Lettre à Jérôme, mon frère, paysan tué par un gendarme

Durée de lecture : 13 minutes 14 novembre 2020 / Marie-Pierre Laronze

Lettre à Jérôme, mon frère, paysan tué par un gendarme

En 2017, l’éleveur Jérôme Laronze était abattu par un gendarme. À l’occasion de ce qui aurait du être son quarantième anniversaire, sa sœur Marie-Pierre rappelle ses combats, l’engrenage infernal ayant conduit à son homicide, le poids des normes. Et s’interroge : «Quels crimes avais-tu commis pour justifier le recours à des hommes armés pour de simples contrôles administratifs?»

L’éleveur Jérôme Laronze a été tué par un gendarme en mai 2017, à Sailly, en Saône-et-Loire. Trois balles l’ont atteint, une de côté et deux de dos, alors qu’il s’échappait au volant de sa voiture. Il fuyait les représentants d’une administration au service, selon lui, de l’industrialisation de l’agriculture. Depuis sa mort, sa famille s’est engagée dans un combat judiciaire. Cette tribune a été rédigée par sa sœur, Marie-Pierre Laronze, qui dénonce une «procédure administrative de contrôle irrégulière» — selon les mots du tribunal administratif de Dijon — démontrant les violences morales exercées à l’encontre de son frère.


Ce 13 novembre 2020, nous devions fêter tes 40 ans, une quasi-moitié de parcours de vie. Pas pour tous, pas pour toi. La tienne a pris fin brutalement, violemment, un 20 mai 2017.

Te souviens-tu? C’était à la fin d’une belle journée de printemps, à la croisée de deux chemins de terre, à l’ombre de vieux chênes sous l’abri desquels tu étais venu chercher un peu de répit et de fraicheur. Six tirs de Sig-Sauer [des pistolets automatiques] t’ont quasiment arraché à ton sommeil, six tirs si rapides que ta vieille Toyota n’a pu te tirer d’affaire et s’est écrasée contre un arbre. C’est là que ton regard lentement s’est éteint, que ton souffle s’est tari à mesure que ton sang noircissait sièges et tapis de la voiture.

Vingt-cinq minutes qu’ils t’ont laissé, seul, agonisant, à fixer, entre deux spasmes, les vertes prairies environnantes. Vingt-cinq minutes pendant lesquelles les porteurs des Sig-Sauer ont failli à tous leurs devoirs et perdu leur humanité. Vingt-cinq minutes à réfléchir à comment expliquer à leurs chefsles tirs de côté et de l’arrière du véhicule pour protéger leur carrière plutôt que la vie d’un homme.

Neuf jours qu’ils avaient déjà passé à te chercher, à espionner ta ferme, tes appels, tes relevés de compte, tes fréquentations, comptant sur quelques maudits délateurs pour signaler ta présence éventuelle sur tes terres. Il faut dire que la souris était futée et les chats peu agiles.

Un fugitif, ils avaient fait de toi un fugitif, obligé de laisser son bétail et ses terres pour échapper à cette meute de fonctionnaires venue, ce 11 mai 2017, t’arracher, ordonnances et mitraillettes en mains, tes vaches et ta dignité. Ceux des services vétérinaires de la direction départementale de la protection des populations (DDPP) ont dit que tu étais un mauvais paysan, qu’ils devaient te retirer tes animaux, que ça suffisait cette contestation de la traçabilité, des normes et de la bureaucratie. Que c’était pas de bon cœur, mais qu’ils devaient mettre fin à ce mouvement de rébellion sur ta ferme. Tes animaux devaient être déclarés, tous, sous sept jours, et soumis aux contrôles de prophylaxie. Une épidémie est si vite arrivée!

Les gendarmes s’en sont mêlés, venus nombreux, et bien plus que nécessaire, prêter main forte aux contrôleurs. Il y avait ceux du coin et ceux de Mâcon, un bataillon d’hommes, en noir, armés, sur ta ferme. Une débauche de moyens pour te faire plier. Et puis, sans trop comprendre comment et pourquoi, une blouse blanche a décidé, dans le calme feutré d’un cabinet de ville, à bonne distance de l’agitation de ta ferme et de la comédie qui s’y donnait, qu’il fallait t’hospitaliser de gré ou de force. Comme si l’effacement de ta ferme ne pouvait suffire à nourrir leur rage, il leur fallait te bâillonner, que ta parole ne soit plus audible, à jamais. Trop, c’en était trop!La ferme de Jérôme Laronze.

Déjà, le matin, deux d’entre eux t’avaient provoqué, s’approchant de trop très avec leurs armes et mauvaises intentions, à tel point qu’il t’avait fallu les effaroucher avec ton tracteur. Quelle issue te restait-il face à leur nombre et à leurs mauvaises dispositions? La fuite. Tu savais qu’il fallait partir, qu’on ne discute pas avec ces gens-là, que leur nombre et certitude te condamnaient à avoir tort.

