Écrire contre la canaille

À propos des écrivains et de leur « douloureux problème » avec « le peuple »

par Collectif Les mots sont importants
17 mars 2021

« Que l’humanité est une sale et dégoûtante engeance ! Que le peuple est stupide ! C’est une éternelle race d’esclaves qui ne peut vivre sans bât et sans joug. Aussi ne sera-ce pas pour lui que nous combattrons encore, mais pour notre idéal sacré. Qu’il crève donc de faim et de froid, ce peuple facile à tromper qui va bientôt se mettre à massacrer ses vrais amis ! » Ces mots de Leconte de Lisle sont l’un des nombreux exemples que donne Paul Lidsky dans son livre Les écrivains Français contre la Commune  [1]. Un livre que nous invitons à lire ou relire à l’heure où nous célébrons le cent-cinquantenaire de la Commune, quand d’autres – en l’occurence nos gouvernants – préfèrent, somme toute assez logiquement, célébrer Napoléon l’esclavagiste… Le ton desdits écrivains est assurément un peu plus rude que celui de nos éditorialistes d’aujourd’hui, mais il faut dire à leur décharge que la Commune de Paris avait de quoi effrayer la notabilité littéraire un peu plus que les mouvement sociaux qui font aujourd’hui sortir de leurs gonds nos chers Alain Finkielkraut et Michel Onfray et leurs compères Giesbert, Barbier, Brunet, Beytout, Apathie, Saint-Cricq [2]. Reste, malgré tout, un étonnant « air de famille »…

Dans son livre, Paul Lidsky montre que la quasi-totalité des écrivains refuse une explication politique ou sociale de l’événement. L’événement n’est à leurs yeux ni une lutte politique, ni une révolution sociale.
C’est l’œuvre d’un petit groupe de brigands.

Criminalisation

C’est l’œuvre de barbares ayant préparé leur coup depuis longtemps, en profitant de l’état de sur-excitation qui a saisi de la population parisienne à l’occasion du siège et de la défaite pour s’emparer de la ville et la livrer à l’anarchie. Leconte de l’Isle dénonce ainsi « cette ligue de tous les déclassés, de tous les incapables, de tous les envieux, de tous les assassins, de tous les voleurs, mauvais poètes, journalistes manqués, romanciers de bas étage », tandis qu’Alphonse Daudet voit plutôt des « têtes de pions, collets crasseux, cheveux luisants… » Pour Anatole France, les Communards ne sont qu’« un comité d’assassins, une bande de fripouillards, un gouvernement du crime et de la démence ».

Paul Lidsky explique que plus un mot est vague, mystérieux, étrange, insaisissable, plus il est susceptible de déclencher la peur et l’épouvante. Il y a ainsi des mots particulièrement riches parce que, à travers les siècles, ils ont porté la peur. Aussi, les évoquer à propos d’un événement présent, c’est, par association d’idées, ajouter à la peur présente des peurs ancestrale : parler de « brigands », de « barbares », de « Peaux-rouges », de « cannibales », c’est non seulement rendre épouvantable le communards, mais encore les faire participer aux images terribles que ces mots évoquent. Il y a contagion entre l’épouvante présente et les épouvantes passées, entre la vision actuelle et les évocations héritées du passé ou de l’étranger.

Animalisation et pathologisation

Le vocabulaire animalier est celui qui revient le plus constamment dans la littérature anticommunarde. Ernest Feydeau explique que « ce n’est plus la barbarie qui nous menace, ce n’est même plus la sauvagerie qui nous envahit, c’est la bestialité pure et simple ». Théophile Gautier confirme : les Communards sont des « animaux féroces », des « hyènes » et des « gorilles », qui « se répandent par la ville épouvantée avec des hurlements sauvages ».

