VOYAGE EN MISARCHIE – Essai pour tout reconstruire

À la suite d’un accident d’avion, Sébastien Debourg, professeur à l’université de Cergy-Pontoise, spécialisé en droit de la finance internationale, se retrouve dans un pays inconnu, organisé selon le principe d’une réduction maximale des pouvoirs et des dominations : la Misarchie. Avec surprise, puis curiosité, souvent beaucoup d’incrédulité, voire d’incompréhension, il poursuit son exploration et ses découvertes. Le procédé littéraire du « voyage fantastique » initié par Jonathan Swift, remis au goût du jour par Emmanuel Dockès, lui-même professeur de droit à l’université de Paris-Ouest-Nanterre, lui permet par un habile décalage de point de vue, de montrer l’étendu d’un possible (presque) à porté de main, de rendre concrète, intelligible et réaliste, l’utopie d’une autre organisation sociale. C’est l’absurdité de notre société qui frappe, plus souvent que la cocasserie de la Misarchie.

« Mis » vient du grec « misein » qui signifie « détester », « haïr » et « archie » de « archos », le chef. En Misarchie, cohabitent des associations auxquelles on adhère librement, regroupées par territoire au sein de districts et autour d’une ressource ou d’un équipement, au sein de districts solidaires, gérés par des assemblées populaires appelées comices. « La multiplicité des pouvoirs est toujours plus complexe que leur unité » mais cette division évite la concentration des pouvoirs : « il est impossible d’être l’esclave de deux maîtres. » Toute l’organisation est présentée avec force détails et précisions, au fur et à mesure des pérégrinations du héros, toujours sous forme de dialogues extrêmement vivants qui reflètent les contradictions et les incompréhensions entre deux modes de pensée.Grâce aux « rotations infantiles », les enfants sont régulièrement et systématiquement placés dans d’autres « associations familiales », qu’ils choisissent eux-mêmes à partir de 7-8 ans, afin qu’ils connaissent d’autres règles, d’autres cultures, d’autres modes de vie et pour éviter un « formatage total », un « clonage éducatif » et la « violence des préjugés ».
Le fonctionnement de la justice et surtout sa gratuité, sont abordés. L’immensité des écart de rémunération dans notre société choque profondément l’interlocuteur de Sébastien Debourg : « Des personnes payées cent fois plus que d’autres ! Pour le même métier ? Cela doit provoquer des violences terribles. » « Quand je pense à cette personne dont vous me dites qu’elle a accumulé deux millions d’années de revenu médian. C’est comme si elle avait volé le revenu de vingt mille personnes pendant cent ans. Sans même être inquiétée… C’est irréel… impossible… » En Misarchie, les impôts progressifs permettent un prélèvement de l’ordre de 90% à partir de dix fois le revenu médian. Ce qui permet à Emmanuel Dockès de rappeler que si les plus hautes tranches d’imposition sur le revenu ne vont guère au-delà de 50% dans les pays de l’OCDE, entre 1944 et 1964, la tranche supérieure de l’impôt sur le revenu était de 91% aux États-Unis, et de 83% au Royaume-Uni jusqu’à la veille de l’arrivée de Margaret Thatcher au pouvoir.
En Misarchie, la publicité a été interdite en 1947, ce qui a permis une réduction du niveau de frustration et, parallèlement, de la délinquance. Comme les inégalités sont très faibles, la société est naturellement moins violente. On compte douze personnes incarcérées pour cent mille habitants, soit huit fois moins qu’en France. « Celui qui vole peut être condamné à payer jusqu’à quatre fois ce qu’il a pris : deux fois pour compenser la perte auprès du volé et deux fois pour compenser le trouble social qu’il a fait naître. » Les peines sont adoucis et l’emprisonnement réduit car la prison produit aussi la criminalité.
Le fonctionnement démocratique des entreprises ne doit pas décourager les nouvelles créations. L’organisation des associations de travailleurs (AT) qui nous est longuement décrite, recherche ce délicat équilibre.
L’humour n’est jamais absent, au-delà du comique des situations et malgré le grand sérieux de bon nombre d’explications. La rencontre de Sébastien Debourg avec les « cravates bleues », punks capitalistes qui vénèrent Bolloré, « un homme qui peut détruire des écosystèmes entiers, comme ça, pour accroître sa fortune », et Eugène Schueller, « un génial marchand de peinture à cheveux et de shampoing bon marché », un visionnaire qui finançait la Cagoule à une époque où personne ne pouvait prédire les victoires militaires d’Hitler, est un sommet de drôlerie.
L’auteur, fort de ses connaissances en droit, point commun qu’il partage avec son héros, prend beaucoup de plaisir à disserter de sa spécialité, sans jamais perdre en clarté ni en intérêt. Ainsi, les fondateurs de la Misarchie souhaitant abolir la « propriété-moyen de domination » ou « propriété éminente », ont conservé la « propriété-moyen d’autonomie » ou « propriété utile » qui repose sur deux dictons :

