Le contrôle des désordres gérables

Publié le 21 mars 2016
violences policières | répression

Analyse de l’Etat sécuritaire et de la manière dont il s’est construit et institutionnalisé depuis les guerres d’Indochine et d’Algérie.

Leur état de guerre

L’état d’urgence nous a amené à enfin nous interroger collectivement sur la nature et les formes de l’ordre sécuritaire.

Avec l’état d’urgence, il n’y a pas de tournant sécuritaire, il y a une nouvelle étape, un nouveau pas vers une intensification du contrôle et de la répression.

Les dominants valident le terme de « guerre » pour parler du conflit en cours, comme si nous nous trouvions subitement devant quelque chose de nouveau, d’inédit, avec l’émergence d’une violence toute proche et la menace qu’elle est censée représenter pour « notre » paix sociale.

Si le terme guerre perturbe, choque, c’est parce qu’il est inadapté. « Guerre » sert à désigner une interaction violente avec un ennemi situé à l’extérieur du territoire, alors que la réalité du terrorisme dit autre chose : la menace, si elle existe vraiment, vient plutôt de l’intérieur. Pas tant parce que les « méchants » se dissimulerait parmi la foule des « gentils », mais parce que les causes du « mal » sont à chercher ici-même, dans les sociétés d’Europe.

Et si les dominants usent naturellement du terme « guerre », c’est parce que cela répond chez eux à un vieux réflexe impérialiste. Dans leur tête, tout est binaire, dual : il y a les bons Européens d’un côté et les méchants étrangers de l’autre. Et lorsqu’il s’agissait encore de garder les colonies, cette dualité s’exprimait dans une rhétorique pseudo-humanitaire consistant à dire que la domination européenne sur une partie du monde ne pouvait qu’être positive : le fameux « rôle positif de la colonisation » dont ils voulaient faire la promotion dans les manuels scolaires. Et puis quoi encore ? Une minute de silence pour les assassins de l’OAS ? On y fait déjà la promotion du patriotisme et de l’armée française, c’est déjà plus que ce qui est supportable dans des livres adressés à des enfants.

« Nous sommes la civilisation contre le désert » résume l’intime conviction des gouvernants et des intellectuels qui les assistent.
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L’expérimentation au cours des guerres de décolonisation

Si l’on comprend leur état d’esprit, on comprend aussi qu’il n’est pas difficile pour eux de ressortir les vieux répertoires coloniaux de la contre-insurrection : ils n’ont jamais vraiment quitté les tiroirs des bureaux du ministère de l’Intérieur. Grâce à l’entremise de gens comme Raymond Marcellin et Charles Pasqua, les enseignements des guerres d’Indochine et d’Algérie ont été généreusement réinjectés dans les manuels de formation des policiers des années 1970 à 1990, jusqu’à inspirer les visions managériales de la police importées des États-Unis durant les années Sarkozy. La transmission s’est faite sans accrocs.

L’état d’urgence est sans doute l’exemple le plus criant de cet héritage colonial, même s’il est loin d’être le seul. Le 3 avril 1955, Michel Debré instaurait cette mesure pour mater la résistance algérienne, dans ce qui ressemblait à une guerre asymétrique entre une armée régulière et des forces insurrectionnelles issues du peuple. Debré, ancien résistant, n’avait alors aucun mal à s’accorder avec Maurice Papon, ancien collabo, pour écraser cette résistance dans le sang. Bel exemple de réconciliation nationale.

Le 8 octobre 1958, alors qu’il était garde des sceaux, François Mitterrand signait l’ordonnance autorisant l’internement administratif ou l’assignation à résidence des « personnes dangereuses pour la sécurité publique, en raison de l’aide matérielle, directe ou indirecte, qu’elles apportent aux rebelles des départements algériens », en s’inspirant directement des centres d’internement mis en place dés 1955 en Algérie par le gouvernement socialiste de Guy Mollet (24 000 assignés à résidence dans la région d’Alger, dont 3000 ont disparu). Ont été ainsi ouverts des camps d’assignation à résidence pour les Algériens de la métropole, les CARS, réminiscence des camps d’internement de la France de Vichy, dispositif raciste certes, mais un peu moins dans une perspective d’épuration ethnique que de contrôle des populations. Ce savoir-faire français en terme d’internement a sans doute inspiré Mitterand 30 ans plus tard pour inaugurer les Centre de Rétention Administrative (CRA) destinés aux étrangers sans-papiers…

Le 15 avril 1960, juste avant l’insurrection populaire algérienne de décembre, l’État d’urgence devenait applicable par décret, histoire de simplifier sa mise en œuvre.

