De la géologie à l’anarchie En mémoire de Dieter Gebauer (1944-2018)

mercredi 24 avril 2019, par Lou Marin

Dieter Gebauer, géologue, anarchiste, défenseur de la non-violence et d’une école qui ne dépend plus de l’État, est mort du cancer le 7 décembre 2018 au petit matin. Il avait soixante-quatorze ans. Son urne a été déposée le 12 décembre au cimetière Fluntern de Zurich. À la suite de la cérémonie, toutes les personnes présentes provenant de son cercle d’amis se sont rassemblées en grand nombre pour un échange très fructueux. Dans ce texte, nous nous souviendrons des points les plus marquants de son action hors normes (note de la rédaction du journal Graswurzelrevolution, mensuel anarchiste non violent de langue allemande).

Parmi les membres du collectif de rédaction et de publication de cette revue, beaucoup, parmi les présents, étions des amis de Dieter, entre autres Bernd Drücke, Martin Baxmeyer et moi aussi. En ce qui me concerne, nous nous étions liés d’une amitié continue et intense depuis plus de vingt ans et jusqu’à sa mort. Mais c’est avec le parcours de sa vie que nous allons commencer cet article écrit à la mémoire de Dieter.

Courte trajectoire biographique

Dieter est né dans une petite ville pas très loin de Berlin qui appartient aujourd’hui à la Pologne. À l’époque, malgré la guerre, quelques femmes ont mis au monde des enfants à la campagne, alors que Berlin était souvent bombardé. Dieter a passé son enfance à Berlin. Dans ses jeunes années, c’est uniquement avec sa mère et sa grand-mère qu’il a grandi. Son grand-père était resté prisonnier de guerre en URSS. Lorsqu’il eut treize ans, toute la famille a déménagé à Munich. Après le bac, il a étudié la géologie à l’université de Munich. C’est très jeune qu’il a développé un grand amour pour la géologie, lorsqu’il collectionnait des pierres avec un collègue et qu’il allait se promener dans les montagnes avec son grand-père.

Après l’âge de vingt-cinq ans, Dieter a toujours vécu à Zurich. C’est là qu’il a écrit son travail de doctorat dans les années 1970 et il y a travaillé jusqu’à sa retraite, en 2008, à l’ETH, École technique fédérale. La géologie était sa passion. Il était un spécialiste établi et reconnu dans le monde entier dans sa spécialité qui était la géochronologie. Celle-ci s’occupe de la datation des pierres. Il a poursuivi ses recherches pendant près de quarante ans à l’ETH de Zurich avec ses collègues, ses doctorants et doctorantes, ses postdocs et sa compagne, qui était également une géologue. Il a ainsi fait évoluer et révolutionné en partie nos connaissances sur la naissance et le développement de différentes chaînes de montagnes dans le monde. Grâce au succès de son travail de chercheur qu’il publiait dans des revues spécialisées, le Fonds national suisse lui a toujours versé son propre argent en tant que chercheur. En tant que professeur titulaire à partir de 1991, il a pu ainsi avoir l’indépendance et la liberté de poursuivre ses propres recherches. Et cela lui a donné aussi du temps pour sa deuxième passion.

