Pénibilité au travail: «Le recul de l’âge de la retraite, pour nous, c’est criminel»

5 février 2020 Par Mathilde Goanec

Ils sont salariés de la sous-traitance, ouvriers du nucléaire, égoutiers, infirmières… et craignent de devoir travailler beaucoup plus longtemps si la loi sur les retraites est adoptée. Et ce malgré des métiers pénibles, qui, bien souvent, les empêchent d’achever leur carrière en bonne santé ou leur promettent une mort plus précoce que la moyenne.

Emmanuel Macron l’avait admis, en octobre 2019. Le président de la République n’« adore pas le mot de pénibilité », car il donne « le sentiment que le travail serait pénible ». Une gifle pour de nombreux salariés, qui craignent que la réforme des retraites ne rallonge une carrière qui abîme et use déjà leur corps.

« La pénibilité, Macron ne veut pas en entendre parler, mais c’est notre quotidien, déplore Gilles Reynaud, président de l’association Ma zone contrôlée, qui défend les travailleurs sous-traitants du nucléaire. S’il y a de l’électricité dans votre bureau, c’est grâce aux copains qui bossent en prenant la radioactivité, la chaleur, le bruit, les vibrations. Travailler ainsi jusqu’à 64 ans, vont-ils y arriver ? Je suis en colère car déjà aujourd’hui, nous avons bon nombre de collègues qui sont partis à la retraite… mais qui sont morts avant d’avoir eu le temps d’en profiter. »

L’exemple du nucléaire n’a rien d’anecdotique : sur les 200 000 salariés du parc nucléaire français, 160 000 sont des sous-traitants, relevant durant le plus gros de leur carrière de la convention collective du nettoyage, peu favorable aux employés. « Les salariés d’EDF ou d’Orano ont eux négocié des accords d’entreprise sur le travail posté, l’exposition aux produits chimiques, et ont obtenu des droits pour partir plus tôt, abondés par l’employeur, rappelle Gilles Reynaud. Or, aujourd’hui, ce sont les employés sous-traitants qui se tapent le gros du sale boulot. Le recul de l’âge de la retraite, dans notre secteur, est criminel. »

Nous avons déjà raconté, dans ce papier consacré à la police scientifique, à quel point la pénibilité peut se nicher là où l’on ne l’attend pas, tout autant psychologique que physique. Les fonctionnaires et les salariés du privé, que nous avons interrogés dans cet article, ne sont d’ailleurs pas tous logés à la même enseigne, certains partant jusqu’ici plus tôt à la retraite, car leur métier est considéré d’emblée comme pénible, d’autres réussissant à prouver, au bout de plusieurs années, leur droit à une retraite anticipée.

L’architecture du nouveau système, encore en cours de négociation, reposera presque entièrement, pour le public comme pour le privé, sur le C2P, le compte de prévention de la pénibilité, qui contient six critères : le travail de nuit, en rythme alterné (comme le 3-8), répétitif à une cadence élevée et dans un temps contraint, le travail en milieu hyperbare (sous haute pression), dans des températures extrêmes ou dans le bruit. Ces critères, eux-mêmes soumis à des seuils en intensité et en durée, permettent, si l’employeur renseigne correctement les fiches d’exposition de ses salariés, d’acquérir des points. Ces points ouvrent des droits à de la formation, à un possible mi-temps rémunéré à temps plein, voire à une retraite anticipée de deux ans. 

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La réintégration des quatre autres critères contenus initialement dans le C2P (manutention manuelle de charges, postures pénibles, vibrations mécaniques, agents chimiques dangereux) n’est toujours pas à l’ordre du jour, selon le gouvernement, sauf peut-être le risque chimique. L’exécutif insiste depuis des semaines davantage sur l’autre mécanisme de départ anticipé, qui permet de gagner deux ans si l’on bénéficie d’un taux d’incapacité permanente reconnu de 10 %. S’appliquera-t-il avec ou sans âge pivot, c’est-à-dire à 60 ou 62 ans, et avec ou sans décote ? C’est l’un des nombreux flous de cette réforme qui n’en manque pas.