  • « Qui use acquiert » organise l’attribution. Les biens consommés sont la propriétés du consommateur, les biens exploités, celle des travailleurs, les domiciles, celle de ceux qui y habitent, la terre, celle de celui qui la cultive, la machine, celle de celui qui s’en sert.
  • « Tout s’écoule », les droits comme la vie et le temps. Toutes les propriétés sont viagères et l’héritage est exclu. Au décès d’une personne, ses biens reviennent au Fonds transitionnel.

Le droit, en Misarchie, limite les tendances à la concentration des pouvoirs. Il fournit, par exemple, un compromis entre les logiques personnelle et patrimoniale des entreprises : le pouvoir est accordé aux travailleurs mais il est modulé dans le temps selon qu’ils sont fondateurs ou non, apporteurs de capitaux ou non. « Pour supprimer l’esclavage, il fallait interdire l’esclavage, même volontaire. Pour détruire le despotisme capitaliste, il a fallu imposer un droit de vote généralisé des travailleurs et, donc, une participation minimale obligatoire. Si vous ne libérez que ceux qui ont la force de refuser la servitude, vous ne libérez que les forts. » Les bénéfices ne peuvent être utilisés que sous forme de remboursement des travailleurs ou des tiers, de distribution en salaire ou de conservation dans l’entreprise. L’écart entre les rémunérations au sein d’une entreprise ne peuvent être supérieurs à seize et sont réglés par une formule mathématique. Le capitalisme a été aboli puisque les bénéfices vont aux travailleurs, mais pas la liberté d’entreprendre. Les heures supplémentaires rapportent environ un quart d’une heure normale, niveau de dissuasion calculé pour inciter au développement des activités extraprofessionnelles. Là aussi, l’exposé relève d’une proposition concrète, sous couvert d’alibi littéraire.
Impossible de faire le tour de toutes les idées remuées dans ces pages, surtout que la plupart sont réellement développées et qu’elles forment une société cohérente, à la fois fort différente de la notre mais qui paraît tellement accessible car reposant essentiellement sur beaucoup de bon sens. Citons par exemple cet argument pour l’accueil des populations migrantes : « Les immigrants sont des personnes qui ont été capables de tout quitter, parfois de traverser des épreuves terribles, pour changer de vie. C’est une sacrée sélection. L’énergie qu’il faut pour migrer… Nous accueillons l’énergie de ceux qui n’ont rien à perdre et tout à construire. » Seuls les biens essentiels dont il est difficile d’abuser, comme l’éducation, la santé, la connexion informatique… sont gratuits. Les autres sont subventionnés afin que les bénéficiaires ne se sentent pas redevables. « L’idée est de créer de l’assistance, sans créer d’assistés. » Ajoutons qu’il est également question du revenu universel, de la façon dont les « semi-démocraties » peuvent réussir leur « révolution misarchiste » et de tant d’autres sujets. Rien n’est pourtant jamais énoncé comme vérité : en Misarchie, toutes les règles sont « approximatives, imparfaites. Ce ne sont que des compromis discutables et discutés. »

À noter également la présence d’une imposante table thématique d’une dizaine de pages, sur eux colonnes. Ce roman, sous-titré essai (pour tout reconstruire !), cherche à se comporter comme tel, donnant un accès rapide à l’ensemble des notions abordées : d’ « Adhésion au droit applicable » à « Zone d’occupation sauvage ».