Le côté anarchiste de Dieter : un voyageur dans le monde de l’anarchie

Dieter a découvert des idées anarchistes en tant que trentenaire. Il était fasciné par ce modèle de société et a été persuadé jusqu’à la fin de sa vie que ce modèle était en harmonie avec la nature humaine. Pour lui, c‘était la seule alternative aux systèmes capitaliste et communiste défectueux. Il a approfondi ses connaissances au sujet de ces idées. C’est principalement les connaissances sur la guerre d’Espagne et particulièrement l’histoire de la révolution espagnole qui l’intéressaient : comment des millions d’hommes et de femmes ont-ils pu vivre sans chef, sans État et même sans argent dans des collectifs anarchistes, avant tout à Barcelone. Dieter a recherché ces personnes qui avaient vécu ainsi dans les années 1930. Il a fait leur connaissance et les a interviewés alors qu’ils avaient un âge déjà très avancé. Ainsi, leur expérience ne s‘est pas perdue. En plus, Dieter a rencontré et interviewé plusieurs fois Federico Arcos au Canada, un témoin important et anarchiste espagnol. À la suite de ces rencontres, il a organisé ou accompagné des tournées dans de nombreux pays d’Europe (par exemple, en Espagne, en France, en Autriche, en Pologne, en Slovénie et en Allemagne). C’est principalement avec Diego Camacho (plus connu sous le nom d’Abel Paz) qu’il a donné de nombreuses conférences sur la révolution espagnole à travers de nombreux pays. Avant ces tournées, la traduction de la biographie de Durruti par Abel Paz était parue aux éditions Nautilus (en allemand) [1]. Ensuite, pendant les tournées organisées par Bernd Drücke, Martin Baxmeyer et Luz Kerkeling, le volume d’interview avec Abel Paz a été édité par les éditions AV [2]. C’est aussi chez AV que sont parues ensuite les traductions de l’autobiographie en quatre tomes d’Abel Paz grâce au soutien financier important de Dieter [3].

À sa retraite, Dieter n’a fait qu’intensifier encore plus son implication dans le mouvement anarchiste. C’était un homme qui aimait jouir de la vie et qui voulait combiner les occupations qui lui plaisaient. Ainsi, il s’est acheté une caravane et, dès que le froid arrivait à Zurich, il partait dans le sud de l’Espagne, principalement dans la région de Cabo de Gata, en Andalousie, où il se plaisait au soleil. Il jouait au tennis, il discutait d’un point de vue anarchiste sur l’histoire de l’Espagne, la révolution espagnole et la guerre civile. Et surtout il a continué à faire, partout en Espagne, des débats et des interviews d’anarchistes qui avaient vécu l’époque révolutionnaire et qui étaient toujours vivants. De plus, il a aussi visité des écoles libertaires Ferrer. Celles-ci ont été organisées au sein du projet espagnol « Paideia » (éducation en grec ancien). Au sein de ces écoles, les enseignants et enseignantes ne sont que des personnes qui encadrent, sans mettre de notes ni de punitions.

À la suite de cela, Dieter a poursuivi son tour en caravane avec l’historien américain anarchiste individualiste Michael Seidman et moi-même. Nous présentions alors la traduction du livre de Michael Seidman Workers Against Work (version française : Ouvriers contre le travail, 2010, éditions Senonevero), paru en allemand aux éditions Graswurzelrevolution. Nous avons fait une tournée d’un mois en 2011 à travers l’Allemagne. Il s’agissait de recherches historiques concernant le refus du travail et de la résistance contre le productivisme pendant la guerre d’Espagne et les occupations des usines en France de 1936-1938 [4]. Dernièrement, c’est avec Anatole Dolgoff que Dieter Gebauer avait voyagé à travers l’Allemagne pour présenter la biographie de son père, Sam Dolgoff, qui contient beaucoup d’éléments sur l’histoire du syndicat anarcho-syndicaliste des Wobblies (IWW, Industrial Workers of the World). Dieter a aussi organisé des manifestations, à Zurich notamment, avec Heleno Saña, l’auteur du livre La revolución libertaria, qui est paru en allemand chez Nautilus [5].

À Zurich, Dieter faisait partie d’un groupe de discussion sur la révolution espagnole, et aussi d’un cercle qui parlait de l’École de psychothérapie de Zurich, fondé par l’anarchiste non violent Friedrich Liebling.