Neuf jours de cavale, neuf jours de mystère et d’espoir, neuf jours de liberté et d’inquiétude, neuf jours à dénoncer l’effacement silencieux des paysans, la dépossession de leur savoir, leur asservissement à toujours plus de normes et l’arbitraire des contrôles qu’ils t’avaient infligés. Neuf jours à battre la campagne et puis tout s’est éteint.

Après ton décès, ceux de l’administration se sont fait plus discrets, ton cheptel n’était plus à risque et son enlèvement n’a jamais eu lieu. Ils ont soudain jugé l’herbe de tes prés assez verte et grasse pour nourrir tes bêtes et ta famille assez disposée pour les soigner. L’urgence était ailleurs!

Que valait la parole d’un paysan contre celle d’un agent assermenté?

Un paysan abattu, c’est pas comme un paysan suicidé, c’est pas le prix du désespoir mais celui de la révolte. Il faudrait pas que cette affaire soit prétexte à une émeute ou une jacquerie. Les réseaux se sont vite activés à tel point que le ministre de l’Agriculture de l’époque a été avertie de ton décès bien avant ta famille. Ceux de la préfecture, de la gendarmerie et du parquet se sont concertés deux bonnes heures avant de juger opportun de nous informer. Triste monde où le contrôle de l’information l’emporte sur le respect des morts et de leur famille.

Beaucoup se sont exprimés après ton décès, bien souvent en des bavardages en disant plus sur eux-mêmes, leurs faiblesses et faux-pas, que sur toi, qu’ils ne connaissaient pas ou si peu. Que savaient-ils de tes combats qu’ils n’avaient, eux, pas eu le courage de porter? L’ombre de ton grand corps sans vie et désarticulé les impressionnait encore assez pour les pousser à la calomnie et au mensonge comme autant de souillures à ta mémoire.

Reclus dans notre chagrin, écrasés par la brutalité de ta mort, nous nous sommes tus mais chacun de leur mensonge a entaillé nos chairs pour mieux durcir nos cuirs. Le temps de la vérité viendrait.

Certains se sont empressés de rappeler ta condamnation, courant 2016, à trois mois de prison avec sursis et quelques milliers d’euros, par le tribunal correctionnel de Mâcon. Une procédure qui faisait suite aux contrôles vétérinaires effectués sur ta ferme, en 2015, où les contrôleurs se sont faits procureurs, agitant moult procès-verbaux à charge. Tu ne t’es pas défendu, les dés étaient pipés! Que valait la parole d’un paysan contre celle d’un agent assermenté? D’autres se sont empressés de douter de ta raison, assurant encore que tu avais été violent et menaçant avec ceux de l’administration.

Bernard Lacour, alors président du syndicat agricole FDSEA71 [1], déclarait, deux jours après ta mort : «La vérité veut aussi que je dise que Jérôme était faible psychologiquement». C’est ce même syndicat qui adressait à tous ses adhérents de Côte d’Or, le 23 mai 2017, un mail calomnieux, dans les termes suivants : «Vous avez certainement pris connaissance de la fin tragique de Jérôme Laronze, agriculteur en Saône-et-Loire, décédé au moment de son interpellation alors qu’il chargeait avec sa voiture celle des gendarmes qui ont utilisé leur arme…. La FDSEA ne peut pas cautionner les actes de violence ou de menaces qui ont pu être faits. Jérôme Laronze avait été condamné lourdement par la justice en 2015/2016 pour ses manquements sur son élevage… C’est dans ce contexte qu’un contrôle de la DDPP était prévu la semaine dernière et non lors d’un contrôle «de routine» auquel chacun d’entre vous peut être soumis. Lors de ce contrôle, l’agriculteur avait déjà pris la fuite après avoir menacé l’agent DDPP qui était depuis sous protection de la gendarmerie…»

C’est encore Gilbert Payet, alors préfet de Saône-et-Loire, qui dénonçait dans un communiqué du 24 mai 2017, «les mises en cause totalement injustifiées, souvent sous couvert d’anonymat, et relayés sans souci d’objectivité, des services de l’État». Unis pour t’accabler et mieux se disculper.

Dans ton fatras de papiers, des lettres de rappel, des mises en demeure, des menaces de saisie…

Tes amis de la Confédération paysanne, quelques voisins et amis d’enfance, ont bien protesté mais l’écho de leurs voix s’est perdu dans le tintamarre assourdissant des vainqueurs. Nous sommes demeurés seuls sur ta ferme à devoir soigner tes animaux sans prendre le temps de panser nos plaies. Meknès n’a pas supporté ton absence et s’est laissé mourir de ce vide dans lequel tu nous as laissé. On dit que les chiens sont les amis les plus fidèles. Sa vie de chien n’avait plus de sens.

Le temps du chagrin est abrégé sur une ferme, il y a tant à faire.

Et puis, le temps des questions est venu. Combien de contrôles s’étaient tenus sur ta ferme, pour quelles raisons? Quels crimes avais-tu commis pour justifier le recours à des hommes armés pour de simples contrôles administratifs? L’intervention des militaires était-elle le signe d’une escalade dans la gestion des contrôles, y-avait-il eu auparavant de réelles menaces ou violences justifiant un besoin de protection des contrôleurs? Qui décidait de leur présence, de leur nombre, de leur action?Les tracteurs de Jérôme Laronze.

