Misère de la Théorie en temps d’émeute

Article mis en ligne le 13 mai 2019
par F.G.

« Grise est la théorie, verte est l’ombre illuminée de la vie. » (Guy Dhoquois)

Point n’est rare qu’une certaine posture de radicalité critique, plus portée à la Théorie qu’à son évaluation pratique, voie passer l’histoire comme les vaches les trains d’avant la grande vitesse. Elle peut en être troublée, mais jamais ébranlée. C’est que, sûre de l’inanité postulée de tout ce qui pourrait être susceptible de remettre en cause, ou en branle, ses productions forcément justes, elle déteste l’événement, c’est-à-dire le surgissement d’un contrariant inattendu. Quand la chose doit s’admettre – ce qui, pour le bien-être de la Théorie, arrive assez rarement –, ses clercs chiroptères, que la clarté de l’événement pourrait aveugler, entrouvrent le rideau du réel fracassant qui s’agite sous ses fenêtres et le referment aussitôt pour se dégager de ses possibles effets de lumière. Leur cure, c’est d’aller se replonger, leur vie étant ainsi faite, dans des opus où tout est dit de la fétichisation de la marchandise, du refus du travail, de la critique de la valeur, du Marx ésotérique et de ce qu’il en reste.

Ainsi va ce petit monde de la Théorie quand le monde brûle, quand les LBD éborgnent, quand le jaune s’entête, quand les gueux de fierté se redressent. Rien n’influe sur lui. L’émotion lui est étrangère, l’affect lui est interdit. Sur sa rive communiste, elle théorise infiniment la Classe perdue quand ce qui s’agite, c’est précisément son revers, ce qui fait réagencement d’une force collective en mouvement, multiple, bigarrée, surgissant des ruines de la classe comme Classe. Il théorise encore et toujours, même quand tout prend des allures de guerre des pauvres, d’une résistance pour de vrai et en temps de nasse à la terreur des maîtres – terreur pensée, saignante, arrogante, celle qui précède la sanglante défaite ou l’heure de la revanche. L’insoumission rageuse, houleuse, joyeuse portant, au-delà de toute espérance, l’insaisissable marée jaune qui s’oppose à la terreur d’État, il ne la voit pas, le théoricien, ou à peine. Il ne la voit pas parce qu’il ne veut pas voir, parce qu’il en a peur, parce que, de la voir, l’exercice, il le sait, ne serait pas sans risque sur la Théorie, sa chose, son fétiche, sa marque. Elle pourrait prendre l’eau, la Théorie, et son petit monde avec. La dissidence critique (critique) n’est à l’aise, en fait, que dans la radicalité de posture, moraliste et surtout sans risque. C’est le prix de son impuissance, mais il s’en fout, le petit monde de la Théorie ; ce qui l’intéresse, c’est sa superpuissance imaginaire, qu’il tire de l’invariance de ses tics et de ses tocs. Narcissique, ce petit monde l’est jusqu’au ridicule – ce qui, en tant de paix, n’est pas grave, mais peut le devenir en temps de guerre sociale. Et nous y sommes. Peut-être.

À presque six mois de son surgissement comme puissance jaune du dehors – dehors des consentements, des acquiescements, des servitudes –, à l’heure où cette mise en branle d’un peuple étrangement agissant en a plus fait que toute théorie pour délégitimer les mensonges de l’idéologie capitaliste néolibérale, la Théorie, superbe, continue de se taire. Comme si rien ne pouvait l’atteindre de ce qui surgissait des profondeurs d’une gueuserie qu’elle méprise, en réalité, à jamais – celle-là surtout qui, éruptive en diable et peu portée à la lecture des textes, se fout comme d’une guigne de son magistère. Car la plèbe, elle l’a décidé, elle en fait son fonds de commerce, ne peut être que populiste, quelque chose qui tiendrait de la meute, des bas instincts, de la vile multitude, de l’obscénité préfigurative. Savante jusque dans ses impasses, narcissique jusque dans sa critique du narcissisme, radicale jusqu’à la racine de ses désengagements, la Théorie, dans ses diverses et contradictoires composantes, partage finalement avec le Spectacle de son temps la même conviction d’une supériorité que rien ni personne ne saurait contester. Au point de se confondre, à partir d’une même suffisance, dans l’idée que rien ne saurait les atteindre qui ne viendrait pas d’eux-mêmes. Car ils vivent et crèvent, en laudateurs ou en critiques, dans le seul monde qu’ils connaissent et qui leur convienne : celui où leur pouvoir de laudateur ou de critique peut s’exercer. De plateaux en séminaires, de in en off.