De la géologie à la vie heureuse de l’individu dans cette vie ici-bas

Lors de la cérémonie de deuil, les différents groupes ont reparlé de cette passion de Dieter pour la géologie et cela m’a remis en mémoire la façon dont j’avais rencontré Dieter pour la première fois. C’était en 1998 et j’avais fait un exposé sur Albert Camus lors des journées suisses sur l’anarchie à Winterthur. Je parlais alors du livre de Camus Le Mythe de Sisyphe. Si l’on compare, dit-il, la durée de vie d’une pierre avec la vie individuelle d’un être humain, la longueur de la nôtre apparaît si minuscule qu’elle en est presque évanescente. Toute la pensée de Camus tournait autour de cette mise en relation : bien que la vie humaine soit absurdement courte, l’individu doit développer malgré tout une volonté positive de vivre pour devenir ici-bas libre et heureux. À la fin de mon exposé, Dieter est venu me voir. Il estimait que c’était très important de mettre en avant le lien qui existe entre l’âge des pierres et une vie individuelle libre. Au fur et à mesure de la discussion, il est devenu évident que Dieter parlait là des deux passions de sa vie et qu’il cherchait le lien qui existait entre les deux. À la suite de cette discussion, nous avons continué d’échanger nos idées pendant plus de vingt ans de façon continue sur l’histoire, la théorie et l’actualité de l’anarchisme non violent. Nous nous comprenions immédiatement et nous pouvions ainsi aller au plus profond des choses et pénétrer jusqu’à certaines connaissances. Ce qui aurait été impossible avec un partenaire qui aurait eu des idées allant dans des directions complètement différentes.

Ce n’est pas par hasard que Dieter est devenu au fil des années un soutien financier et un donateur important pour les publications des éditions Graswurzelrevolution. Les remerciements que l’on peut lire dans bon nombre de livres de cette maison d’édition en sont témoin.

L’exposé de Dieter sur son lit de mort et sa dernière volonté

Le 6 décembre 2018, Dieter reçut, à l’hôpital de Zurich, l’équipe des médecins, des soignants et des soignantes accompagnés du docteur en chef. Il avait lutté pendant longtemps de façon optimiste contre son cancer, il savait désormais depuis peu qu’il allait mourir. Et il en avait pris son parti. Pourtant, lors de cette visite, il se redressa et fit « un discours passionné à l’équipe rassemblée », selon les propos de l’infirmière Elisabeth Richard, qui était présente aux obsèques [6].

Dieter commença ainsi : « J’ai quelque chose de très important à vous dire ! » Et il précisa alors : « Il est possible que les hommes vivent sans structures hiérarchiques. Ils coopèrent tous au même niveau et trouvent des solutions pour leurs problèmes, sans hiérarchies. » Le médecin en chef demanda alors : « Ah, monsieur Gebauer, et comment y parviendrons-nous ? » Dieter continua à parler et tout le monde écoutait.

« En Espagne, il y a des écoles que Francisco Ferrer a fondées où les enfants apprennent sans qu’il y ait des maîtres pour les diriger. Personne ne leur donne des ordres sur ce qu’ils ont à faire. Ils décident de tout par eux-mêmes. Ils coopèrent, s’aident mutuellement et ne sont pas punis par des enseignants ou contraints de faire quoi que ce soit. Ils n’ont que des mentors qui leur font des propositions. Ils peuvent eux-mêmes étudier ce qu’ils veulent. En échange, ils reçoivent de l’aide, des encouragements positifs et de l’amitié. Cette façon d’éduquer en liberté permet de construire des personnalités fortes qui peuvent dire “non” à la corruption, à la manipulation, à la violence et à la hiérarchie. Ils penseront par eux-mêmes de façon autonome et pourront organiser leur vie sans chefs. L’organisation ne se fera pas dans des structures orientées du haut vers le bas, mais de façon horizontale. Ils n’ont pas besoin de gouvernement. Cette éducation sans hiérarchies dans une liberté absolue est la voie nouvelle et fondamentale de la vie commune sans hiérarchie. Comprenez-vous ? »

À la suite de cela, Dieter demanda à l’équipe si le médecin en chef les traitait convenablement et s’il tolérait les opinions divergentes et une discussion libre. Et Dieter termina ainsi son discours :

« Avant Franco, un million de personnes vivaient ainsi en Espagne. C’était une expérience extraordinaire. Ils vivaient dans une égalité absolue — et sans gouvernement ! C’est possible ! »

Dieter leva le poing en l’air et, rayonnant, il cria : « ¡Viva la revolución social ! » C’est ce que rapporte l’infirmière [7]. C’est ainsi qu’était Dieter Gebauer.