Dans la fonction publique, le texte supprime la « catégorie » active qui permettait à 750 000 fonctionnaires de partir 5 ou 10 ans plus tôt que les autres. Même en conservant des régimes spéciaux comme celui des policiers, la loi laisse environ 500 000 agents, le plus souvent les moins bien rémunérés, dans le noir. Le ministre Olivier Dussopt, chargé de la négociation sur la pénibilité dans la fonction publique, laisse entendre que certains métiers, identifiés comme pénibles, pourraient permettre de bénéficier de points supplémentaires, comme celui des aides-soignantes, catastrophées à l’idée de perdre la retraite à 57 ans.

6 mai 2019, Paris, durant la manifestation du collectif Inter-urgences. © Pierre-Michel Jean

6 mai 2019, Paris, durant la manifestation du collectif Inter-urgences. © Pierre-Michel Jean

La confiance dans la parole politique semble cependant bien entamée et le spectre des perdants et perdantes ne cesse de s’agrandir. Alice Dupuis est l’une des nombreuses victimes de ce big bang. Cette infirmière à l’hôpital Pompidou à Paris devait partir à 57 ans à la retraite, même si ses nombreuses périodes de travail à temps partiel pour s’occuper de ses enfants lui faisaient déjà craindre une décote. Pour conserver cet avantage et « sa catégorie active », elle a refusé, en 2010, de changer de grade, contre une augmentation substantielle de son salaire, comme la moitié de ses collègues en France. Il s’agissait d’un « droit d’option ».

Dix ans plus tard, Alice Dupuis ne peut que s’en mordre les doigts. « Je perds sur tous les tableaux. J’ai commencé à travailler à 22 ans, j’ai eu trois enfants et donc j’ai choisi de partir à la retraite plus tôt, quitte à renoncer à améliorer mon pouvoir d’achat. À cause de la retraite par points et de la suppression de la catégorie active, je vais être obligée d’aller jusqu’à 64 ans. Donc 66 ans sans décote pour moi. » Si la loi est adoptée en l’état, Alice Dupuis perdra donc… neuf ans de retraite.

Pourtant, les chiffres de la caisse de retraite des fonctionnaires parlent d’eux-mêmes : les infir­­mières meurent en moyenne sept ans plus tôt que le reste des Françaises. Par ailleurs, 30 % des aides-soi­­gnan­­tes et 20 % des infir­­miè­­res par­tent en retraite en invalidité, ou ne finissent pas leur carrière au travail mais en arrêt maladie. Le secteur du médico-social a depuis plusieurs années maintenant dépassé celui du bâtiment quant à la fréquence des accidents de travail et des maladies professionnelles. « Je vois déjà, dans mon hôpital, des aides-soignantes et des infirmières qui sont cassées passé 30 ans. Qui peut imaginer qu’elles vont travailler jusqu’à 64 ans ? Le dos, les genoux, tout part en morceaux », raconte Alice Dupuis.

« Avec cette loi, tout notre système de protection est mis à la poubelle »

Les égoutiers, autre métier totem de la pénibilité au travail, ne sont pas plus rassurés. À Lyon, les égoutiers de la métropole sont de toutes les manifestations, comme leurs collègues à Marseille, Strasbourg ou Rennes. Dans ces villes, ces fonctionnaires bénéficient à peu près du même régime que leurs 285 homologues parisiens. Considérés comme relevant de la catégorie « insalubre », ils peuvent actuellement partir à la retraite cinq ans avant les autres, s’ils ont passé dix ans de leur carrière dans les égouts, et le double pour 22 ans sous terre. Dans les faits, beaucoup retardent ce départ de quelques années, pour éviter les décotes sur leur pension.

