La vie comme elle balance

Article mis en ligne le 29 juin 2020
par F.G.

Dans l’ombre de l’incertain

Le temps du confinement restera comme celui où la mort, réelle ou fantasmée, fut au rendez-vous de la banalité des jours. Comme celui où les soignants, héros du peuple de la Macronie nécrophage, furent applaudis chaque soir de ce drôle de printemps. Comme celui où, dans le plus parfait chaos, on nous dit que les masques ne servaient à rien, puis servaient, puis on ne sait plus. Comme celui où, constamment minoré, le décompte des victimes métronomisait nos temporalités confinées. Comme celui où, du fond de nos confortables ou inconfortables cavernes, télétravaillant ou pas, nous prenions de nos nouvelles pour ne pas cesser de faire communauté humaine. Comme celui où, lassées de tout attendre d’un État dont on ne pouvait attendre que le pire, des initiatives naquirent de nos envies de n’être pas complètement asservis au non-maîtrisable. Comme celui où des regroupements virtuels, mais réellement opérant, brisèrent le mur des solitudes en s’inventant des lendemains possibles. Comme celui où, dans le bleu nuit des ciels couchants, une lune souvent rieuse semblait nous indiquer le chemin des ardeurs à reconquérir.

Il aura fallu s’arrimer à la réalité d’un déconfinement progressif – celui qui, pour ce qui nous concerne, nous aura fait muter du rouge à l’orange, puis de l’orange au vert (ô poésie des couleurs !) – pour que, envolé le temps de la réémergence hasardeuse des pas perdus dans l’air presque estival de la grand’ ville, on sente soudain monter de partout le vent frais des colères. En vrai, ce fut comme une vérification d’une loi de l’histoire : rien de ce qui a été ne disparaît vraiment. On peut congeler les colères – le confinement eut bien cet avantage –, mais sans que l’effet ne défasse la cause. Plutôt le contraire, d’ailleurs. Car confinées les colères s’affinent, se creusent, s’exaspèrent dans la perception vague de l’après. On pourrait même oser une hypothèse anti-agambéenne, celle du confinement comme incubateur, comme accélérateur de particules, comme second souffle. Vue de nos lucarnes, de nos fenêtres et de nos balcons (pour les plus chanceux), la Macronie épuisée ou pétaradante nous apparut vite pour ce qu’elle était : le royaume d’un néant infiniment peuplé d’ombres grotesques chiant sous elle de peur que, cette fois, sa totale incompétence ne crève les yeux des spectateurs confinés que nous fûmes. Et elle avait raison d’avoir peur. Ça se vit, en effet, comme le nez du mensonge au milieu de la figure de Jupiter.

Mi-figue mi-raisin, le moment orange du déconfinement relatif fut comme une parenthèse où se vérifièrent plusieurs hypothèses : celle du retour à l’anormal, en même ou en pire ; celle de la stratégie de l’escarmouche, adaptée à l’état d’urgence sanitaire toujours en vigueur et, potentiellement prolongeable (comme l’autre, de sinistre mémoire, où l’anti-terrorisme criminalisa les opposants au système) ; celle du repli sur la sphère privée des copains et des familles, des bières des samedis et du gigot des dimanches ; celle de l’angoisse paralysante du choc économique à venir. Et, dans nos têtes, ces hypothèses se mêlaient au gré de nos humeurs hésitantes. Nous avions besoin de respirer, mais pas leur air. Nous avions besoin de nous retrouver, mais pas dans le cirque de la vie consommable. Et pourtant la vie reprit des apparences de déjà-vu rebricolé new age, avec masques tendance ou sans masque – la jeunesse est insouciante. Proliférant, les terrasses furent vite prises d’assaut. Vite aussi, les renards désertèrent des parcs et jardins voués à être restitués à l’humain bipède. Ce fut ainsi : la vie frissonna de petits plaisirs vagues dans l’air vite repollué de cette ville qui, livrée aux craintes muettes de ses habitants, avait esquissé, le temps d’un début de printemps pour le coup inoubliable, ce que, démarchandisée, elle pouvait receler, cette ville, de beautés furtivement sauvages. On s’en souviendra longtemps.

