Jules Andrieu – Notes pour servir à l’histoire de la Commune de Paris

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Jules Andrieu – Notes pour servir à l’histoire de la Commune de Paris
Éditions Libertalia, Paris, 2016.

2-99.jpg« L’histoire pour tous ne saurait être abandonnée à des réactionnaires souriants. » Belle maxime pour qui s’intéresse à l’histoire des luttes. Elle est tirée de la postface à la deuxième édition de La Commune n’est pas morte, d’Éric Fournier, par l’excellente maison Libertalia, laquelle vient d’enrichir son catalogue d’un nouveau titre sur la Commune : Notes pour servir à l’histoire de la Commune de Paris. Leur auteur, Jules Andrieu, fut le chef du personnel de l’administration de Paris, délégué aux services publics de la Commune. Ce texte avait été édité pour la première fois en 1971 – chez Payot, avec une préface de Maximilien Rubel, reprise ici en postface. L’édition d’aujourd’hui, augmentée d’un texte (« Récit de mon évasion », où Andrieu raconte comment il put échapper aux Versaillais) et de deux portraits de l’auteur, tous documents retrouvés Entre-temps, est préfacée par le premier éditeur du texte, Louis Janover. Nous voici donc en bonne compagnie. Aucun réactionnaire à l’horizon, pour sûr. Par contre, on pourrait dire que ça manque un peu de sourires… Mais bon, ce n’était pas le style de Jules Andrieu.

Né à Paris en septembre 1838, l’auteur des Notes avait donc 32 ans au moment de la Commune (qui commence, rappelons-le, en mars 1871, pour se terminer par la Semaine sanglante fin mai de la même année). C’est un âge « moyen », pourrait-on dire, parmi les membres de la Commune : cette dernière, proclamée comme telle le 28 mars (après les élections au conseil municipal de Paris du 26 mars), comprenait des « anciens », vétérans de 1848 comme Charles Delescluze, 62 ans, ou Félix Pyat, 61 ans. Mais il y avait aussi des jeunes, comme les blanquistes Raoul Rigault, 24 ans, et Théophile Ferré, 25 ans. Andrieu, lui, avait déjà une « carrière » derrière lui : étudiant brillant, il avait refusé, par convictions politique et morale, d’accepter des postes « politiques » sous l’Empire, préférant une place d’obscur gratte-papier à l’Hôtel de Ville de Paris, soit, à ce moment-là (1861), la préfecture de la Seine, dirigée par un certain baron Haussmann. « J’ai revu sous la Commune mes notes d’employé, écrit-il. Cela m’a fait grand plaisir de voir qu’elles étaient bonnes. Il ne me coûte pas d’avouer que, comme chef d’administration, le sénateur Haussmann était un homme juste et que, d’un autre côté, ces dix ans d’habitudes administratives ont été fructueuses pour mon esprit qui s’est assoupli aux longues besognes et pour mon champ d’observations morales et sociales, qui s’est agrandi au contact immédiat du public. […] De mon passage dans les bureaux de l’Hôtel de Ville et de trois mairies, j’aurai au moins retiré le secret de me dompter, corps et intelligence, à un travail méthodique. […] Les cheveux de quelques-uns de mes fougueux amis politiques s’en dresseront peut-être d’horreur : je finissais par ne pas détester mon bureau, qu’on me rendait d’ailleurs tolérable. » Bureaucrate et fier de l’être ? Pas seulement. En effet, Andrieu consacrait alors une bonne partie de son temps libre à un « cours d’enseignement secondaire aux illettrés, ouvriers, petits commerçants et employés de commerce », cours ouvert en 1863 « très simplement et sans fracas » chez lui, rue Oberkampf, dans l’intention de « doter [s]on parti et [s]on pays d’un élément de résurrection. » Quand il parle d’illettrés, il faut entendre, à la différence d’aujourd’hui, des personnes qui savaient lire et écrire, mais qui n’avaient pas pu pousser plus loin leurs « humanités » ; le parti ici évoqué est bien évidemment celui de l’opposition à l’Empire : « Je citerai parmi les ouvriers qui vinrent à mon appel H. Tolain, le futur député […], Debock que je devais retrouver si dévoué et si actif à la tête de l’Imprimerie nationale sous la Commune ; Varlin, fusillé maintenant, et d’autres. Car je veux rester sur le souvenir du bon et noble Varlin. » Mais ce n’est pas tout : ce bureaucrate et enseignant légèrement paternaliste noua aussi des amitiés avec des poètes, dont le moindre n’était pas Paul Verlaine. Voici donc le personnage qui va d’abord être nommé le 29 mars « chef du personnel de l’Administration communale de Paris », puis être élu à la Commune le 16 avril lors d’élections complémentaires et délégué de cette dernière aux Services publics.

