Les Gilets jaunes, deux ans et un feu qui couve

Durée de lecture : 10 minutes 17 novembre 2020 / Laury-Anne Cholez, Hervé Kempf et Alexandre-Reza Kokabi (Reporterre)

Les Gilets jaunes, deux ans et un feu qui couve

Le 17 novembre 2018 apparaissaient les Gilets jaunes. Après des mois d’occupation des ronds-points, de manifestations et d’invention de formes propres de mobilisation politique, le mouvement a décliné. Pour les deux ans de cette expérience humaine inédite, Reporterre a donné la parole à quatre Gilets jaunes, pour qui le feu de la colère couve encore.

Depuis le 17 novembre 2018, des citoyens en gilets jaunes manifestent leurs colères et leurs espoirs. Dans les rues des centres-villes ou sur les ronds-points, elles et ils racontent haut et fort les fractures de la société, la survie quotidienne, le mépris de classe, le travail, la dépossession, le massacre écologique, les violences policières. Elles et ils tentent d’incarner l’alternative, expérimentant la démocratie directe dans des assemblées populaires locales ou nationales. Reporterre s’est entretenu avec quatre Gilets jaunes, deux ans après le début du mouvement. Si la pandémie a étouffé leur cri, ces citoyens l’assurent : la flamme jaune n’est pas éteinte. Il suffira d’une étincelle pour la rallumer.

Elsa Mercier : «Ça rappelle l’esprit Gilets jaunes : solidarité, fraternité, convivialité»

Elsa Mercier (à gauche), au village des Gilets jaunes de Montceau-les-Mines, bâti à proximité du rond-point du Magny

«Mon leitmotiv, c’est l’intérêt général : nos dirigeants, eux, l’oublient trop souvent», déplore Elsa Mercier. Dès le 17 novembre 2018, elle a enfilé un gilet jaune et a participé à bâtir le village des Gilets jaunes de Montceau-les-Mines (Saône-et-Loire), le long de l’échangeur autoroutier du Magny. «C’était une manière de manifester ma réprobation face aux inégalités qui se creusent : la réduction des APL (aides personnelles au logement) pour les étudiants, la suppression de l’ISF (impôt de solidarité sur la fortune), la hausse inégalitaire des taxes sur les carburants… Le message envoyé, c’était “crevez la bouche ouverte pendant qu’on se gave”», s’emporte cette traductrice indépendante.

Au fil des assemblées et des manifestations, elle a vu «des gens de tous horizons s’éveiller à la politique et aux dysfonctionnements de notre système». Les revendications se sont enrichies. «C’est progressivement devenu la proposition d’un autre modèle de société, plus juste, plus solidaire, plus écologique», dit Elsa. Ces deux dernières années, elle a ressenti «un énorme sentiment de fraternité sur le camp, lors des assemblées des assemblées, en manifestation. On se tutoyait tous et quand quelqu’un tombait, on le ramassait. C’est trop rare dans notre société individualiste.» Dans cet «élan collectif qui galvanise», elle a participé à filtrer, à plusieurs reprises, la route Centre-Europe Atlantique (RCEA), un axe très fréquenté et accidentogène.

Elsa est amère quand elle évoque la réponse du gouvernement : «On a eu droit à la coquille vide du °“grand débat national”, qui aurait pu être une bonne idée mais s’est transformé en monologue d’Emmanuel Macron.» La Convention citoyenne pour le climat, elle, «a très bien bossé, devait être reprise sans filtre, mais, finalement, tout est jeté». Ça la met en rogne. Surtout, «des Gilets jaunes se sont fait défoncer par la police, certains ont été défigurés, ça n’encourage pas à aller manifester».

Pour la traductrice, malgré les embûches, «la flamme des Gilets jaunes ne s’est jamais éteinte». Le camp de l’échangeur est toujours debout. «Au niveau local, on est de toutes les luttes pour soutenir les petits commerces ou les salariés des grosses boites qui suppriment des postes, comme les usines Konecranes et Gerbe à Saint-Vallier, et Éolane à Montceau-les-Mines», se réjouit Elsa. Et si le mouvement est moins vif depuis quelques mois, «c’est à la fois parce que c’est dur de tenir si longtemps, mais aussi parce qu’on est les premiers de cordée face à la crise, nous les invisibles». Avec des amies, Elsa a mis en place un «marché drive» pour soutenir les producteurs locaux qui ne parvenaient plus à vendre leurs produits. «Ça rappelle l’esprit Gilets jaunes : solidarité, fraternité, convivialité. On en a besoin, plus que jamais, pour lutter contre la prolongation de l’état d’urgence, qui donne les pleins pouvoirs de l’état. Le combat continue!»