La métaphore de la maladie est également très répandue : la Commune fut selon Maxime Du Camp « un accès d’envie furieuse et d’épilepsie sociale », et selon Émile Zola « une crise de nervosité maladive », « une épidémique fièvre exagérant la peur comme la confiance, lâchant la bête humaine débridée, au moindre souffle ». Dans La débâcle, le romancier décrit l’épidémie avec emphase :

« Dans cette population, détraquée par des mois d’angoisse et de famine, tombée désormais à une oisiveté pleine de cauchemars, ravagée de soupçons, devant les fantômes qu’elle se créait, l’insurrection poussait ainsi naturellement, s’organisait au plein jour. C’était une de ces crises morales qu’on a pu observer à la suite de tous les grands sièges, l’excès du patriotisme déçu, qui, après avoir vainement enflammé les âges, se change en un aveugle besoin de vengeance et de destruction ». [3].

Les origines de la Commune ne sont en somme ni actuelles, ni historiques ; il ne faut pas les chercher dans la société de l’époque. En réalité, la Commune est une manifestation d’un mal biologique, moral ou métaphysique qui a existé de toute éternité et qui est la nature même, l’essence profonde des gens de la Commune : « l’envie ».

On ne se trouve pas en face d’une lutte politique pour une transformation de la société, mais en face
d’une lutte manichéenne du Bien contre le Mal, de la civilisation contre la barbarie, de l’ordre contre l’anarchie, de l’intelligence contre la bêtise, de la tête contre le ventre, du devoir contre l’égoïsme, du travail contre la paresse, enfin de l’élite contre le ramassis de tout ce qui est mauvais, pervers et bestial.

La littérature se donne donc pour fonction de détruire le sens de l’événement, de lui ôter son sérieux – en un mot de le dépolitiser. Elle constitue à cet égard un instrument tout à fait adéquat : elle remplace admirablement l’analyse des idées par l’analyse des caractères. La psychologie, la pathologie, se substituent à une analyse de la situation politique, à la
confrontation des groupes sociaux et des idées.

Le meilleur moyen de dépolitiser le mouvement est de le réduire à une somme de cas, de caractères, de types. En effet, qu’est-ce qu’un type, sinon la négation de toute évolution, sinon le fait de tout expliquer par une essence, par une nature innée ? On n’explique plus les actes de tel individu par ses idées : au contraire, ses idées ne sont que le développement de traits inhérents à sa « nature », qu’il porte en lui depuis sa naissance, en vertu des lois de l’hérédité.

« Les louves de la Commune »

Un sort particulier est réservé aux femmes. Arthur de Gobineau est catégorique :

« Je suis profondément convaincu qu’il n’y a pas un exemple dans l’histoire d’aucun temps et d’aucun peuple de la folie furieuse, de la frénésie fanatique de ces femmes. »

Quant à Ernest Houssaye, il écrit :

« Pas une de ces femmes n’avait une figure humaine : c’était l’image du crime ou du vice. C’était des corps sans âme qui avaient mérité mille fois la mort, même avant de toucher au pétrole. Il n’y a qu’un mot pour les peines : la hideur ».

Les Communardes sont souvent comparées à des « louves » ou de « hyènes ». Dans son roman Germinal, Zola les montre détruisant les machines de la mine, « glapissantes, excitant les hommes » :

« Il y avait dix foyers pour les cinq générateurs. Bientôt les femmes s’y acharnèrent, la Levaque manoeuvrant sa pelle des deux mains, la Mouquette se retroussant jusqu’aux cuisses afin de ne pas s’allumer, toutes sanglantes dans le reflet d’incendie, suantes et échevelées de cette cuisine de sabbat ».

« Et les femmes surtout l’effrayaient, la Levaque, la Mouquette, et les autres agitées d’une fureur meurtrières, les dents et les ongles dehors, aboyant comme des chiennes, sous les excitations de la Brûlé, qui les dominait de sa taille maigre ».

Le comble est atteint lorsque Zola décrit les femmes châtrant le cadavre de l’épicier Maigrat, qui les exploitait, et se raillent du mort.