Fulgurances d’un entre-deux

S’il fallait caractériser ce moment où nous pûmes arpenter les rues sans laissez-passer et être déconfinés sous contrôle sanitaire, pour longtemps sans doute, on pourrait dire qu’il est celui d’une attente non précisée, d’une parenthèse sans limite, d’un entre-deux prolongé. Korona a, semble-t-il, lâché notre rampe pour aller éprouver, sous d’autres latitudes, ses capacités de nuisance. Chez nous, les morts, déjà oubliés, ont cessé de faire tache dans l’ordonnancement de la logique gestionnaire macronarde, les frontières ont rouvert, l’illimitation revient à pas de fourmi, à pas de géant, et le bel été pointe son nez comme un drone qui nous intimerait l’ordre du « circulez, rien à voir », si cher au sieur préfet de la ville.

Il est temps, d’ailleurs, que ledit Lallement, l’homme au képi de légionnaire, fasse une pause estivale. Il a beaucoup donné de son temps et de ses petits neurones militarisés à Castaner-de-bœuf, dit NTM, qui ne comprend toujours pas pourquoi, ayant tant fait pour ses braves et autres voltigeurs du LBD, leurs syndicats majoritaires s’entêtent, malgré la vague montante de la détestation, à vouloir étrangler en toute quiétude le pékin qui passe, surtout s’il est de couleur. On ne doute pas que le viril Lallement, aussi droit dans ses bottes que dans sa doctrine de maintien de l’ordre nassé, ait, en ces temps paradoxaux, perdu quelque peu de sa réputation de cogneur chef. C’est que, à diverses reprises, ses rodomontades prohibitionnistes n’ont pas découragé les manifestants d’enfreindre ses ordres, et plutôt massivement. Une première fois, le 30 mai, une marche des solidarités avec les sans-papiers, dûment interdite en préfecture, réunit autour de 10 000 personnes. Une deuxième fois, le 2 juin, quatre ans après la mort par étranglement d’Adama Traoré à Persan (Val-d’Oise) et une semaine après celle de George Floyd, étranglé selon la même méthode à Minneapolis (USA), 30 000 manifestants bravaient, à l’appel du « Comité Justice pour Adama », l’interdiction du tout-puissant préfet Lallement en se rassemblant devant le Tribunal de Grande Instance de Paris pour protester contre la barbarie policière. Une troisième fois, le 6 juin, où un rassemblement interdit offrit une nouvelle occasion de défier la raison d’État en réunissant, sur fond de dénonciation des violences, une foule immense sur le Champ-de-Mars. Une quatrième fois, le 13 juin, place de la République, où une manifestation massive, convoquée par le même comité, se voyait interdite, puis vaguement autorisée à défiler jusqu’à Opéra, puis nassée sur place et empêchée d’avancer, selon la même pratique – clairement provocatrice – déjà utilisée par Lallement-comme-il-respire, le 16 novembre 2019, place d’Italie, à l’occasion de la manifestation organisée par les Gilets jaunes pour fêter l’An 1 de leur soulèvement. À quatre reprises, donc, l’autorité sans limite du préfet du mérite macronard s’est vue réduite à néant, l’obligeant à accumuler les fautes les plus lourdes, comme celle tolérant une provocation grotesque de nazillons de Génération identitaire à gueule d’aryens sur le toit d’un immeuble de la place de la République et, dans le même mouvement, inventant un charivari antisémite à gueules d’arabes et de noirs pour discréditer les organisateurs de la manif, plutôt vigilants sur le sujet.

Persistance des refus
et morsures contradictoires de l’urgence

« Ce ne fut jamais un sage parti, disait Machiavel, de réduire l’ennemi au désespoir. » On se demande si Jupiter et sa bande d’incultes seraient capables de séminariser sur Machiavel et d’en tirer quelques leçons pour les temps présents. On se demande encore si un quelconque conseiller du prince, issu des mêmes écuries que son maître, serait aujourd’hui assez dégourdi pour écorner un tant soit peu sa suffisance en l’instruisant de ses intérêts bien sentis. À vrai dire, on ne l’imagine pas une seconde. Ce petit roi est aussi indécrottable que sa cour de marcheurs et ses vassaux médiatiques. Ils sombreront tous avec l’époque qui les a produits et le monde qu’ils nous vendent. Car il est probable que ce régime ait désormais dépassé la phase de la crise permanente – qu’il a, notons-le, lui-même orchestrée puisque la « révolution » macronienne, c’était précisément l’organisation systématique de la guerre de tous contre tous – pour entrer dans celle, déjà perceptible et bientôt évidente, de sa décomposition et de son pourrissement. Et c’est sans doute ce qui fait, avec la persistance des refus, la singularité de cette période d’attente et de parenthèse où, dans l’ombre de l’incertain qui se profile en toutes matières – le ravage social qu’on nous annonce et le retour possible de Korona à l’automne, entres autres – l’insaisissable qui vient est à l’exacte mesure des contradictoires hypothèses que l’on pourrait avancer pour les temps à venir. On s’en gardera donc.