Sa dernière volonté allait directement dans ce sens : que les gens puissent être informés qu’il y avait une alternative au capitalisme et au communisme, que ce soit par les livres, par les discussions ou par l’organisation de fêtes. Cette alternative, c’est le modèle de société anarchiste et son application non violente. Ce qui lui importait, c’est que les gens puissent savoir que, malgré tout, les individus sont par eux-mêmes bons et prêts à s’aider mutuellement et que, par une éducation sans structures hiérarchiques, sans notes et sans punitions, on peut parvenir à former des individus autonomes qui pourront mener une vie belle et non violente leur permettant de s’épanouir ! Car c’est seulement lorsque les hommes sont bien informés que la première pierre de l’anarchie pourra être posée. Merci Dieter pour tout. Cette dernière volonté, nous ne manquerons pas d’y faire honneur !

Lou Marin

(Les passages sur la trajectoire biographique de Dieter
et sa dernière volonté ont été composés
par la compagne de Dieter, Anthi.)

Première publication de l’article en allemand :
Graswurzelrevolution, n° 436, février 2019.
Traduit par Sylvie Ranc-Puech.

Notes

[1] Trois éditions en français : Abel Paz, Durruti, le peuple en armes, La Tête de Feuilles, Paris, 1972 ; Un anarchiste espagnol, Durruti, Quai Voltaire, Paris, 1993 ; Buenaventura Durruti 1896-1936. Un combattant libertaire dans la révolution espagnole, Les Éditions de Paris, 2000 ; en allemand : Abel Paz, Durruti. Leben und Tode des spanischen Anarchisten (Durruti. Vie et mort d’un anarchiste espagnol), Nautilus Verlag, Hambourg, 1993.

[2] Bernd Drücke, Luz Kerkeling, Martin Baxmeyer (éd.) : Abel Paz und die spanische Revolution. Interviews und Vorträge, éditions AV, Lich, 2004.

[3] Abel Paz : Feigenkakteen und Skorpione (Figuiers de barbarie et scorpions). Eine Biographie (1921-1936), tome 1, éd. AV, Lich, 1997 ; Abel Paz : Anarchist mit Don Quichottes Idealen. Innenansichten aus der Spanischen Revolution (Anarchiste avec les idéaux de Don Quichotte. La révolution espagnole vue de l’intérieur). Eine Biographie (1936-1939), tome 2, éd. AV, Lich, 2008 ; Abel Paz : Im Nebel der Niederlage. Vertreibung und Flucht (Dans les brumes de la défaite : expulsion et fuite). Eine Biographie (1939-1942), tome 3, éd. AV, Lich, 2009 ; Abel Paz : Am Fuß der Mauer. Widerstand und Gefängnis (Au pied du mur. Résistance et prison). Eine Biographie (1942-1954), tome 4, éd. AV, Lich, 2010.

[4] Michael Seidman : Gegen die Arbeit, éditions Graswurzelrevolution, Heidelberg 2011.

[5] Voir Anatole Dolgoff : Left of the Left. My memories of Sam Dolgoff, AK Press, Chico/Edinburgh, 2016 ; la version allemande de Heleno Saña : Die libertäre Revolution, Nautilus Verlag, Hambourg, 2001.

[6] La suite est citée d’après ce que m’en a dit Elisabeth Richard, infirmière qui était présente lors de cette visite du 6 décembre 2018 à l’hôpital de Zurich.

[7] Ici aussi, la citation est faite d’après le récit d’Elisabeth Richard.https://lavoiedujaguar.net/De-la-geologie-a-l-anarchie-En-memoire-de-Dieter-Gebauer-1944-2018

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