Art contemporain Sotheby’s, grande perdante de la supercherie Banksy

Financial Times (Londres)

La maison d’enchères londonienne affirme n’avoir rien su de l’autodestruction programmée d’une œuvre du célèbre graffeur de Bristol juste après sa vente, le vendredi 5 octobre. Pour plusieurs experts, c’est tout le secteur qui s’en trouve décrédibilisé.

Le cliché se suffit à lui-même. Des professionnels du marché de l’art, d’ordinaire d’un grand calme, encore au téléphone avec leurs clients, affichent des airs médusés tandis que le tableau Girl with Balloon est réduit en lambeaux sous leurs yeux par une broyeuse dissimulée dans le cadre.

En tant qu’œuvre ou performance anarchiste anti-marché de l’art, ce tour de  Banksy est un coup de maître. Il a triomphalement tourné en dérision la vente aux enchères et ceux qui sont disposés à payer des sommes énormes pour son travail – le tableau, aujourd’hui transformé en rubans, venait tout juste de se vendre à plus de 1 million de livres [1,14 million d’euros], taxes comprises.

Des réseaux opaques

En pleine Frieze Art Fair, une foire d’art contemporain réputée, au cours de laquelle collectionneurs et courtiers se retrouvent à Londres pendant une semaine riche en ventes et expositions, l’affaire [qui s’est déroulée le 5 octobre] a fait le tour du monde et éclipsé les ventes records que les sociétés d’enchères espéraient voir médiatisées.

Mais peut-être cette supercherie a-t-elle eu un autre effet, plus insidieux, en accroissant les pressions sur un système de ventes aux enchères déjà dans le collimateur. C’est un marché où il est désormais courant de ne plus révéler l’identité des acheteurs et des vendeurs, et il s’est tissé un réseau opaque de relations entre les sociétés d’enchères, les collectionneurs, les courtiers et les propriétaires de galerie.

Méfiance quant au prix des œuvres

Alors que les spéculations vont bon train quant aux circonstances de cette vente piégée, celle-ci risque de cristalliser la méfiance de certains acheteurs et vendeurs, qui redoutent de ne plus pouvoir obtenir un bon prix dans les salles de ventes. Le soir du 5 octobre, les professionnels de Sotheby’s ont semblé pris au dépourvu par la farce, et ont par la suite tenu à affirmer qu’ils n’avaient pas été prévenus. “Nous n’avions pas été mis au courant de cet événement, et n’y avons été impliqués en aucune façon”, a déclaré la société dans un communiqué.

Pourtant, des spécialistes du marché de l’art disent peiner à croire que la société, ou l’un ou l’autre des membres de son personnel, n’ait pas été complice de la performance, ce qui voudrait dire qu’ils n’auraient pas été capables de repérer le mécanisme complexe d’une broyeuse à l’intérieur d’un cadre encombrant.

Pourquoi le Banksy a-t-il été programmé en fin de vente ?

Le lendemain, une vidéo a été publiée sur la page Instagram de Banksy, sur laquelle on voit une silhouette encapuchonnée dissimuler un jeu de lames dans un cadre avec en commentaire : “Si jamais il est vendu aux enchères.” Bandor Grosvenor, historien de l’art et ancien négociant, estime que si la blague peut être considérée comme amusante, “voire habile”, elle n’est “qu’un aperçu de plus de l’hypocrisie du marché de l’art contemporain”. “Sotheby’s est vraiment en train de nous demander de croire qu’ils n’y sont pour rien ? Allons”, a-t-il lancé sur Twitter.

Georgina Adam, rédactrice spécialisée dans le marché de l’art, qui écrit pour The Art Newspaper, s’avoue elle aussi surprise par la programmation du Banksy comme dernier lot [de la vente]. “Généralement, cette place est réservée à une œuvre mineure, parce que la salle de ventes commence à se vider à ce moment-là. Et si la mise à prix n’était pas énorme [à 228 000 – 242 000 euros], ce que fait Banksy suscite toujours un grand intérêt.”

“Tiré par les cheveux”

Avant des enchères, il n’est pas rare que l’on démonte les cadres des tableaux de maîtres – ceux peints en Europe avant 1800 – pour permettre aux experts d’évaluer leur état et leur origine. Il n’en va pas toujours de même pour les tableaux contemporains, dont les auteurs stipulent parfois que le cadre fait partie intégrante de l’œuvre et qu’il ne faut ni le toucher ni le retirer.

Quoi qu’il en soit, il paraît “un peu tiré par les cheveux” à Georgina Adam que la lourdeur du cadre [de Girl with Balloon] n’ait pas attiré l’attention. D’autres se sont demandé pourquoi le tableau n’avait pas été passé aux rayons X avant la vente, même si les spécialistes des enchères soulignent que ce type d’analyse n’est pas systématique.

Sotheby’s ne gagne sur aucun tableau

Pour Doug Woodham, fondateur d’Art Fiduciary Advisors et ancien président de Christie’s [concurrent de Sotheby’s] pour les Amériques, il est peu probable que Sotheby’s ait été complice du coup monté. “S’ils savaient quelque chose et qu’ils n’ont rien dit, et si un acheteur est en mesure de le prouver, ça pourrait ouvrir la boîte de Pandore en termes de responsabilité pour la société de vente aux enchères.” Il soutient que Sotheby’s n’aurait pas accepté de compromettre à ce point sa réputation, même si, comme d’aucuns l’ont avancé, le Banksy en lambeaux devrait voir sa valeur augmenter notablement.

John Coffee, professeur à la faculté de droit de l’université Columbia, n’en conclut pas moins que cette affaire risque tout de même de mettre Sotheby’s en difficulté. “Soit vous avez truqué les enchères, soit vous êtes si incompétent que vous n’avez pas réussi à détecter ce mécanisme de destruction élaboré. Ce qui veut dire que vous avez perdu le contrôle. [Sotheby’s] n’a aucune chance d’en ressortir la tête haute.”

James Pickford

 

Note de Daniel Guerrier : Cet article a été publié dans sa version originale le 07 octobre 2018. Il a été traduit par Courrier international et est paru dans son édition en ligne du mardi 9 octobre 2018.

 

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