« La constitutionnalisation de l’état d’urgence est un danger mortel pour la démocratie »

10 février 2016 / Entretien avec Alain Bressy

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Les députés discutent depuis lundi 8 février de la révision la Constitution pour y inscrire l’état d’urgence et la déchéance de nationalité. Un grave recul de la démocratie, comme l’explique le juge Alain Bressy, magistrat à la retraite et… comédien.

« Je ne suis pas un gauchiste, je ne suis pas pas un zadiste, je suis un vrai juge et un républicain légaliste. Je dis le désespoir qui est le mien d’avoir laissé disparaître ces droits sans rien faire. » Juge d’instruction spécialisé dans l’environnement, voici comment Alain Bressy se présente. En 2011, il décide de monter un spectacle pour « raconter comment nos droits sont en train de se faire siphonner par Nicolas Sarkozy ». Il est depuis à la retraite et promène sa conférence-spectacle à travers la France.

Reporterre – L’état d’urgence peut-il être efficace pour lutter contre le terrorisme ?

Alain Bressy – La façon même dont il se déroule depuis novembre 2015 montre qu’il a été inefficace. Il y a eu des milliers de perquisitions, et seulement trois dossiers ont été transmis à la justice. Et encore, il s’agissait simplement de personnes qui avaient des propos orientés vers l’islamisme radical, ils n’étaient pas liés à des filières terroristes ou en train de préparer des attentats.
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Quelles sont les conséquences de l’état d’urgence sur les droits des citoyens ?

Dans la loi de 1955, qui créait l’état d’urgence et avait été votée dans les circonstances particulières du début de la guerre d’Algérie, il y avait déjà la possibilité d’assignation à résidence. La loi de novembre 2015 a amplifié la privation de droits en ajoutant la possibilité de perquisitions de jour et de nuit, des contrôles de police, des contrôles d’identité, des interdictions de manifester – aussi au sens de manifestations culturelles ou sportives. Ce sont donc les principales libertés que l’on cogne, à savoir la liberté et l’intégrité de son domicile, la liberté de se déplacer, la liberté de parler et d’avoir une opinion.

Pourquoi inscrire l’état d’urgence dans la Constitution ?

La loi sur l’état d’urgence précise que tout citoyen qui estime que ses droits ont été violés peut se retourner contre l’État en saisissant le juge administratif. Le pouvoir en place est gêné par cette possibilité de faire des recours : le juge administratif pourrait annuler des actions de police ordonnées par le préfet dans le cadre de l’état d’urgence. Des citoyens pourraient même demander des réparations pour préjudice moral ou matériel. Donc, le pouvoir a contourné cet obstacle en glissant l’état d’urgence dans la Constitution. Comme c’est la loi suprême, son application ne peut plus être remise en cause par le juge administratif.

On porte donc atteinte à la séparation des pouvoirs ?

Oui. Le juge administratif est celui qui gère la relation des citoyens avec l’État. C’est-à-dire la perquisition, les assignations à résidence, bref, tout ce qui est décidé par une autorité administrative – notamment le préfet. S’il n’y a plus de recours devant le juge administratif, le préfet, devenu le délégué du pouvoir exécutif, sera en dehors de tout contrôle judiciaire. C’est une grande atteinte à la séparation des pouvoirs et à la protection des citoyens. C’est le système qu’est en train de mettre en place M. Hollande, ce que jamais n’aurait osé ni pu faire la droite tant l’opposition aurait été forte.
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Pendant la COP 21, il y a eu quelques assignations à résidence de militants écolos : peuvent-ils être particulièrement visés par les mesures mises en place à l’occasion de l’état d’urgence ?

En votant la loi d’exception de novembre, les parlementaires ont légitimement cru que le dispositif ne visait que le terrorisme islamique mais, quelques jours après le vote, ils ont constaté que d’autres catégories de personnes étaient ciblées, par exemple les militants écologistes ou anarchistes. Comme par hasard, la COP 21 avait lieu quelques jours plus tard…. Cela va s’aggraver avec le passage dans la Constitution. Le texte ne concerne plus seulement le crime de terrorisme mais désormais aussi les délits constituant une atteinte grave à la vie de la nation [1]. Et sa rédaction est tellement floue qu’elle sera toujours susceptible d’interprétations. Par exemple, « tout acte, toute fréquentation, tout propos, tout comportement susceptible de laisser penser que leur auteur va créer un trouble, atteindre l’ordre ou la sécurité publics » pourra donner lieu à l’exécution d’une des mesures de l’état d’urgence. Plus de juge pour dire s’il y a eu abus…

Imaginez un parti extrême aux commandes du pays. Il aura ainsi toutes les clés, tous les outils, sans s’embarrasser d’une quelconque représentation nationale, pour éliminer légalement celle ou celui qu’il jugera comme possible, éventuel fauteur de troubles publics. C’est un danger mortel pour la démocratie.