Claude Kaiser : «Ensemble, en agissant, à ne pas tout attendre d’en haut, on était acteurs»

Claude Kaiser, en janvier 2019, lors de l’Assemblée des assemblées, près de Commercy.

À 54 ans, Claude Kaiser avait le cuir durci par les expériences militantes. Fonctionnaire dans les finances publiques, habitant un village près de Commercy (Meuse), il était passé par plusieurs partis de gauche et syndicats, toujours engagé. Et le 17 novembre 2018, c’est «par curiosité» qu’il est venu sur le rond-point où se rassemblaient les premiers Gilets jaunes. Ce fut comme un coup de foudre : «Dès ce jour, j’ai su que je n’en partirais plus. C’est là où je devais être, j’attendais cela depuis longtemps.» Il y est retourné, jour après jour, pendant des mois. Il y avait là quelque chose de nouveau par rapport à l’entre-soi qui devient hélas! souvent le sort de la vie militante : «Je me suis retrouvé dans mon monde, des gens de mon camp, même si on n’était pas toujours d’accord. On se parlait et on se respectait. On n’était plus chacun dans son coin à gueuler, mais ensemble, en agissant, à ne pas tout attendre d’en haut, on était acteurs.» Claude a «déchiré toutes ses cartes. Je n’étais pas sur le rond-point pour défendre une étiquette, mais pour défendre les opprimés.»

L’expérience l’a «transformé, bouleversé : c’est le plus fort mouvement que j’ai vécu». Très vite, le groupe de Commercy a connu une forte dynamique, lançant un appel vidéo vu massivement et organisant la première «Assemblée des assemblées de Gilets jaunes» en janvier 2019, pour tenter de donner un cadre démocratique au mouvement général tout en respectant scrupuleusement l’autonomie de chaque groupe. Claude s’est investi à fond dans l’expérience.

Pourquoi le mouvement a-t-il fini? «L’inertie du gouvernement a énormément joué», dit-il, «il ne bougeait absolument pas. Et puis, la répression, qui a fait peur, surtout aux gens qui n’avaient jamais manifesté avant». Mais le mouvement est-il vraiment fini? «Non, il est endormi. Il a rassemblé au-delà de toutes les étiquettes, et ça, ça ne peut pas mourir, pas plus que l’idéal d’un monde meilleur qui nous rassemblait. Les inégalités sont toujours là et vont s’aggraver avec la crise. Et la crise écologique, pas mal de Gilets jaunes en parlaient, le souci demeure. Il y a aussi la demande d’une plus grande autonomie locale.» Le Covid, bien sûr, freine tout : «Tout le monde est éteint, il y a la peur de la maladie. Mais la catastrophe sociale qui s’annonce peut faire remuer les gens. Ils ont beaucoup moins peur du virus que durant la première vague.»

Aujourd’hui, Claude n’oublie rien de la joie d’être ensemble et de tout ce qui a été fait à la cabane de Commercy. Aux élections municipales, il s’est présenté dans son village et a été élu maire. Un maire Gilet jaune.

Muriel Gerbier : «Tout le monde est sous pression. Et quand ça va se rallumer, ça va faire des dégâts»

Muriel Gerbier, lors de la quatrième édition de l’Assemblée des Assemblées, à Montpellier, en novembre 2019

Elle a rejoint les Gilets jaunes dès le premier jour. Muriel Gerbier, accompagnante d’élèves en situation de handicap, vit à côté de Brioude, sous-préfecture de la Haute-Loire. Elle ne cache pas son enthousiasme à l’évocation des souvenirs de cet automne 2018. Elle se remémore l’entraide au sein de son groupe; une solidarité qu’elle n’avait jamais ressentie nulle part, pas même dans sa section syndicale de Force ouvrière. Elle a discuté avec des gens de tous bords politiques, même d’extrême droite, «parce qu’au départ, on ne demandait pas pour quel parti tu votais. Cela n’avait aucune importance», explique-t-elle. Muriel Gerbier a découvert avec stupeur la misère dans laquelle certains sont plongés. «Des gens obligés de vendre tous leurs biens et de vivre en camping-car, des personnes âgées qui dorment dans la voiture. Tous avaient honte et se cachaient, n’allaient pas aux Restos du cœur ou voir l’assistante sociale.»