Les égoutiers lors de la manifestation du 29 janvier 2020, à Paris. © MG

Les égoutiers lors de la manifestation du 29 janvier 2020, à Paris. © MG

Cette catégorie « insalubre », pour le moment, saute purement et simplement dans la réforme, alors même que la nette surmortalité des égoutiers est avérée. Elle aura aussi comme conséquence, sauf accord ad hoc conclu par les collectivités territoriales concernées, la possible révision du temps de travail quotidien, aujourd’hui de 6 h 40 maximum. « Nous sommes rentrés dans les égouts avec un deal : faire un métier dur contre un départ précoce, constate Nicolas Joseph, élu CGT et chef de la permanence des égouts parisiens, dans son bureau sous terre, au niveau de la Seine. Avec cette loi, tout notre système de protection est mis à la poubelle. »

« On passe en moyenne quatre heures par jour sous terre, souvent pliés en deux, avec comme seul éclairage notre lampe frontale, pour nettoyer et entretenir les 2 600 kilomètres d’égouts de la ville de Paris, décrit Nicolas Joseph. L’odeur et les brouettes de merde, on s’y habitue. Le danger vient plutôt des poches de gaz, dues aux eaux usées stagnantes, qui peuvent exploser sous nos pieds. » Les agents sont désormais équipés de masques respiratoires contre l’amiante. On ne passe plus le « karcher avec un bout de T-shirt sur la bouche pour se protéger des microparticules », comme le racontent les égoutiers parisiens. Mais le masque, peu adapté à un milieu si étroit et confiné, où il est essentiel de pouvoir communiquer avec ses collègues, est parfois laissé de côté par les agents.

Les égoutiers ne peuvent pas non plus compter sur le C2P pour récupérer quelques années, les seuls critères les concernant (comme les postures pénibles) ayant été supprimés en 2017. Certains pourraient éventuellement bénéficier d’une compensation pour le travail de nuit, même si les seuils sont vraisemblablement encore trop élevés. « À vrai dire, on ne veut pas trop rentrer dans ce genre de négociation, estime Nicolas Joseph. Cela revient à nous couper la jambe tout en nous demandant de choisir l’outil. »

Les égoutiers, qui forment une corporation très soudée, disposent encore de quelques moyens pour se faire entendre et espèrent bien pouvoir infléchir la position du gouvernement. Ce n’est pas le cas des salariés sous-traitants du nettoyage, disséminés dans les filiales des grands groupes comme Veolia ou Suez. Ils sont pourtant en première ligne, pour assurer le nettoiement des réservoirs d’eau, des bassins de décantation ou la maintenance d’une partie des réseaux. « Pendant cent ans, nous étions seuls dans les égouts. Puis sont arrivés les sous-traitants, mal équipés, sans statut, corvéables à merci, qui font, c’est vrai, une partie du boulot », selon Nicolas Joseph.

Pour eux, salariés relevant du strict droit privé, rien n’est prévu, à part un recul potentiel de l’âge légal du départ à la retraite. Et pourtant, ils travaillent eux aussi dans les odeurs fécales, l’obscurité, nettoyant parfois des bassins où stagne, en nappes vertes, la problématique hydrogène sulfuré, gaz inflammable. « Dans certains réservoirs, on devrait prévoir deux ouvertures quand nous travaillons, pour la ventilation, mais cela coûte trop cher de prévoir un deuxième gars à la sortie, donc on reste là-dedans, sans air, à utiliser des produits nettoyants chimiques », témoigne Éric* (nom d’emprunt). Il travaille depuis trois ans sur les réseaux d’Île-de-France, souvent bien plus que 35 heures par semaine, pour 1 700 euros par mois. « Remarque, je trouve ça moins dur que de poser des bordures de trottoir, mon ancien métier… Mais je ne vais pas faire ça toute ma vie, c’est sûr. »

« Certains collègues vont gratter des conduites d’eau, sur toute la longueur d’un boulevard parisien, et se prennent de la poussière d’amiante. Mais impossible de récupérer les fiches d’exposition de nos employeurs, explique Yannick Sevenou, délégué syndical Unsa dans une filiale de Veolia. D’autres utilisent le marteau-piqueur pour percer des canalisations, mais les entreprises minorent le nombre d’heures, pour passer sous le seuil de pénibilité. »