Nous n’avons rien trouvé dans le fatras de papiers que tu nous as laissé. Juste des lettres de rappel, des mises en demeure, des menaces de saisie, symbole de cette liturgie administrative à laquelle tu avais cessé de croire et qui faisaient de toi un mécréant mais pas un criminel. Nulle trace d’une quelconque menace.

C’est par une voie inattendue qu’une partie des réponses nous est arrivée, reconstituant le puzzle d’une histoire bien différente de la version qui nous avait été servie. Nos habits de deuil à peine retirés, le préfet de Saône-et-Loire nous a réclamé le remboursement d’une partie des aides communautaires qui t’avaient été versées, en raison des manquements relevés lors des contrôles effectués sur ta ferme, en 2015 et 2016. De ces contrôles, nous ne savions que peu de choses si ce n’est celui du 6 juin 2016, au cours duquel plusieurs de tes bêtes périrent noyées dans une rivière à la suite de l’intervention malheureuse des contrôleurs et des gendarmes, dans une de tes pâtures. L’accident avait conduit à la suspension du contrôle et à son report quelques jours plus tard. Et puis, il y a eu celui du 11 mai 2017, au cours duquel tu as dû fuir pour échapper à cette menace d’hospitalisation forcée. Nous savions que chacun de ces contrôles s’est tenu en présence de nombreux gendarmes, sans que la raison nous en soit donnée.

Les visites domiciliaires illégales étaient une atteinte à tes droits fondamentaux

Des contrôles de 2015, nous ne savions quasiment rien. Le temps était venu de demander des comptes à l’administration, qu’elle s’explique enfin sur le nombre, le cadre et le contexte des contrôles tenus sur ta ferme. Il nous a fallu pour cela saisir le juge administratif, pousser l’administration dans ses retranchements et contradictions, pour que celle-ci admette avoir, dès mars 2015, eu recours à la force publique pour une simple opération de prophylaxie. Nous avons alors mesuré, au fil des explications fournies, l’ampleur et la répétition des humiliations qui t’ont été infligées, à chacun de ces contrôles, la négation de tes droits, les abus d’autorité avec l’assentiment des gendarmes, dont la présence n’avait qu’un but d’intimidation. Ces contrôles, dont l’instruction devant le tribunal a montré qu’ils avaient tout autant un objectif pénal qu’administratif, ont, à chaque fois, pris des proportions démesurées, permettant à l’administration de s’affranchir du respect de tes droits, en usant et abusant du recours à la force publique.

De tels abus n’ont pas échappé au juge administratif, lequel a sévèrement tancé les contrôleurs pour avoir, lors de chacun des contrôles effectués sur ta ferme, en 2015 et 2016, gravement porté atteinte à tes droits fondamentaux en procédant à des visites domiciliaires illégales.

Deux ans de combat judiciaire avec ceux de l’administration pour qu’enfin un tribunal te rétablisse dans tes droits et reconnaisse l’irrégularité des contrôles effectués sur ta ferme par des agents de l’État assermentés, chargés du respect des normes :
«Ainsi, […] le préfet de Saône-et-Loire n’établit pas l’accord de M. Laronze aux visites domiciliaires dont il a fait l’objet, accord qui constitue une garantie pour l’intéressé. Par suite, les requérants sont fondés à soutenir que les décisions attaquées ont été prises à l’issue et sur le fondement d’une procédure administrative de contrôle irrégulière et à en demander pour ce seul motif l’annulation.» Extrait du jugement du tribunal administratif de Dijon du 28 février 2020 n°180212.

Cette décision est définitive et s’impose à tous. Elle s’impose au préfet Payet, si prompt à dénoncer les mises en cause injustifiées des services de l’État alors que ses agents ont violé, sous son autorité, tes droits les plus fondamentaux. Elle s’impose à tous les agents de l’État qui se sont rendus complices de cette violation. Elle s’impose à tous tes détracteurs qui t’ont calomnié, à ceux qui voudraient encore se prévaloir de ta condamnation pénale alors que celle-ci a été prononcée sur le fondement de procès-verbaux établis de façon irrégulière. Elle s’impose à Monsieur Lacour, aujourd’hui président de la chambre d’agriculture de Saône-et-Loire, qui déclarait peu après ton décès : «Cette fin tragique de Jérôme fait partie de la crise morale que traverse aujourd’hui l’agriculture et nous devons travailler là-dessus.»

Respecteront-ils leurs engagements de dénoncer les violences morales qui t’ont été infligées? Il en va de leur crédibilité. Ce 13 novembre, tes mots, tragiquement prémonitoires, raisonnaient dans nos cœurs : «Si la Grèce antique avait ses rites et ses croyances, aujourd’hui, au nom de quels dieux, sur l’autel de quelles valeurs m’a-t-on promis l’hécatombe?»

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