VOYAGE EN MISARCHIE – Essai pour tout reconstruire

À la suite d’un accident d’avion, Sébastien Debourg, professeur à l’université de Cergy-Pontoise, spécialisé en droit de la finance internationale, se retrouve dans un pays inconnu, organisé selon le principe d’une réduction maximale des pouvoirs et des dominations : la Misarchie. Avec surprise, puis curiosité, souvent beaucoup d’incrédulité, voire d’incompréhension, il poursuit son exploration et ses découvertes. Le procédé littéraire du « voyage fantastique » initié par Jonathan Swift, remis au goût du jour par Emmanuel Dockès, lui-même professeur de droit à l’université de Paris-Ouest-Nanterre, lui permet par un habile décalage de point de vue, de montrer l’étendu d’un possible (presque) à porté de main, de rendre concrète, intelligible et réaliste, l’utopie d’une autre organisation sociale. C’est l’absurdité de notre société qui frappe, plus souvent que la cocasserie de la Misarchie.

« Mis » vient du grec « misein » qui signifie « détester », « haïr » et « archie » de « archos », le chef. En Misarchie, cohabitent des associations auxquelles on adhère librement, regroupées par territoire au sein de districts et autour d’une ressource ou d’un équipement, au sein de districts solidaires, gérés par des assemblées populaires appelées comices. « La multiplicité des pouvoirs est toujours plus complexe que leur unité » mais cette division évite la concentration des pouvoirs : « il est impossible d’être l’esclave de deux maîtres. » Toute l’organisation est présentée avec force détails et précisions, au fur et à mesure des pérégrinations du héros, toujours sous forme de dialogues extrêmement vivants qui reflètent les contradictions et les incompréhensions entre deux modes de pensée.Grâce aux « rotations infantiles », les enfants sont régulièrement et systématiquement placés dans d’autres « associations familiales », qu’ils choisissent eux-mêmes à partir de 7-8 ans, afin qu’ils connaissent d’autres règles, d’autres cultures, d’autres modes de vie et pour éviter un « formatage total », un « clonage éducatif » et la « violence des préjugés ».
Le fonctionnement de la justice et surtout sa gratuité, sont abordés. L’immensité des écart de rémunération dans notre société choque profondément l’interlocuteur de Sébastien Debourg : « Des personnes payées cent fois plus que d’autres ! Pour le même métier ? Cela doit provoquer des violences terribles. » « Quand je pense à cette personne dont vous me dites qu’elle a accumulé deux millions d’années de revenu médian. C’est comme si elle avait volé le revenu de vingt mille personnes pendant cent ans. Sans même être inquiétée… C’est irréel… impossible… » En Misarchie, les impôts progressifs permettent un prélèvement de l’ordre de 90% à partir de dix fois le revenu médian. Ce qui permet à Emmanuel Dockès de rappeler que si les plus hautes tranches d’imposition sur le revenu ne vont guère au-delà de 50% dans les pays de l’OCDE, entre 1944 et 1964, la tranche supérieure de l’impôt sur le revenu était de 91% aux États-Unis, et de 83% au Royaume-Uni jusqu’à la veille de l’arrivée de Margaret Thatcher au pouvoir.
En Misarchie, la publicité a été interdite en 1947, ce qui a permis une réduction du niveau de frustration et, parallèlement, de la délinquance. Comme les inégalités sont très faibles, la société est naturellement moins violente. On compte douze personnes incarcérées pour cent mille habitants, soit huit fois moins qu’en France. « Celui qui vole peut être condamné à payer jusqu’à quatre fois ce qu’il a pris : deux fois pour compenser la perte auprès du volé et deux fois pour compenser le trouble social qu’il a fait naître. » Les peines sont adoucis et l’emprisonnement réduit car la prison produit aussi la criminalité.
Le fonctionnement démocratique des entreprises ne doit pas décourager les nouvelles créations. L’organisation des associations de travailleurs (AT) qui nous est longuement décrite, recherche ce délicat équilibre.
L’humour n’est jamais absent, au-delà du comique des situations et malgré le grand sérieux de bon nombre d’explications. La rencontre de Sébastien Debourg avec les « cravates bleues », punks capitalistes qui vénèrent Bolloré, « un homme qui peut détruire des écosystèmes entiers, comme ça, pour accroître sa fortune », et Eugène Schueller, « un génial marchand de peinture à cheveux et de shampoing bon marché », un visionnaire qui finançait la Cagoule à une époque où personne ne pouvait prédire les victoires militaires d’Hitler, est un sommet de drôlerie.
L’auteur, fort de ses connaissances en droit, point commun qu’il partage avec son héros, prend beaucoup de plaisir à disserter de sa spécialité, sans jamais perdre en clarté ni en intérêt. Ainsi, les fondateurs de la Misarchie souhaitant abolir la « propriété-moyen de domination » ou « propriété éminente », ont conservé la « propriété-moyen d’autonomie » ou « propriété utile » qui repose sur deux dictons :

