad Real.
Alfonso serait l’une des 34 victimes jetées dans une fosse commune entre le 15 juin 1939 et le 8 novembre 1940 et qu’en cet après-midi du mercredi 2 juin l’équipe de l’Association pour la récupération de la mémoire historique (AMRH) a fini d’arracher à l’oubli. « Mon grand-père est répertorié comme disparu et nous sommes sûres qu’il est dans cette fosse. Dans le registre des sépultures, il apparaît dans la fosse n°1, corps n°13 », dit-elle. Il reste à attendre les tests ADN pour certifier l’identité.
« J’ai cette montre qui est à lui. Elle retarde un peu. Je ne sais pas quelle heure il est. 3 h 23 ? Ah, bien », confirme Isabel. Après les exécutions, lorsque son oncle s’est exilé en France, sa grand-mère a donné la montre à son père. Quand ce dernier est mort, en 1992, la vieille Majestime ne fonctionnait plus depuis quelques années. Depuis cette date, elle l’avait conservée dans une petite boîte avec la liste des fusillés de la fosse. Lorsque sa sœur, Alfonsa, est venue avec elle à Manzanares depuis la Catalogne pour assister aux travaux d’exhumation, elle l’a apporté avec elle.
« Nous étions dans le coin avec quelques familles et on nous a demandé si quelqu’un avait des objets appartenant aux victimes. J’ai dit que j’avais la montre de mon grand-père, mais qu’elle ne marchait plus depuis au moins quarante ans. Je la sors, et elle marchait ! Ma sœur ne croit pas beaucoup à ces choses et m’a dit : « Oui, c’est vrai, elle ne marchait plus depuis longtemps. » Je la porterai sur moi tous les jours », dit-elle.
La montre a recommencé à fonctionner là où la vie d’Alfonso avait été arrêtée par les balles et enterrée à six mètres de profondeur. La douleur d’Isabel est celle de tant de familles qui ont besoin de toute urgence que l’État garantisse les exhumations. « Quand nous sommes partis à Barcelone, ma tante Antonia nous a dit qu’il fallait sortir notre grand-père de cette fosse, qu’il fallait l’emmener. Et je le lui ai promis : Ma tante, on va travailler là-dessus », s’émeut Isabel.
La première vice-présidente du gouvernement, Carmen Calvo, a présenté l’avant-projet de loi sur la mémoire démocratique le 15 septembre dernier, arguant qu’« il ne fallait pas perdre une seconde ». Huit mois plus tard, il n’a toujours pas été traité. « Quand tu fais cela, tu montres que ta volonté politique a très peu de consistance », critique le président de l’ARMH, Emilio Silva.
« Le gouvernement s’occupe de la loi sur la mémoire comme d’un concours de subventions, où des familles de victimes se livreraient une compétition pour savoir qui en aurait une, c’est une honte. Il doit garantir toutes les exhumations. Si une victime du régime franquiste s’adressait à un organisme d’État qui s’occuperait d’elle pour savoir quelle réparation il doit faire, il s’établirait un contrat, un devoir, dans cette conversation. Quarante-cinq ans ont passé et il n’y a toujours pas d’organisme. Ils devraient mettre toutes les délégations et subdélégations du gouvernement à la disposition des familles pour s’occuper d’elles. Le gouvernement dispose de la police scientifique, de la police judiciaire, des laboratoires pour l’ADN, de tous les outils. Si nous pouvons le faire, alors que nous n’avons même pas de local, comment l’État ne pourrait-il pas le faire ? », demande-t-il.