Déconfinées, nos colères logiques devaient, comme autant de morsures d’urgence, faire trainée d’histoire. Les rages qui, confinées, s’exaspérèrent, il fallait bien qu’elles éclatent au grand jour de nos espérances masquées. En fréquentant les Gilets jaunes, ces surnuméraires de la grande machine à trier les vies « utiles » et « inutiles », nous avions compris, sur le tas, que l’exclusion pouvait tisser monde commun, un monde fondé sur la proximité des êtres, sur l’épreuve du malheur social, sur le partage de solidarités immédiates, un monde n’acceptant d’autres médiations que celles qu’il s’invente lui-même, sans délégation, dans l’horizontalité.

Et puis l’on sentit que l’encolèrement choisissait un chemin à l’issue incertaine, une sente conduisant à un cul-de-sac : celui de la juste, mais courte, dénonciation des violences policières et de leur nature structurellement raciste. Bien sûr, on pouvait comprendre que la maltraitance de faveur que les cogneurs avaient réservé, sous confinement, aux pauvres des banlieues ait pu réveiller cette colère – et même imaginer que telle était sa fonction : « re-racialiser » en quelque sorte la question sociale que les Gilets jaunes avaient remise, comme telle, au centre de l’échiquier des mobilisations. Bien sûr, on ne s’étonna pas que l’assassinat de George Floyd à Minneapolis et l’onde de choc qu’il a provoquée aux États-Unis, pussent jouer leur rôle dans le repositionnement antiraciste des colères d’ici. Bien sûr… Mais on douta très vite que, maintenue dans ce strict cadre démocratique de protestation morale, leur expression pût favoriser une dynamique tendant à amplifier leur convergence.

L’on s’en explique… S’il est évident pour tout le monde que le plus petit commun dénominateur des colères – jaunes, syndicalistes, radicales, citoyennes, antifascistes et antiracistes – relève d’une condamnation partagée des pratiques forcenées de répression policière, il n’en demeure pas moins qu’il ne suffira pas à développer, au-delà de ses bases, la résistance nécessaire au système de pouvoir – la Macronie ultralibérale autoritaire directement liée au Capital – qui, sciemment (et assez stupidement d’ailleurs) s’est fait otage, depuis le mouvement des Gilets jaunes, d’une police pour partie gagnée à l’illibéralisme lepéniste. Le pouvoir, c’est sa police, et la police, c’est le pouvoir. Partant de là, il vaut mieux se convaincre, une fois pour toutes, que les formes de cette République ont été si profondément abîmées par la Macronie et sa police qu’aucune action protestataire, même de masse, fondée sur la légitime, mais vaine, dénonciation de l’action bestiale de cette police fanatisée n’aura d’autre résultat que de diluer la colère.

L’air de rien, pour qui n’a pas vécu de près le mouvement des Gilets jaunes – si durement réprimé que, dans le silence le plus total, 800 prisonniers politiques qui lui sont directement liés croupissent encore dans les prisons françaises, et certains d’entre eux depuis longtemps –, ce pouvoir et cette police se foutent comme d’une guigne de respecter les formes. Ils mentent, ils tabassent, ils harcèlent, ils étranglent comme ils veulent et qui ils veulent. Quand, gêné aux entournures par quelques excès hors limites de ses sbires, la Macronie « gouvernante » tente d’en calmer les ardeurs fascisantes en essayant de les convaincre qu’une impulsion de taser pourrait être préférable à un étranglement, les robocops s’adonnent à des virées nocturnes pour crier à la trahison. Un coup ici, un coup là-bas, dans leurs bagnoles de fonction, en uniforme, armés, ces « syndicalistes » de choc ne reculent devant rien. Il faut les voir, ces fiers à bras, gros bras petite tête, faire le siège nocturne de la Maison de la radio pour dénoncer les méchancetés colportées sur eux par les médias ; il faut les voir aux Champs-Élysées, devant l’Arc de triomphe, parader comme des factieux qui ne s’ignorent pas en distribuant quelques bonbons aux rares passants qui s’en approchent ; il faut l’entendre Lallement-la-Breloque affirmer, devant une commission d’enquête parlementaire tout de même, que, s’il ne sévit pas, c’est qu’il n’a « pas trouvé les organisateurs ». Le cynisme à plein régime. Peut-être que c’est là, d’ailleurs, au face-à-face avec les cognes, de nuit, qu’il faudrait être, nombreux et déters, pour leur dire notre colère et exiger, tous ensemble, justice pour Adama… et pour tous les autres, blancs, noirs, jaunes.