  • « Qui use acquiert » organise l’attribution. Les biens consommés sont la propriétés du consommateur, les biens exploités, celle des travailleurs, les domiciles, celle de ceux qui y habitent, la terre, celle de celui qui la cultive, la machine, celle de celui qui s’en sert.
  • « Tout s’écoule », les droits comme la vie et le temps. Toutes les propriétés sont viagères et l’héritage est exclu. Au décès d’une personne, ses biens reviennent au Fonds transitionnel.

Le droit, en Misarchie, limite les tendances à la concentration des pouvoirs. Il fournit, par exemple, un compromis entre les logiques personnelle et patrimoniale des entreprises : le pouvoir est accordé aux travailleurs mais il est modulé dans le temps selon qu’ils sont fondateurs ou non, apporteurs de capitaux ou non. « Pour supprimer l’esclavage, il fallait interdire l’esclavage, même volontaire. Pour détruire le despotisme capitaliste, il a fallu imposer un droit de vote généralisé des travailleurs et, donc, une participation minimale obligatoire. Si vous ne libérez que ceux qui ont la force de refuser la servitude, vous ne libérez que les forts. » Les bénéfices ne peuvent être utilisés que sous forme de remboursement des travailleurs ou des tiers, de distribution en salaire ou de conservation dans l’entreprise. L’écart entre les rémunérations au sein d’une entreprise ne peuvent être supérieurs à seize et sont réglés par une formule mathématique. Le capitalisme a été aboli puisque les bénéfices vont aux travailleurs, mais pas la liberté d’entreprendre. Les heures supplémentaires rapportent environ un quart d’une heure normale, niveau de dissuasion calculé pour inciter au développement des activités extraprofessionnelles. Là aussi, l’exposé relève d’une proposition concrète, sous couvert d’alibi littéraire.
Impossible de faire le tour de toutes les idées remuées dans ces pages, surtout que la plupart sont réellement développées et qu’elles forment une société cohérente, à la fois fort différente de la notre mais qui paraît tellement accessible car reposant essentiellement sur beaucoup de bon sens. Citons par exemple cet argument pour l’accueil des populations migrantes : « Les immigrants sont des personnes qui ont été capables de tout quitter, parfois de traverser des épreuves terribles, pour changer de vie. C’est une sacrée sélection. L’énergie qu’il faut pour migrer… Nous accueillons l’énergie de ceux qui n’ont rien à perdre et tout à construire. » Seuls les biens essentiels dont il est difficile d’abuser, comme l’éducation, la santé, la connexion informatique… sont gratuits. Les autres sont subventionnés afin que les bénéficiaires ne se sentent pas redevables. « L’idée est de créer de l’assistance, sans créer d’assistés. » Ajoutons qu’il est également question du revenu universel, de la façon dont les « semi-démocraties » peuvent réussir leur « révolution misarchiste » et de tant d’autres sujets. Rien n’est pourtant jamais énoncé comme vérité : en Misarchie, toutes les règles sont « approximatives, imparfaites. Ce ne sont que des compromis discutables et discutés. »

À noter également la présence d’une imposante table thématique d’une dizaine de pages, sur eux colonnes. Ce roman, sous-titré essai (pour tout reconstruire !), cherche à se comporter comme tel, donnant un accès rapide à l’ensemble des notions abordées : d’ « Adhésion au droit applicable » à « Zone d’occupation sauvage ».