Isabel n’a pas manqué un seul jour pour collaborer au travail de l’ARMH dans la zone hors des murs du cimetière de Manzanares, une parcelle rectangulaire qui, jusque dans les années 80, était exclue du périmètre du cimetière. C’était la zone civile que les génocidaires avaient grotesquement séparée de la zone catholique. Avec la démocratie, le mur qui les séparait a été détruit et cette partie a été fusionnée avec le reste du cimetière. Par ce symbole, la tentative institutionnelle démocratique de restaurer la mémoire des victimes a pris fin. Le reste du parcours a été quasi exclusivement le fait de la société civile.
Selon le dossier du projet d’exhumation de l’ARMH, le cimetière de Manzanares compte un total de 288 victimes assassinées entre 1939 et 1947. Parmi elles, 255 sont enterrées dans quatorze fosses communes à l’intérieur des murs et 30 personnes dans deux fosses à l’extérieur des murs. Mais dans ces deux dernières, 34 corps ont été retrouvés, parmi lesquels on attend la confirmation de la présence du dernier maire républicain de la ville voisine de Membrilla, Avelino Bellón.
« Ceux qui n’avouaient pas étaient jetés dans un ravin. Mon père, cette nuit-là, ils l’ont jeté en dernier, puis ils leur ont jeté un peu de terre dessus et mon père s’est retrouvé avec une jambe découverte, hors de la terre, ils ne l’avaient pas achevé. Vous pensez que ce n’est pas dur ce dont je parle ? Un long moment sans savoir où il était enterré », confie María Alcarazo, fille de Francisco Martín Alcarazo, membre de l’UGT, qui a été fusillé le 25 octobre 1940.
Ni les fascistes ni l’amnésie décrétée lors de la transition n’ont réussi à enterrer la mémoire. Les familles ont réussi d’une manière ou d’une autre à contourner la censure franquiste. « Nous avons toujours su qu’ils étaient là. Il y avait un mur par-dessus lequel on sautait, ou bien on lançait des fleurs. Nous arrivions du côté des champs, j’avais une petite échelle qui me servait à grimper », se souvient Isabel.
María raconte à l’ARMH que sa famille a longtemps ignoré l’emplacement précis de la fosse. Ils savaient qu’elle se trouvait dans le corralillo (la petite cour),comme ils appelaient cette zone hors des murs à laquelle on accédait par une porte latérale « qui était presque toujours cadenassée ». De nombreuses années se sont écoulées jusqu’à ce que la mairie leur indique l’emplacement exact de la fosse.

« On ne pouvait rien mettre alors pour signaler son emplacement, on savait juste où elle était. Quelque temps plus tard, mon oncle Manuel, le frère de mon père, a osé aller demander une autorisation pour voir s’il pouvait mettre un panneau à l’endroit où elle se trouvait, parce que bien sûr c’était un peu caché, et voilà. Et ils ont fait un monolithe, comme disaient mes oncles, ils l’ont fait en granit, et c’est ce qu’il y a depuis lors, mais pas depuis beaucoup d’années, hein. Il n’y avait rien là, rien pour l’indiquer, rien… Puis on a mis une plaque et des barrières autour. Mon frère s’en est occupé et ils ont mis un panneau avec les noms des personnes qui sont là », précise-t-elle.
L’une des premières tâches de l’équipe de bénévoles de l’ARMH a été de retirer les pierres tombales de fortune que les familles avaient placées au fil des ans. Ce lundi 17 mai, Isabel a aidé à soulever et à déplacer des pavés et des débris de béton. « Pendant que je travaillais, je ne me rendais pas compte, j’étais comme un membre de l’équipe, mais quand nous nous arrêtions un moment, ça me remuait, j’allais un peu plus loin pour pleurer parce que je commençais à penser à mes proches, mon père, mon oncle, ma tante, à ce que nous avions subi. Pire encore, quand arrive la mise au jour et que vous voyez qu’ils ont été entassés, jetés, cela te rend malade, tu prends conscience de toute cette souffrance ». C’est beaucoup d’émotion.
Il a fallu dix-sept jours de travail ininterrompu pour que les derniers corps de ces hommes soient mis au jour. « Une intervention très compliquée, pour laquelle nous avons travaillé à six mètres de profondeur, alors que le maximum jusqu’à présent était de quatre mètres dans les trois fosses que nous avions ouvertes à Guadalajara », explique le coordinateur de l’exhumation, Marco Antonio González Carrera.
« Ce sont des fosses creusées dans le calcaire, dans le style de ce qui se fait lorsqu’on creuse des puits dans la région. Cela signifie qu’à partir d’avril 1939 nous pouvons parler d’un plan clair d’extermination de toutes les personnes de gauche, affiliées aux syndicats, qui avaient participé aux mouvements ouvriers, aux collectivisations des terres. Nous pensons que les fosses étaient préméditées, car même les fossoyeurs nous disent que les tombes de trois ou quatre niveaux ne sont pas aussi profondes », explique Marco.
Entre les fosses 1 et 4, se trouvaient les fosses 2 et 3, maintenant vides. L’impossibilité de travailler à une telle profondeur a obligé à utiliser une machinerie lourde. « A un endroit, nous avons vu que la boue s’effritait et entraînait plusieurs corps vers le centre. Nous avons dû nous arrêter pendant une journée et faire venir une machine pour tout mettre à niveau. A partir de 2,5 mètres de profondeur jusqu’à l’endroit où nous sommes maintenant, nous avons dû creuser avec des pioches et des pelles. Nous avons retiré plusieurs mètres cubes de terre dans des seaux, tirés par des cordes, avec une grande fatigue pour l’équipe », précise-t-il.