Pour Yannick Sevenou, treize ans de sous-traitance dans les réseaux d’eaux usées après une première carrière dans le bâtiment, la pénibilité semble déjà très concrète. « J’ai 50 ans… Je fais un peu plus que mon âge, non ? » L’ouvrier déroule ses maux, d’un bout à l’autre de son corps. Dans la paume de sa main, une cicatrice à la suite d’une mauvaise coupure, en maniant du polymère. Au poignet, un syndrome du canal carpien reconnu en maladie professionnelle. Son épaule est en miettes à force de compenser l’absence de force dans l’avant-bras. Après une chute de deux mètres, fémur, sacrum abîmés et quatre dents cassées. « Quand on ne se bat pas avec l’employeur, qui veut nous mettre en inaptitude pour nous licencier, on se bat avec la Sécurité sociale, pour faire reconnaître notre maladie professionnelle, s’insurge Yannick Sevenou. Et il faudrait travailler encore plus longtemps dans ces conditions ? »

Le père de ce délégué syndical est lui-même décédé à 58 ans d’un cancer. « L’amiante », pense Yannick. Lui-même, reconnu en incapacité permanente à 10 %, espérait pouvoir partir à 60 ans. Mais il craint de devoir repousser, à cause de la réforme, cette date de deux ans. « Ma fille n’a pas connu son grand-père. Est-ce que moi j’aurai le temps de profiter de ses futurs enfants ? »

Les chiffres sont désormais connus, même si, à l’occasion de l’examen du texte au Parlement, certains députés ergotent. On vit plus ou moins longtemps, indépendamment de son genre, selon que l’on soit pauvre ou bien loti financièrement, ouvrier ou cadre. Presque sept ans d’écart chez les hommes, trois ans chez les femmes. Et si l’espérance de vie continue de progresser doucement pour tous, l’espérance de vie en bonne santé est le miroir de ces inégalités. Un ouvrier aura, dix ans plus tôt qu’un cadre, des problèmes de santé une fois arrivé à l’âge de la retraite.

« Un déménageur, à 55 ans, est en difficulté, alors pourquoi ne pas réintégrer le critère de port de charges lourdes ? Pourquoi reconnaître certaines expositions aux produits chimiques et d’autres non ? Y aurait-il des cancers plus nobles que d’autres ?, interroge Sophie Crabette, chargée de mission à l’association des accidentés de la vie (Fnath), qui a rencontré la semaine passée le cabinet de la ministre du travail au sujet de la prise en compte de la pénibilité et du handicap dans la réforme des retraites. Tant qu’on ne reprend pas les quatre critères laissés de côté en 2017, on tournera en rond. Et laisser ce sujet aux branches, c’est se priver d’une forme de neutralité. »

Il en va de même pour les salariés licenciés pour inaptitude, physique ou psychologique, sans possibilité de reclassement. Personne ne sait exactement combien ils sont, même si une étude du ministère du travail parle de plus « d’un million de salariés […] concernés par des demandes d’aménagement de poste de travail et plusieurs dizaines de milliers d’entre eux […] déclarés inaptes à leur poste de travail ». Sophie Crabette met également en garde : leur nombre est sous-évalué, car beaucoup de ces licenciements sont déguisés en ruptures conventionnelles. Comment retravaillent-ils, et retravailleront-ils suffisamment pour partir à la retraite à un âge décent ? C’est le trou noir.

Les dispositifs actuels de départ anticipé pour les salariés malades de leur travail paraissent également « insuffisants », selon la Fnath. Dans la réforme, « aucun progrès notable n’est à relever et il ne faut pas compter sur nous pour se réjouir au seul constat que ces dispositifs ne sont pas remis en cause ». A fortiori pour les travailleurs handicapés, qui pourront comme aujourd’hui partir à la retraite à taux plein avant 60 ans, seulement s’ils bénéficient d’un taux d’invalidité de 50 % et d’une certaine durée de cotisation. « Le handicap survient, en moyenne, à 46 ans. Donc, pour 2018 par exemple, seules 2 800 personnes ont pu bénéficier d’un départ anticipé à taux plein, relève Sophie Crabette. On pousse toutes les autres vers la précarité. » Le cabinet de la ministre du travail ainsi que des parlementaires auraient été sensibles à la faiblesse de ce bilan. Ils ont tout le processus législatif en cours pour accorder leurs violons et prouver que la pénibilité n’est pas un gros mot mais une réalité.

https://www.mediapart.fr/journal/france/050220/penibilite-au-travail-le-recul-de-l-age-de-la-retraite-pour-nous-c-est-criminel?page_article=2

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