VOYAGE EN MISARCHIE – Essai pour tout reconstruire

À la suite d’un accident d’avion, Sébastien Debourg, professeur à l’université de Cergy-Pontoise, spécialisé en droit de la finance internationale, se retrouve dans un pays inconnu, organisé selon le principe d’une réduction maximale des pouvoirs et des dominations : la Misarchie. Avec surprise, puis curiosité, souvent beaucoup d’incrédulité, voire d’incompréhension, il poursuit son exploration et ses découvertes. Le procédé littéraire du « voyage fantastique » initié par Jonathan Swift, remis au goût du jour par Emmanuel Dockès, lui-même professeur de droit à l’université de Paris-Ouest-Nanterre, lui permet par un habile décalage de point de vue, de montrer l’étendu d’un possible (presque) à porté de main, de rendre concrète, intelligible et réaliste, l’utopie d’une autre organisation sociale. C’est l’absurdité de notre société qui frappe, plus souvent que la cocasserie de la Misarchie.

« Mis » vient du grec « misein » qui signifie « détester », « haïr » et « archie » de « archos », le chef. En Misarchie, cohabitent des associations auxquelles on adhère librement, regroupées par territoire au sein de districts et autour d’une ressource ou d’un équipement, au sein de districts solidaires, gérés par des assemblées populaires appelées comices. « La multiplicité des pouvoirs est toujours plus complexe que leur unité » mais cette division évite la concentration des pouvoirs : « il est impossible d’être l’esclave de deux maîtres. » Toute l’organisation est présentée avec force détails et précisions, au fur et à mesure des pérégrinations du héros, toujours sous forme de dialogues extrêmement vivants qui reflètent les contradictions et les incompréhensions entre deux modes de pensée.Grâce aux « rotations infantiles », les enfants sont régulièrement et systématiquement placés dans d’autres « associations familiales », qu’ils choisissent eux-mêmes à partir de 7-8 ans, afin qu’ils connaissent d’autres règles, d’autres cultures, d’autres modes de vie et pour éviter un « formatage total », un « clonage éducatif » et la « violence des préjugés ».
Le fonctionnement de la justice et surtout sa gratuité, sont abordés. L’immensité des écart de rémunération dans notre société choque profondément l’interlocuteur de Sébastien Debourg : « Des personnes payées cent fois plus que d’autres ! Pour le même métier ? Cela doit provoquer des violences terribles. » « Quand je pense à cette personne dont vous me dites qu’elle a accumulé deux millions d’années de revenu médian. C’est comme si elle avait volé le revenu de vingt mille personnes pendant cent ans. Sans même être inquiétée… C’est irréel… impossible… » En Misarchie, les impôts progressifs permettent un prélèvement de l’ordre de 90% à partir de dix fois le revenu médian. Ce qui permet à Emmanuel Dockès de rappeler que si les plus hautes tranches d’imposition sur le revenu ne vont guère au-delà de 50% dans les pays de l’OCDE, entre 1944 et 1964, la tranche supérieure de l’impôt sur le revenu était de 91% aux États-Unis, et de 83% au Royaume-Uni jusqu’à la veille de l’arrivée de Margaret Thatcher au pouvoir.
En Misarchie, la publicité a été interdite en 1947, ce qui a permis une réduction du niveau de frustration et, parallèlement, de la délinquance. Comme les inégalités sont très faibles, la société est naturellement moins violente. On compte douze personnes incarcérées pour cent mille habitants, soit huit fois moins qu’en France. « Celui qui vole peut être condamné à payer jusqu’à quatre fois ce qu’il a pris : deux fois pour compenser la perte auprès du volé et deux fois pour compenser le trouble social qu’il a fait naître. » Les peines sont adoucis et l’emprisonnement réduit car la prison produit aussi la criminalité.
Le fonctionnement démocratique des entreprises ne doit pas décourager les nouvelles créations. L’organisation des associations de travailleurs (AT) qui nous est longuement décrite, recherche ce délicat équilibre.
L’humour n’est jamais absent, au-delà du comique des situations et malgré le grand sérieux de bon nombre d’explications. La rencontre de Sébastien Debourg avec les « cravates bleues », punks capitalistes qui vénèrent Bolloré, « un homme qui peut détruire des écosystèmes entiers, comme ça, pour accroître sa fortune », et Eugène Schueller, « un génial marchand de peinture à cheveux et de shampoing bon marché », un visionnaire qui finançait la Cagoule à une époque où personne ne pouvait prédire les victoires militaires d’Hitler, est un sommet de drôlerie.
L’auteur, fort de ses connaissances en droit, point commun qu’il partage avec son héros, prend beaucoup de plaisir à disserter de sa spécialité, sans jamais perdre en clarté ni en intérêt. Ainsi, les fondateurs de la Misarchie souhaitant abolir la « propriété-moyen de domination » ou « propriété éminente », ont conservé la « propriété-moyen d’autonomie » ou « propriété utile » qui repose sur deux dictons :