Il y a un demi-siècle, au sortir d’une situation émeutière à laquelle ils n’avaient pas omis, eux, de participer, les situationnistes pouvaient conclure : « Si beaucoup de gens ont fait ce que nous avons écrit, c’est parce que nous avions écrit essentiellement le négatif qui avait été vécu, par tant d’autres avant nous, et aussi par nous-mêmes. Ce qui est ainsi venu au jour de la conscience dans ce printemps de 1968, n’était rien d’autre que ce qui dormait dans cette nuit de la “société spectaculaire”, dont les Sons et Lumières ne montraient qu’un éternel décor positif. [1] » C’est bien de cela dont il s’agit, au jour de la conscience : s’admettre une part de responsabilité dans la danse, mais accorder à la danse, au mouvement réel des choses, sa vraie part, celle d’avoir aboli la nuit dans laquelle, sans soulèvement, chacun de nous tournerait infiniment en rond en se laissant dévorer par le feu. Et c’est là, précisément, que la différence s’établit, puissante, évidente, entre deux univers critiques que tout sépare, celui des situationnistes du temps où ils avaient raison et celui de la Théorie d’aujourd’hui qui ne vit que pour elle-même, s’autocélébrant en permanence, impuissante jusqu’au grotesque et incapable, à l’heure du feu, de faire la différence entre un émeutier et son persécuteur. Car il s’agit de cela, et c’est l’essentiel, il s’agit de choisir son camp quand le camp d’en face est celui des tueurs. Clairement identifiable, même par un théoricien de la nuit. Alors, pour eux, pour ces adeptes de la Théorie, et même convaincu par avance de leurs haussements d’épaule, de leurs sourires entendus et de leurs persiflages, cette autre phrase tiré du même texte situationniste : « Tous ceux qui se bouchaient les yeux sur cette “critique dans la mêlée », ne contemplaient, dans la forme inébranlable de la domination moderne, que leur propre renoncement. […] Quand les fantômes souterrains de la révolution totale se levèrent et étendirent leur puissance sur tout le pays, ce furent toutes les puissances du vieux monde qui parurent des illusions fantomatiques qui se dissipaient au grand jour. Tout simplement, après trente années de misère qui, dans l’histoire des révolutions, n’ont pas plus compté qu’un mois, est venu ce mois de mai qui résume en lui trente années. [2] »

Séduit par la réputation qu’il accorde à la radicalité supposée de la Théorie, le spectateur critique dégagé fera remarquer, connaisseur, que les contextes où se mouvaient les situationnistes émeutiers de 68 et celui où surgirent, il y a presque six mois, les Gilets jaunes n’ont rien de comparables, ce qu’on admettra aisément. Comme on admettra, sans la moindre réticence, que Debord et ses amis n’avaient rien de commun non plus, dans la pratique, avec les séminaristes de la « nouvelle critique de la valeur » ou les dénonciateurs du « démocratisme radical ». Car si les temps ont changé – et qui niera qu’ils ont changés ? –, c’est en pire, mais en pire sur tous les plans. La Théorie ne se vérifie plus, elle s’auto-réalise et s’auto-justifie dans une sorte de discours monomaniaque circulaire dont le spectateur critique dégagé, radical par procuration, tire finalement sa raison d’être au-dessus d’une mêlée qu’il préfère, par souci d’objectivation, contempler depuis l’Aventin de sa conscience « théorique » qui le prive, objectivement, et tant pis pour lui, de toute échappée vers l’inattendu. Cette incapacité chronique à confronter la théorie à la pratique, à procéder à son dépassement dans le réel, comme on disait jadis, caractérise indiscutablement ce temps où, dégagée de toute perspective autre que la sienne propre, la Théorie est devenue clôture, et d’abord d’elle-même. Sa misère en temps d’émeute est de ne servir à rien, sauf à s’auto-affirmer dans son indifférence au malheur des pauvres et à la guerre qu’ils ont décidé de mener sans ses secours, quitte à la payer au prix fort. Ce qui gêne, et plus encore puisqu’il faut être précis, ce qui crée un certain dégoût, c’est cette glaciation du sens commun et de l’empathie qui fait du spectateur critique dégagé, au nom de la Théorie, la figure la plus pitoyable de ces heures agitées où, perclus de convictions acquises et de jugements de valeur, l’Histoire ne l’intéresse que comme Spectacle. En clair, il ne veut pas voir parce qu’il s’est méthodiquement dépossédé, au nom de la Théorie, de toute aptitude à la curiosité, de toute appétence pour la confrontation avec le réel contradictoire d’un temps où tout émerge du néant, de toute capacité d’analyse, hors cadre théorique imposé, de ce qui bouge, sous ses yeux, et plutôt massivement, de tout courage aussi – car il en faut – pour affronter le risque d’un possible massacre, dont il aura été, s’il vient, le complice objectif. L’autre hypothèse, admissible et plus joyeuse en cas de victoire même incomplète, c’est qu’il aura finalement l’air d’un con le jour de cette fin d’une époque où, son syndrome d’Adorno bas de gamme enfin dépassé, il cherchera à retisser le fil d’une histoire qui se sera défaite sans lui. Et contre lui.