Mais chacun pense : je n’ai rien à me reprocher, donc rien à craindre des autorités…

Les gens se pensent protégés par l’état d’urgence. Il y a une résurgence de l’égoïsme qui me fait extrêmement peur parce que cela permet de glisser doucement vers un État totalitaire ou en tout cas un État sécuritaire à la Patriot Act [2], par la peur du terrorisme, peur de la mondialisation, peur du chômage, peur de l’autre, peur du lendemain. C’est exactement ce qui sous-tend le parti de Mme Le Pen. Les Français sont prêts à abandonner leur démocratie au nom de cette peur. Peut-être suis-je dans l’exagération, mais j’ai envie de le dire : ce lent glissement me fait penser à l’ambiance de 1940, qui a conduit à la mort du droit. On perd l’intelligence et/ou sa propre dignité et on ne se rend pas compte que chaque fois qu’on accepte de perdre un droit, on perd une liberté.
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Cela a commencé bien avant l’état d’urgence… Quels sont les droits « du quotidien » dont vous avez pu observer la disparition au cours de votre carrière ?

Durant la Seconde Guerre mondiale, le Conseil national de la résistance a posé les bases de la future République. Dans tous les secteurs de la vie humaine, un droit a été créé ou restauré : santé, sécurité sociale, justice, travail, environnement, consommation, éducation, transport…. Chacun est consigné dans un code (code de la santé, du travail, etc), consultable par tous les Français. Pour rendre ces droits opérationnels, l’État a créé des administrations départementales (Ddass – direction départementale des affaires sanitaires et sociales ; DDT – direction départementale du travail…). Ces instances étaient dirigées et animées par des fonctionnaires spécialisés.

Le droit était donc servi par des gens compétents. Ils contrôlaient, vérifiaient que le droit était respecté dans le département. Ils pouvaient recevoir la plainte des personnes qui estimaient que tel droit leur avait été violé. Ils effectuaient des enquêtes et l’administration pouvait saisir la justice. Le droit était une réalité, accessible à tous et garanti par un juge.

Mais dès juillet 2007, Nicolas Sarkozy a décidé – dans un silence assourdissant – de rayer cet édifice de la carte démocratique française. À travers la RGPP (la Révision générale des politiques publiques), il a supprimé toutes ces administrations et les a regroupé en seulement deux directions, chacune dirigée par un technocrate. Désormais, c’est le préfet qui surveille, contrôle et donc dirige…

Après avoir été juge d’instruction, je suis devenu président d’audiences correctionnelles et j’ai donc personnellement constaté que ces dossiers, dits « dossiers techniques », ne figuraient plus aux rôles des audiences. C’était donc une nouvelle méthode pour effacer un droit sans toutefois le rayer des codes ! Bien joué !

Un exemple ?

L’abattoir d’Alès a défrayé la chronique l’an dernier : abattage indigne, règles sanitaires violées. Autrefois, ce monde était surveillé par les antennes départementales de la DSV (Direction des services vétérinaires). Depuis, elles ont disparu. La société industrielle qui procède à l’abattage peut maintenant faire un autocontrôle sur l’état sanitaire des animaux qu’elle reçoit. Dans le cas d’Alès, tout était hors la loi au point que le maire a pris la décision de fermer l’abattoir. Les services préfectoraux n’avaient rien vu. C’est une association écologiste qui a, de fait, rempli la mission de l’ancienne DSV ! Je pourrais vous donner d’autres exemples dans chacun des secteurs de notre vie quotidienne.

Avec François Hollande, les choses ont empiré : la RGPP a été remplacée par la MAP (Modernisation de l’action publique) qui continue sur la même ligne… En l’aggravant par la privation de libertés publiques essentielles avec l’état d’urgence.

Peu d’espoir alors ?

Il y a des pistes de travail. Pour moi, il importe de toute urgence de mettre en place des mouvements dont le premier mot d’ordre sera l’arrêt du cumul des mandats et de certaines fonctions, dans l’espace et dans le temps, ainsi que la mise en place d’une dose de démocratie participative.

 Propos recueillis par Marie Astier

Le droit se meurt est une conférence-spectacle imaginée et présentée par Alain Bressy.

Les prochaines représentations se dérouleront à Périgueux, au théâtre le Paradis, les 22, 23, 24, 25 mars.

Vous pouvez inviter Alain Bressy à faire un spectacle en écrivant à ledroitsemeurt@orange.fr
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Plus d’informations sur http://ledroitsemeurt.jimdo.com/

1] Un délit ([vol, abus de biens sociaux, discrimination, harcèlement moral, attouchement sexuel, homicide involontaire, etc.) est une infraction moins grave qu’un crime (meurtre, viol, etc.).

[2] Loi sécuritaire adoptée aux États-Unis après le 11 septembre 2001.

Lire aussi : Sommes-nous encore en démocratie ?

Source : Marie Astier pour Reporterre

Photos : Alain Pressy dans sa conférence-spectacle. © Le droit se meurt

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