On n’entrera pas ici dans le jugement sur la caractérisation « racialiste » des colères qui, depuis le déconfinement, ont agité Paris et inspiré nombre de manifestants. À nos yeux, séparées ou réunies, toutes les colères des dominés ont leur part de légitimité. À la condition toutefois que leur expression ouvre l’horizon au lieu de le rétrécir. Si le mouvement de protestation contre la mort de George Floyd aux États-Unis fait, à nos yeux, sens et force, c’est précisément pour cela, parce qu’il est sorti du cadre connu de la seule protestation raciale pour renouer avec la question sociale, celle de la misère d’une communauté humaine qui s’est levée en masse pour reprendre ses droits, y compris par l’émeute et le pillage, sans autre identité que celle qui les assigne à n’être rien. C’est en cela, précisément, que ce mouvement nous semble porter une authentique espérance. Et ce, quel que soit son devenir.

De même, la force et la pertinence des Gilets jaunes, ce fut précisément de comprendre, intuitivement, que, contrairement à ce que cultivent les identitaristes de toute provenance – raciale, idéologique, politique –, l’unité ne pouvait naître que du multiple, et le multiple de la désidentification, de la désappartenance. Le gilet jaune en fut la première marque (anonyme) et le « Ahou, ahou, ahou ! » la seconde. Ni origine ni métier, ni couleur ni chef. Un « tous ensemble » fondé sur la seule présence aux « actes », sur le seul partage du risque, de la peur et de la joie d’en être. Rien d’autre. Quand, au dos des gilets, les premiers mots tentèrent d’exprimer, souvent maladroitement, ce moment d’exceptionelle communion, on comprit vite que ce mouvement marquerait l’histoire.

La première convergence symbolique d’importance avec le mouvement des Gilets jaunes vint des banlieues. Le « Comité Justice pour Adama » y prit sa part, belle part. Elle opéra sur une conjonction des colères contre la répression policière, mais aussi sur une perception commune de l’exclusion sociale et sur un même désir de renouer avec des pratiques d’action directe, c’est-à-dire directement décidées et entreprises par celles et ceux qui le voulaient. Or, il nous faut bien constater que, dans les dernières manifestations ou rassemblements convoqués et pris en charge par le « Comité Justice pour Adama », on semble en être revenu à une organisation pyramidale de la révolte, et donc à une forme de dépossession partidaire des colères. D’où ce sentiment de recul évident par rapport au mouvement des Gilets jaunes où aucune de leurs expressions n’était soumise à prérogative ou décision d’une team quelconque, même au risque de verser dans l’improvisation ou le chaos. S’il n’est pas question de nier la forte capacité de mobilisation du « Comité Justice pour Adama », on ne saurait passer sous silence ce qui saute aux yeux de qui veut voir : le rapport aux foules qu’il déplace est vertical, paternaliste. Quand la team décide, on fait appliquer, on cadre. Ce fut, par exemple, le cas, le samedi 13 juin, à Paris, quand son service d’ordre évacua quelques manifestants s’en prenant à une boutique de téléphonie mobile ou encore quand un type un peu émêché se vit sortir du rassemblement et être poussé vers la flicaille pour avoir perturbé par des nuisances sonores la minute de silence en hommage aux morts. Là, on est très loin, c’est vrai de la furia jaune des origines où personne n’en référait à personne, où la manif – qui, en général, ne pouvait pas se former – partait en sauvage, fonctionnant comme une zone d’improvisation permanente, sans donneurs d’ordres ni chefs, grands ou petits.