Andrieu était bien placé pour connaître la fonction stratégique de ces services publics : « De toutes les machines de guerre que le gouvernement de Versailles préparait contre la Commune, celle dont l’effet lui paraissait le plus certain était à coup sûr la brusque interruption des services publics. » Et d’évoquer les défunts qui ne seraient plus enterrés, le gaz qui aurait manqué, les fontaines publiques taries, les immondices amoncelés dans les rues et, pour finir, les égouts qui débordent (ici, difficile de ne pas penser à cette partie de la guerre israélienne contre les Palestiniens qui, en détruisant des infrastructures vitales, a déjà provoqué des inondations nauséabondes dans la bande de Gaza). À Versailles, Thiers continuait à verser, sans aucune contrepartie, leur traitement aux fonctionnaires qui avaient bien voulu quitter Paris… Cependant, tous n’étaient pas partis. En effet, Andrieu relève que la politique d’Haussmann avait eu cette conséquence paradoxale de protéger et de maintenir à l’intérieur de son administration un certain nombre de républicains, simplement parce qu’ils étaient plus intègres que ses propres partisans : « ce grand agioteur, qui a trouvé tant de millions dans les rues nouvelles et les moellons neufs de Paris, savait bien qu’il ne doit point y avoir de coulage dans une administration dont le but principal était l’enrichissement de son chef. » Grâce à lui, donc, il y avait à l’Hôtel de Ville fin mars 1871 « tout un petit clan de républicains communalistes connaissant l’Administration dans tous ses rouages et, par ce, pouvant déjouer la partie civile de la stratégie de M. Thiers ». Cette remarque sur Haussmann (Andrieu va plus loin, le traitant de « chef de bande » dont l’intérêt est de maintenir « la discipline la plus sévère et la probité la plus exacte parmi les hommes qui l’aident à dépouiller une ville ») est complétée un peu plus loin par des considérations plus politiques : « L’impératif Haussmann voulait être ministre de Paris. Chef-d’œuvre de l’absurde rendu logique parce que Napoléon III disposait de deux cent mille baïonnettes ! Paris, commune ou collection de communes, devenait un ministère, et se trouvait identifié à une institution comme la Justice, l’Instruction publique, le Commerce, etc. De fait – car tout s’explique, surtout l’absurde –, si on songe d’une part à ceci, que le ministère de l’instruction publique n’a point tant pour but le développement que l’arrêt et la stagnation de cette instruction, et que l’immixtion du ministère de la Justice dans les jugements des tribunaux détourne plus souvent qu’elle ne rectifie le cours de cette justice ; si on réfléchit, d’autre part, à cela que Paris est en effet une institution, la Révolution incarnée, il s’ensuit tout naturellement que le ministère de Paris était, dans la pensée de Haussmann, le ministère de la contre-révolution, par suite la maîtresse-pièce du système impérial, pourvu qu’on lui adjoignît une soupape de sûreté, les Travaux publics, et un double coercitif, la Police et l’Armée. » Où l’on voit qu’Andrieu, pour se revendiquer bureaucrate, ne s’en voulait pas moins révolutionnaire.