  • « Qui use acquiert » organise l’attribution. Les biens consommés sont la propriétés du consommateur, les biens exploités, celle des travailleurs, les domiciles, celle de ceux qui y habitent, la terre, celle de celui qui la cultive, la machine, celle de celui qui s’en sert.
  • « Tout s’écoule », les droits comme la vie et le temps. Toutes les propriétés sont viagères et l’héritage est exclu. Au décès d’une personne, ses biens reviennent au Fonds transitionnel.

Le droit, en Misarchie, limite les tendances à la concentration des pouvoirs. Il fournit, par exemple, un compromis entre les logiques personnelle et patrimoniale des entreprises : le pouvoir est accordé aux travailleurs mais il est modulé dans le temps selon qu’ils sont fondateurs ou non, apporteurs de capitaux ou non. « Pour supprimer l’esclavage, il fallait interdire l’esclavage, même volontaire. Pour détruire le despotisme capitaliste, il a fallu imposer un droit de vote généralisé des travailleurs et, donc, une participation minimale obligatoire. Si vous ne libérez que ceux qui ont la force de refuser la servitude, vous ne libérez que les forts. » Les bénéfices ne peuvent être utilisés que sous forme de remboursement des travailleurs ou des tiers, de distribution en salaire ou de conservation dans l’entreprise. L’écart entre les rémunérations au sein d’une entreprise ne peuvent être supérieurs à seize et sont réglés par une formule mathématique. Le capitalisme a été aboli puisque les bénéfices vont aux travailleurs, mais pas la liberté d’entreprendre. Les heures supplémentaires rapportent environ un quart d’une heure normale, niveau de dissuasion calculé pour inciter au développement des activités extraprofessionnelles. Là aussi, l’exposé relève d’une proposition concrète, sous couvert d’alibi littéraire.
Impossible de faire le tour de toutes les idées remuées dans ces pages, surtout que la plupart sont réellement développées et qu’elles forment une société cohérente, à la fois fort différente de la notre mais qui paraît tellement accessible car reposant essentiellement sur beaucoup de bon sens. Citons par exemple cet argument pour l’accueil des populations migrantes : « Les immigrants sont des personnes qui ont été capables de tout quitter, parfois de traverser des épreuves terribles, pour changer de vie. C’est une sacrée sélection. L’énergie qu’il faut pour migrer… Nous accueillons l’énergie de ceux qui n’ont rien à perdre et tout à construire. » Seuls les biens essentiels dont il est difficile d’abuser, comme l’éducation, la santé, la connexion informatique… sont gratuits. Les autres sont subventionnés afin que les bénéficiaires ne se sentent pas redevables. « L’idée est de créer de l’assistance, sans créer d’assistés. » Ajoutons qu’il est également question du revenu universel, de la façon dont les « semi-démocraties » peuvent réussir leur « révolution misarchiste » et de tant d’autres sujets. Rien n’est pourtant jamais énoncé comme vérité : en Misarchie, toutes les règles sont « approximatives, imparfaites. Ce ne sont que des compromis discutables et discutés. »

À noter également la présence d’une imposante table thématique d’une dizaine de pages, sur eux colonnes. Ce roman, sous-titré essai (pour tout reconstruire !), cherche à se comporter comme tel, donnant un accès rapide à l’ensemble des notions abordées : d’ « Adhésion au droit applicable » à « Zone d’occupation sauvage ».

VOYAGE EN MISARCHIE
Essai pour tout reconstruire
Emmanuel Dockès
562 pages – 13,50 euros
Éditions du Détour – Paris – Janvier 2020
Première édition : mars 2017
editionsdudetour.com
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