Jusqu’en 2005, l’état d’urgence sera appliqué 4 fois :

 en 1955 pour 8 mois en Algérie, pour combattre le FLN ;

 en 1958 pour 2 semaines en métropole suite au coup d’État du 13 mai à Alger ;

 en 1962 pour 1 an en métropole suite au putsch des généraux à Alger ;

 en 1984 pour 6 mois en Nouvelle-Calédonie suite à la révolte des mouvements d’indépendance kanaks.

Une autre mesure administrative dont on se souvient peu, c’est la fusion de la police d’Algérie et de la police d’Alger à partir du 20 janvier 1955, sans doute dans un souci de fluidité des informations et des hommes. La conséquence a été la mutation progressive de 200 agents soupçonnés de torture vers la métropole, notamment au sein du Service des Affaires Techniques de la Préfecture de Paris.
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Les fonctionnaires coloniaux se recyclent en métropole

La réorganisation des services a donné lieu à un recyclage des anciennes Brigades Nord Africaines (BNA) pour les reverser dans les nouvelles Brigades des Agressions et des Violences (BAV). Au même moment, Michel Debré créait les « Brigades Z » (appelées aussi « brigades de démolisseurs » ou « brigades de casseurs »), chargées de contrôler l’extension du bidonville de Nanterre, considéré comme un foyer du FLN. Tous ces effectifs chargées de la surveillance, du contrôle et de la répression des colonisés d’Afrique du Nord vivant en métropole, ont ensuite servi à former les Brigades de Sécurisation de Nuit (BSN) et les Brigade de Sécurisation de la Voie Publique (BSVP) dans les années 1970, avant que ne soient mises sur pieds les Brigades Anti Criminalité (BAC) dans les années 1990. Il n’y a pas eu de remise en question des objectifs de ces brigades, mais seulement des phases de modernisation.

Cette modernisation a été inspirée en grande partie par les doctrines contre-insurrectionnelles développées au cours de la guerre d’Algérie, et notamment avec le Dispositif de Protection Urbaine (DPU) mise en place au cours de la bataille d’Alger en 1957. Cette « guerre moderne », théorisée par Roger Trinquier dans un ouvrage qui deviendra une référence mondiale pour les polices contre-insurrectionnelles du monde entier, et notamment celles des dictatures militaires du Chili, d’Argentine, du Brésil ou des Philippines, a initié un mélange entre pratiques militaires et pratiques de police, légitimant l’usage de tactiques de choc visant à terroriser les populations pour mieux les maîtriser.
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La contre-insurrection française mise à jour par les Etats-Unis

A partir des années 1970, cette évolution sécuritaire est allée de pair avec une restructuration néolibérale intensive au niveau global. On est alors à l’époque du premier choc pétrolier. Sur le plan économique comme sur le plan militaire, c’est donc bien « la doctrine du choc » décrite par Naomi Klein qui fait office de nouveau mode de gouvernement : « frapper pour étourdir, assommer et paralyser ». Ça ne cessera d’être confirmé, jusqu’après les attentats du 13 novembre 2015, dont l’impact émotionnel a permis la mise en place d’un dispositif totalitaire sans précédent en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale.

Dans cette nouvelle formulation du pouvoir, les dispositifs sécuritaires doivent être sources de profit, être rentables, se vendre, parce que tout un « marché global de la violence » en dépend.

La contre-insurrection, comme l’explique très bien Mathieu Rigouste dans l’épilogue à « Mater la meute » de Lesley J. Wood, suit ainsi deux logiques parfois contradictoires : « la logique d’État qui consiste à pacifier, c’est-à-dire à soumettre, les populations le plus rapidement possible et la logique de profits, portée par le complexe militaro-industriel, cherchant à provoquer des guerres de basse intensité longues et coûteuses, c’est-à-dire de formidable terrains d’accumulation de profits et de puissance pour les marchés de la violence et du contrôle ». Si elles apparaissent contradictoires, elles n’en sont pas moins complémentaires, puisque la logique d’État est avant tout cosmétique, publicitaire : elle ne sert qu’à donner l’illusion que la contre-insurrection fonctionne, tout en exigeant davantage d’efficacité.

Pour que le sécuritaire reste sexy et continue d’être plébiscité, il doit se draper dans les idéaux démocratiques. Plus question de défendre publiquement la torture comme l’ont fait Maurice Papon ou Paul Aussaresses. Papon, préfet zélé de De Gaulle après avoir été celui de Pétain, responsable de la répression sanglante des Algériens le 17 octobre 1961 et des militants du PCF au métro Charonne le 8 février 1962, est lâché par ses anciens amis et jugé à partir de 1981. Aussaresses quant à lui, ancien barbouze, enseignant la doctrine de Trinquier à Fort-Bragg (Etats-Unis) et à Manaus (Brésil), avant d’intégrer l’état-major de l’OTAN, puis de vendre des armes pour Thomson, se confie en 2001 sur la torture en Algérie et balance ses anciens donneurs d’ordre. Ça fait tâche, on est bien loin de l’excellence dont voudrait se prévaloir officiellement la France.