En ce qui concerne les corps retrouvés, l’archéologue Serxio Castro Lois précise qu’« ils ont été retrouvés dans des positions comme jetés, dès les premières extractions de corps de chaque fosse, et nous avons constaté qu’il y avait eu des tirs sur eux alors qu’ils étaient déjà à l’intérieur de la fosse. Cela signifie que certains d’entre eux ont été abattus au bord de la fosse ». Une douzaine de douilles ont également été trouvées à une trentaine de mètres du site, juste le long de la ligne où était érigé l’ancien mur séparant la parcelle de la zone catholique.
« La position des individus dans la fosse n°1 indique qu’au moins sept ou huit d’entre eux étaient empilés contre la paroi sud de la fosse, ce qui peut indiquer qu’ils ont été jetés en même temps avec une brouette ou quelque chose de similaire. Il n’y avait pas de couche de terre entre eux, nous pouvons donc en déduire cela », décrit-il.
Pour l’anthropologue légiste bénévole qui travaille sur l’exhumation, Sergio León Matos, cette situation complique l’identification, mais plus encore le fait qu’il n’y a pas de corrélation entre le registre des sépultures et le nombre de corps exhumés. « Le fait que la documentation de l’époque ne soit pas correcte nous amène à douter », dit-il.
« Le travail de terrain est terminé et il ne reste plus que le travail de laboratoire : identifier et rapprocher chacun des restes retrouvés avec les individus dont nous avons trace dans les archives. Nous avons trouvé ce qui est typique : des ceintures, des sandales, des boutons, des lunettes, des allumettes, une petite médaille, mais il n’y a pas d’élément avec un pouvoir d’identification total », ajoute León.
Isabel et Alfonsa sont passées de l’état de veille à l’aube à l’état de sommeil. « Quand ils l’ont plus ou moins sorti, vraisemblablement, le mauvais sommeil a disparu. Nous avons gagné la paix », conclut-elle. De nombreuses familles des victimes enterrées dans les fosses communes du côté catholique étaient présentes à un événement organisé par l’ARMH dans le cimetière afin qu’elles puissent se rencontrer. « S’il y a des familles qui le demandent, avec nos ressources limitées, nous ferons ce que nous pourrons », confirme Emilio Silva. Le temps de la mémoire, à Manzanares, a repris son tic-tac.

Pablo « Pampa » Sainz

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Photos : David F. Sabadell et Alvaro Minguito.
Traduction : Floréal Melgar.
Source : https://www.elsaltodiario.com/memoria-historica/el-tiempo-de-la-memoria?fbclid=IwAR2CT8mmZnsfeSrYqVZ3wThb9VNQLu_-Ot1hBqlUCr6x09evN66s2B_KSzQ

https://florealanar.wordpress.com/

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