Le « bon ouvrier »

Au corps furieux du Communard – et plus encore de la Communarde – la littérature anticommunarde oppose un modèle idéal du « Bon Pauvre » : ces « braves gens », humbles et modestes, qui travaillent dur, respectent les hiérarchies sociales, ne s’occupant pas de politique et de culture et, par leur épargne, réussissent peu à peu à économiser et à s’offrir une petite
maison pour leurs vieux jours. Vis-à-vis de ces bons pauvres se développe une sollicitude paternaliste :

« La paix et la concorde doivent venir d’en haut, descendre, ne pouvant monter. C’est le devoir des compréhensifs, des forts, de tendre la main aux faibles, aux enténébrés. Comment en vouloir à la foule – puisque l’on ne fait rien pour l’éclairer, l’instruire – d’avoir gardé l’atavique instinct des brutes préhistoriques, au temps où les ancêtres cannibales, dans les forêts monstrueuses, ne se rencontraient que pour se dévorer sur le seuil des cavernes ? Avec un peu de douceur, beaucoup de charité, on apaise les bêtes frustres qui tendent le dos, se soumettent sous l’étonnement d’une caresse ». (Maurice Montégut)

Comment corriger le peuple ?

Dès que le peuple relève la tête, au contraire, la haine s’abat sur lui. C’est ainsi que, lorsque vient la répression sanglante des Communards, Anatole France se réjouit :

« Enfin, le gouvernement du crime et de la démence pourrit à l’heure qu’il est dans les champs d’exécution ! »

Emile Zola se montre pour sa part compréhensif… envers les bourreaux !

« Le bain de sang que le peuple de Paris vient de prendre était peut-être d’une horrible nécessité pour calmer certaines de ses fièvres. Vous le verrez maintenant grandir en sagesse et en splendeur. »

Gustave Flaubert est quant à lui plus critique : il juge la répression… trop douce !

« Je trouve qu’on aurait dû condamner aux galères toute la Commune et forcer ces sanglants imbéciles à déblayer les ruines de Paris, la chaîne au cou, en simples forçats. ».

La répression n’est toutefois pas la seule solution envisagée par nos écrivains. Beaucoup considèrent qu’il faut surtout tirer les leçons de l’événement pour en éviter le retour. Au lendemain de la Commune vont se multiplier les essais, les études expliquant les causes de la Commune et des remèdes à employer dans l’avenir pour soigner un pays si « malade ».

Ce passé est-il vraiment passé ? À la lecture des éditoriaux, au lendemain de la défaite du « Oui » au référendum sur le Traité constitutionnel en 2005, puis onze ans plus tard à l’occasion d’un mouvement social contre une loi démantelant le droit du travail, puis il y a deux ans face au mouvement contre le démantèlement du système de retraites, et ces derniers mois dès qu’a pointé l’ombre d’un gréviste, d’un gilet jaune, d’un collectif banlieusard, d’un hashtag féministe ou d’un quelconque mouvement social, il semble bien que non.

P.-S.

Ce texte est repris dans le recueil Les mots sont importants, de Pierre Tevanian et Sylvie Tissot, publié en 2010 aux Éditions Libertlia.

Notes

[1] P. Lidsky, Les écrivains contre la commune, Maspero, 1970

[2] Sur la réaction des éditorialistes face au mouvement contre la Loi Travail, voir Frédéric Lemaire et Julien Salingue, « Tribunaux médiatiques pour syndicalistes “radicalisés” » ; sur la réaction au mouvement contre le démantèlement des retraites, voir Acrimed, « Retraites : les éditorialistes sur le pied de guerre ».

[3] Sur l’usage de la métaphore de la maladie dans les commentaires sur l’”émeute de Vaulx-en-Velin” de 1990 et plus généralement sur la dépolitisation de cet événement, cf. Sylvie Tissot, Retour sur une émeute,

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