Il nous donne malheureusement assez peu de détails sur le fonctionnement concret des services publics sous la Commune : ses Notes ont en effet surtout pour objet de comprendre ce qui a conduit au désastre final – du moins quelle part y ont prise les communards eux-mêmes. Il reproduit ainsi le paradoxe banal qui veut que l’on ne parle jamais des trains qui arrivent à l’heure. Trop fasciné, peut-être, par Haussmann et son efficacité, Andrieu focalise sa critique sur la question de l’administration, qu’il oppose à celle du gouvernement. La Commune, dit-il, ou plutôt les membres de la Commune, ont voulu gouverner plutôt qu’administrer – et là réside la cause, non de leur défaite, qui aurait eu lieu de toute façon, vu l’isolement de Paris par rapport au reste de la France, mais de leur quasi-anéantissement, qui signifie, aux yeux de l’ancien administrateur, l’irrémédiable défaite de toute révolution en France, au moins pour quelques générations. Mais personne, dit-il, n’était préparé : « Si le mouvement a été si mal conduit, du 18 mars au 28 mai, c’est qu’il a eu pour chefs des hommes qui, sauf de rares exceptions, n’ont jamais rêvé semblable situation ; ils en ont été pour la plupart ou ahuris ou affolés. » Ici, c’est moi qui souligne. Je pense qu’Andrieu se comptait parmi ces rares exceptions : « Encore aujourd’hui, je pense fermement que, si tous les hommes de valeur du Parti, qui n’avaient aucune objection théorique à prendre aux affaires leur part de direction, avaient fait ce que moi, le plus obscur d’entre eux, j’ai tenté de faire, l’inévitable défaite se fût consommée, mais à coup sûr, elle n’eût pas été marquée de tous les caractères d’une déroute et d’une catastrophe. » Et il faut reconnaître que le délégué aux services publics ne manquait pas de sens politique – en tout cas après, lorsqu’il rédigea ses notes. En effet, il voit bien que les gesticulations des communards, qui avaient pris en otage, entre autres, l’archevêque de Paris, n’avaient aucune chance d’impressionner monsieur Thiers, « athée pratique ». Bien au contraire, ce dernier en profita pour alimenter sa propagande dirigée vers la province encore très cléricale. Par contre, d’une « incalculable efficacité » auraient été, entre autres, « le viol de cette coquette surannée, la Banque de France [et] la mise à l’ombre dans des endroits très inflammables de tous les titres de propriété et de toutes les valeurs immobilières éparses dans les études de notaires ou concentrées dans les grandes compagnies : Crédit foncier, Comptoir d’escompte, etc. » Karl Marx, qui eut très probablement connaissance du manuscrit d’Andrieu exilé à Londres, reprit cette position dix ans plus tard, une fois passé le moment de l’exaltation (« les communards sont montés à l’assaut du ciel », etc.). Maximilien Rubel cite une lettre de lui, datée de 1881, où il écrit : « […] la majorité de la Commune n’était nullement socialiste et ne pouvait l’être d’ailleurs. Avec une petite dose de bon sens, elle aurait pu obtenir de Versailles un compromis avantageux pour toute la masse du peuple : c’est tout ce qu’on pouvait alors atteindre. À elle seule, la mainmise sur la Banque de France aurait mis un terme aux fanfaronnades des Versaillais effrayés […] »

Au total, il faut bien avouer que Jules Andrieu nous apparaît un peu décevant, un peu gris, un peu terne. Il met un point d’honneur (d’orgueil, dit-il lui même, de sombre orgueil, ajouterais-je) à se distinguer des révolutionnaires forts en gueule (et, sous-entend-il en permanence, infoutus de faire quoi que ce soit de bien). Cela dit, il est difficile de lui en vouloir. C’est quelqu’un qui, malgré son pessimisme quant à l’issue des événements, tint à rester jusqu’au bout à son poste, ce qui ne fut pas fréquent parmi les gens de son milieu (rappelons-le : les anciens fonctionnaires de l’Empire). On le voit ainsi, dans les tous derniers moments (22 mai) diriger la construction des « barricades des abords de l’Hôtel de Ville » (titre du chapitre qui raconte la fin de la Commune). Et puis, son témoignage est tout sauf hypocrite, il raconte la Commune de l’intérieur et il vaut donc d’être lu. Je reviendrai plus tard sur celui d’un autre communard, personnage haut en couleurs tout à l’opposé d’Andrieu : Raoul Rigault, le très jeune (24 ans) préfet de police de la Commune.

franz himmelbauer
(Pour d’autres fiches de lecture, nous vous conseillons Antiopées)

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