Avec près de 700 autres Gilets jaunes, elle a bloqué les deux ronds-points principaux de Brioude, empêchant les camions de livrer les grandes surfaces. Elle a bu des cafés avec les routiers qui les soutenaient et même avec les gendarmes, qui n’empêchaient pas leur mouvement. «Au début, il y avait du respect des deux côtés. La gendarmerie ne nous empêchait pas de faire nos blocages. Il n’y a jamais eu de violence ni d’une part ni de l’autre.»

La violence, elle s’y est confrontée dans les manifestations des grandes villes : Montpellier, Toulouse ou Paris. «Le basculement, c’était le 8 décembre avec le saccage de l’Arc de Triomphe. Le gouvernement a eu peur et a lancé la répression. Ensuite, les grands médias ne parlaient plus que de ça.» Elle s’estime non violente, mais comprend le ras-le-bol de nombreux Gilets jaunes qui ont été chargés, coursés, nassés, gazés, matraqués et blessés. «À un moment, c’est sûr que face à la violence policière, les gens finissent forcément par répondre», soupire-t-elle.

Si Muriel Gerbier a aujourd’hui pris ses distances avec le groupe de Brioude, elle estime que les raisons de la colère sont toujours là. «En Haute-Loire, nous allons avoir des licenciements en masse. Les gens ne vont plus réussir à se payer à manger. Ils ne croient plus en l’avenir et saturent. Tout le monde est sous pression. Et quand ça va se rallumer, ça va faire des dégâts.»

Stéphane Cuttaïa : «Ce mouvement a redonné de la fierté et de la dignité à des gens qui se sentaient seuls, loin de la chose politique»

Stéphane Cuttaïa lors d’une manifestation pour le climat, le 28 janvier 2019

«Tôt ou tard, ça va repartir», assure Stéphane Cuttaïa, responsable d’un café culturel associatif nommé C’est déjà ça, à Saâcy-sur-Marne (Seine-et-Marne). «Un lieu de culture et de débat, de démocratie locale en zone périurbaine, un poste d’observation de l’état de la société», explique-t-il. Dès novembre 2018, il a vu le feu de la révolte prendre très rapidement autour de lui. «Deux voitures sur trois avaient un gilet jaune posé sur le tableau de bord.» À ses yeux, ce n’était «pas un hasard» : «La hausse du coût de l’essence n’est pas anodine chez nous. Beaucoup avaient déjà le dos au mur, collectionnaient les coupons de réduction pour pouvoir faire leurs courses à la fin du mois. Et ici, se passer de la voiture, c’est juste impossible.» Plus globalement, il sentait monter «des sentiments mêlés de résignation, d’indignation et de consternation face aux pouvoirs politiques».

Il s’est impliqué sur les ronds-points à Château-Thierry et à Coulommiers. «Des gens se sont brassés et ont tissé des liens de fraternité. Ça a redonné de la fierté et de la dignité à des gens qui se sentaient seuls, loin de la chose politique. Ça a donné de belles choses au niveau de l’intelligence collective.» Il se souvient avoir participé à une action contre le géant du commerce en ligne Amazon. «Le nord du département de Seine-et-Marne est traversé par l’A4, bordée d’entrepôts logistiques qui grignotent sans arrêt des terres agricoles : nous ne pouvons plus les laisser faire», dit-il. Il regrette «la violence déchaînée par l’État contre une colère et des aspirations légitimes. Des copains sont en procès. Ça va laisser des traces».

En manifestation, il a étrenné un gilet vert pour affirmer haut et fort que «le ras-le-bol exprimé par les Gilets jaunes va bien au-delà des clichés : non, ce n’est pas un mouvement d’anti-écolos qui cherchent à remplir le réservoir de leur SUV, c’est un mouvement qui relie la justice sociale et l’exigence démocratique à l’urgence écologique et climatique». La preuve, «le mouvement a accouché de la Convention citoyenne pour le climat». Il regrette que certains médias aient cru qu’il voulait «créer un mouvement rival, ou alternatif» avec sa liquette verte, alors qu’avec ses camarades, il «se voyait juste comme une proposition à l’intérieur du mouvement».

Si la dynamique a semblé s’essouffler avec le temps, les coups de matraque et la pandémie, «ces mouvements sont rhizomiques, ils surgissent à un moment donné, peuvent retourner sous terre, mais ils finissent par rejaillir, affirme Stéphane Cuttaïa. L’exaspération qui nous animait est encore plus vive aujourd’hui. La pandémie a mis en lumière les défaillances de nos services publics. Sans parler de l’absence de politique écologique du gouvernement.»

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