Il est clair que, pour un Gilet jaune de base, c’est-à-dire un homme libre de ses mouvements et de ses impulsions, ce genre de grand-messe du politiquement correct ne peut marquer qu’un recul notable en comparaison du vent décoiffant de liberté qu’il a ressenti dans ses propres rassemblements et actions, et même dans ceux partagés avec les bases syndicales de cet hiver de résistance. On poura toujours dire, on l’a déjà susurré, que le Gilet jaune aurait décidément un problème avec les « minorités dominées ». Ou pire encore qu’il serait, in fine, l’incarnation de ce « privilège blanc », absurde concept importé du post-modernisme américain très en vogue dans les milieux post-militants « racialistes » ou apparentés. Après tout, ça le fera bien rire, le Gilet jaune, champion toute catégorie des assignations, de se savoir au moins un privilège. Il n’a échappé à personne – et notamment aux amis de « Cerveaux non disponibles », qui, unitaires entre tous, se sont même crus obligés de leur adresser un appel solennel – que les Gilets jaunes, pourtant véloces à entrer dans la danse, hésitaient à s’inclure massivement dans celle-ci. Les raisons de leur perpléxité ont beaucoup à voir, nous semble-t-il, avec cette instinctive méfiance qu’ils éprouvent, à juste titre, pour toute organisation qui, de l’extérieur du mouvement lui-même, tenterait de le canaliser pour le ramener sur son seul terrain d’intervention, l’antiracisme pour le coup. Ce que nous analysons comme un retour à l’ancienne forme – mouvementiste partidaire – de faire de la politique, et donc comme une régression, les Gilets jaunes l’ont plus simplement ressenti comme une sorte de reprise en main exogène du combat général contre les violences policières indifférenciées de ces derniers temps, et plus encore comme une manière de privatiser cette juste cause au nom d’une ligne et d’intérêts politiques, ceux du « Comité Justice pour Adama », qui ne sont que les siens.

De l’autre côté de la colère, nous sommes tous Farida !

En revanche, les Gilets jaunes étaient là, et bien là, au grand rassemblement-manifestation des personnels hospitaliers du 16 juin, comme sur deux cents autres points de regroupement en France. Ils furent si présents, les Gilets jaunes, dans cette journée de réelle reprise des luttes, qu’on annonça leur retour. Comme s’ils étaient partis ! Une nouvelle preuve, sans doute, de leur côté insaisissable. Sa marque au Gilet jaune, c’est d’échapper en permanence au traçage journalistique et aux logiques politiques d’opportunité tactique. Il ne ressemble qu’à lui, trouvant ses raisons d’en être ou pas à partir de lui-même et, astucieux et polymorphe, se donnant ou se refusant selon les circonstances. Il ne suffit pas de le convoquer pour qu’ils viennent. Ses chemins sont du genre buissonnier. Il a ses sautes d’humeur et une certaine prescience de la nécessité de l’ensauvagement. Ce jour, donc, où les blouses blanches syndiquées et non-syndiquées de la corporation soignante, et meurtrie, étaient dans la rue, avec beaucoup d’autres, le Gilet jaune tint son rang, masqué de fortune et prêt à sentir de nouveau l’âpre fragrance des lacrymos. Il savait, parce qu’il a l’habitude, que le modeste parcours en principe autorisé par Lallement-la Matraque – du ministère de la Santé à l’Assemblée nationale – serait nassé dès le départ, empêché, contrarié. Il pressentait que ça s’achèverait en bataille rangée du côté de l’esplanade des Invalides, que les manifestants n’auraient pas le temps de mollir sous les ballons syndicaux et les sonos crachotantes du premier après-déconfinement. Quand les premiers affrontements eurent lieu, très vite, entre des autodésignés Black-Blocs et une flicaille sur-préparée à les affronter, le Gilet jaune était là, fier comme Artaban. Il eut chaud au cœur en entendant monter ses chants, dans leur inimitable version brute d’origine, portés par une foule agitée d’une belle colère sociale contre ce monde de l’après et sa police, les mêmes en pire.

C’est peu après le début des affrontements, sur l’esplanade nassée des Invalides, que le Gilet vit s’avancer une frêle silhouette en blouse blanche. Elle ramassa ce qu’elle trouva, quelques cailloux, les lança sans viser personne vers la police, fit deux doigts d’honneur en leur direction, puis revint sur ses pas. La charge fut extrêmement violente. Elle la visait directement. Les barbares la traînèrent par les cheveux, la plaquèrent à terre, la bâillonnèrent quand elle voulut crier son nom. Elle s’appelle Farida. Elle à 52 ans. Elle est soignante à l’hôpital Paul-Brousse de Villejuif. Elle risque trois ans de prison et 45 000 euros d’amende.

On a raison de se révolter !

Freddy GOMEZ

Texte en PDF

http://acontretemps.org/spip.php?article793

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