Le gauchisme postmodernisé [3] a mis du temps à rallier un mouvement qui ne lui inspirait, en ses débuts, que méfiance. Aux premières froidures de l’hiver, le jaune (… des briseurs de grève), le tricolore (… des odieux patriotes), le gazole (… des beaufs pollueurs) provoquèrent, dans son arrière-cour, autant de hoquets d’indignation que de raisons de ne pas en être. Mais ses vaillants soldats sentirent monter la vague, et s’enquirent, après le réveillon, par nécessité historique sans doute, de ne pas la rater définitivement. La perspective « antifas » fut leur manière de s’inscrire dans la multitude en chevaliers terrassant l’ « hydre fasciste » et son ombre porteuse au sein du mouvement. Ils gagnèrent la bataille des rues, postèrent quelques images du combat sur leurs réseaux et s’engagèrent, avec cette manie verticalement convergente qui les caractérise, à donner sens politique à un mouvement qui, sans eux, aurait bien sûr raté, l’essentiel, à savoir leur présence. Au moins, ils auront été là, en décalage mais tout de même. Depuis, ils s’agitent comme ils peuvent, mais sans grand effet, pour redresser le politiquement incorrect d’un mouvement ingouvernable, traquer ses manques à l’écriture inclusive et exercer leur pouvoir de vigie quand, de loin, pointe le premier symptôme de sexisme ou de racisme supposés. C’est leur rôle, ils le tiennent, et tout le monde s’en fout.

À la différence des gardiens de la Théorie radicalement critique, celle qui surplombe, celle qui ignore, celle qui pontifie, celle qui méprise, celle que rien ne bouge – ni l’émeute ni la contre-émeute –, les gauchistes, ont, pour eux, il faut l’admettre, un certain sens de la dynamique. Quitte à courir derrière l’événement. Une fois reconnus pour ce qu’ils sont, des gauchistes, il leur arrive même d’apprendre à saisir ce qui fait la singularité d’un mouvement dont l’unité tient à la pluralité, à l’impureté, à l’imprévisibilité, à l’horizontalité, à la capacité d’invention, à la force de résistance et à la diversité tactique. On ne sait pas s’ils en sortiront modifiés, mais c’est possible. Pour d’aucuns du moins.

Aucune chance, en revanche, que cela arrive sur les hauteurs critiques de la montagne. La Théorie est un refuge d’où rien ne remonte du souffle des rues, des connivences qui s’y trament, des amours dérivants qui y naissent dans le brouillard tenace des lacrymogènes. La Théorie ne pleure pas plus qu’elle ne tousse. Elle respire, à satiété et en vase clos, l’air raréfié de ses concepts. C’est ainsi que rien ne l’atteint. Elle est hors de portée du cri des pauvres. Elle est sourde aux bruits de l’émeute. Elle est aveugle à l’histoire qui passe. Toutes choses qui pourraient la contrarier, elle s’en méfie comme de son ombre. Elle existe pour elle, laissant la praxis à d’autres, ces autres qui, fourbus d’avoir tant lutté, auront au moins connu l’ivresse d’un combat mené à terme.

Dans le bruit, la joie et la fureur qu’aucun spectateur critique dégagé ne ressentira jamais.

Freddy GOMEZ

Texte en PDFNotes :

[1] « Le commencement d’une époque », Internationale situationniste, n° 12, septembre 1969, p. 5.

[2Ibid., pp. 5-6.

[3] Champ dans lequel on peut inclure, sans hésiter, l’anarchisme sociétal d’époque, globalement acquis aux mêmes thématiques infra-subjectives que le gauchisme.

http://acontretemps.org/spip.php?article720

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