Alors les gouvernants, bien loin de renier leur penchants colonialistes, changent de tactique. Conseillés par des experts criminologues comme Alain Bauer, ils adoptent peu à peu les innovations nord-américaines. La « prévention situationnelle », la « neutralisation stratégique » et les méthodes « proactives » deviennent les nouveaux outils de la contre-insurrection. Il ne s’agit plus tant de répondre, mais plutôt d’anticiper. Le maintien de l’ordre aujourd’hui s’appuie toujours plus sur le renseignement, la surveillance des populations jugées « à risque ». Et sur le terrain, cela se traduit toujours plus par des « zones de liberté d’expression », des interdictions de manifester, des arrestations préventives, des techniques d’encagement et un fichage systématique. Et lorsqu’il s’agit quand même de répondre, dans les quartiers populaires comme face aux manifestations, la police a de plus en plus recours aux armes « non létales ».
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Des nouvelles armes pour une doctrine légèrement rénovée

D’abord conçus pour les unités d’élites (RAID ou GIGN) à partir de 1995 pour ne pas blesser les otages lorsqu’il est question d’intervenir contre des « terroristes », les lanceurs de balles de défense sont peu à peu introduits dans les autres forces de police. Le Flashball Compact équipe la BAC dés 1998, avant d’être remplacé en 2000 par le Flashball Super Pro, qui équipe l’ensemble des forces de police entre 2002 et 2005 sous l’impulsion de Nicolas Sarkozy. A partir de 2007, les forces de police sont équipées du Lanceur de Balles de Défense de 40 mm, plus puissant et plus précis. Ces armes participent à la militarisation définitive des forces de police et de leur intervention contre des « ennemis intérieurs » et répondent à la logique de « terrorisation des terroristes », conception chère à Charles Pasqua, qui fut le grand maître à penser de Nicolas Sarkozy.

Et c’est ainsi que ce dernier décrète l’État d’urgence en novembre 2005, pour 2 mois dans tout ou partie de 25 départements, ainsi qu’un couvre-feu dans 5 départements, pour répondre aux émeutes parties de Clichy-sous-Bois où Zyed Benna et Bouna Traoré sont morts dans un transformateur électrique en ayant voulu échapper à la BAC. Des milliers de policiers sont alors envoyés un peu partout en France pour mater la légitime révolte des petits-enfants de ceux qui manifestaient en 1961 contre l’imposition d’un couvre-feu raciste et que les policiers de Maurice Papon avaient noyé sans ménagement dans la Seine. Il ne faut jamais oublier que la colère des humiliés est héréditaire. La boucle est bouclée.

En dehors de cet événement particulier, qui fut l’occasion d’un déchaînement médiatique sans précédent où comme toujours les rôles sociaux ont été inversés, c’est quotidiennement que la police matte les colonisés de l’intérieur, qu’on appellera subtilement les « jeunes issus de l’immigration ». Dans les quartiers, le police n’a jamais cessé de tirer sur la population, occasionnant encore aujourd’hui la mort d’une quinzaine de personnes par an. Et dans la grande majorité des cas, les policiers sont relaxés, comme on l’a vu avec le cas emblématique d’Amine Bentounsi, abattu dans le dos en avril 2012.

Et avec l’émergence des armes dites « non létales », en manifestation aussi la police tire à nouveau sur la foule, occasionnant régulièrement des mutilations au visage. On voudrait nous faire croire que les lanceurs de balles de défense sont là pour remplacer les armes à feu, alors qu’elles s’ajoutent à l’usage de la matraque. La logique qui accompagne cet usage des armes est une logique de terreur, dont l’objectif est bel et bien d’en blesser un pour faire peur à tous les autres.
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Il n’y a donc pas de tournant, mais une continuité, voire une certaine fluidité dans ce que Mathieu Rigouste appelle un « enférocement répressif ». Face à l’épuisement des ressources et à la perpétuation des injustices et des inégalités, le modèle « démocratique-capitaliste » est branlant et peine à dissimuler ses penchants totalitaires. Ce n’est donc pas surprenant qu’en décembre 2015 le gouvernement Valls a envoyé une petite lettre à Ban Ki Moon et au Conseil de l’Europe pour les prévenir que les nouvelles mesures pour maintenir l’ordre social en France entraînerait un renoncement partiel aux principes énoncées dans les conventions internationales en terme de respect des droits humains. Si De Gaulle a fait fi de la convention de Genève dans les années 1950, Hollande peut bien se moquer de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme aujourd’hui.

Elle était de toute façon devenue caduque…

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