Le travail des enfants est de moins en moins encadré en France malgré des risques d’accidents plus élevés

par Nolwenn Weiler 6 novembre 2015

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Apprentis, élèves de lycées professionnels, stagiaires : en France, un million de jeunes entre 14 et 17 ans, souvent issus de milieux ouvriers, travaillent régulièrement ou ponctuellement. Les lois spéciales qui encadrent leur activité ont été progressivement assouplies. Ce qui n’est pas sans poser de sérieuses questions dans les secteurs à risque : construction, chaînes de production industrielle ou exposition aux produits chimiques. L’inspection du travail ou la médecine scolaire n’ont plus les moyens de les suivre correctement alors que les moins de 20 ans subissent trois fois plus d’accidents du travail que leurs aînés. Et que la menace du chômage plane sur les enfants au travail qui osent parler. Enquête.

Des gamins qui transpirent sous les fortes chaleurs de fonderies industrielles, bricolant de piètres protections de scotchs pour protéger leurs doigts des brûlures. Des ados qui s’activent sur des chaînes de production automobile, en 3X8, comme leurs aînés, sans bénéficier d’aucun temps de récupération. Et en supportant les pressions d’adultes méprisants. Des enfants exposés à des produits cancérogènes et à des fibres d’amiante [1].

Nous sommes bien en France, en 2015… Les jeunes dont nous parlons sont des lycéens, âgés de 15 à 18 ans, qui ont « choisi » une filière pro et effectuent leur stage en entreprise [2]. Des plongées régulières dans le travail réel où les dispositifs de sécurité et de protections ne sont pas toujours au rendez-vous. Pour être plus productifs et rentables, il leur arrive de travailler sans gants, ni casques, ni lunettes…

Un million d’enfants au travail en France

700 000 élèves sont scolarisés en lycée professionnel, pour préparer un certificat d’aptitude professionnel (CAP), ou un baccalauréat. Ils passent de 8 à 22 semaines par an en entreprise. Mais ce sont les apprentis qui constituent le gros des troupes des mineurs au travail. Ils sont environ 400 000 jeunes de moins de 18 ans qui passent jusqu’à 75 % de leur temps en entreprise. Les apprentis sont particulièrement nombreux dans le commerce et dans la réparation automobile, ainsi que dans les industries agricoles et alimentaires, l’hôtellerie, la restauration et la construction.

Non-paiement des salaires, horaires excessifs, travail de nuit, non-respect des douze heures de repos consécutives obligatoires : les apprentis affrontent nombre d’entorses au droit du travail. Et d’expositions aux risques professionnels. « Dans le bâtiment, on a beaucoup de chutes. En restauration, il y a souvent des brûlures. Les gamins se coupent, ou ils glissent à cause de la graisse étalée sur le sol… », détaille Gérard Filoche, inspecteur du travail à la retraite [3]

Dérogations pour travaux en théorie interdits aux mineurs

Qui d’autre que les apprentis et stagiaires travaille avant 18 ans en France ? Les enfants autorisés à travailler dans les établissements familiaux, dès 14 ans, pour des « travaux légers ». C’est notamment le cas dans le secteur agricole ou dans des petits commerces. Ceux qui font des petits boulots pendant les vacances scolaires, dès 14 ans également. Et ceux qui travaillent dans le secteur de la culture et du mannequinat, lequel recrute dès l’âge de trois mois ! « Ce sont des domaines très règlementés, relève Gérard Filoche. Pour les spectacles par exemple, les enfants ne peuvent pas travailler plus de deux heures par jour. Ils ne peuvent pas non plus travailler tous les jours de la semaine, cela oblige à avoir plusieurs acteurs pour le même rôle. » Cette stricte réglementation n’empêche pas les abus, comme les séances photos interminables, ou le paiement des enfants en bons d’achat [4].

Évidemment, les enfants ne peuvent pas tout faire. Le code du travail stipule que « le mineur ne peut être affecté qu’à des travaux légers qui ne sont pas susceptibles de porter préjudice à sa sécurité, à sa santé ou à son développement ». Il existe une liste des travaux interdits aux moins de 18 ans. On n’a pas le droit en France de faire descendre des enfants dans les égouts, ni leur demander de s’occuper de lignes à très haute tension. Ils ne peuvent pas non plus effectuer de travaux de démolition, à causes des risques d’ensevelissement. Mais plus de la moitié des travaux interdits peuvent, sous conditions, bénéficier d’une dérogation. Ils deviennent alors des « travaux réglementés ». Et il est règlementaire, pour un enfant, de grimper sur un échafaudage, de respirer les vapeurs toxiques d’une fonderie et de se retrouver au contact de fibres d’amiante.

Des garde-fous de moins en moins nombreux

Il y a quelques mois encore, ces « travaux règlementés » devaient, pour être confiés à des mineurs, obtenir une autorisation préalable de l’inspection du travail. « Les chambres de métiers et de l’artisanat et le Medef rouspétaient, disant que cette réglementation les empêchait de prendre des apprentis. Ils réclamaient un assouplissement », retrace Gérard Filoche. « Il faut des dérogations pour monter sur le moindre escabeau, argumente un employeur. On peut imaginer combien c’est peu pratique pour les travaux agricoles par exemple. » L’assouplissement a été accordé par l’ancien ministre du travail François Rebsamen.

Depuis le mois de mai, des travaux dangereux ou en hauteur peuvent être réalisés par des mineurs, moyennant une simple déclaration à l’inspection du travail, valable trois ans. Plusieurs conditions doivent cependant être respectées : le jeune doit avoir suivi une formation aux situations dangereuses. Il doit être encadré par un adulte compétent au moment où il accomplit ces travaux. Mais « le manque d’encadrement qui caractérise trop souvent le travail des jeunes en entreprise autorise quelques doutes », glisse une inspectrice du travail.

La suppression des autorisations préalables « intègre une réelle démarche de prévention des risques professionnels et de formation à la sécurité renforcée en vue d’éviter les atteintes à la santé et la sécurité des jeunes », promet le ministère dans sa présentation du nouveau régime dérogatoire. Plusieurs inspecteurs du travail ne partagent pas cet optimisme. Auparavant, l’obligation de décrocher une autorisation « était pour nous l’occasion de voir une entreprise que l’on n’avait pas forcément visitée », pointe Emmanuelle Dieulangard, inspectrice du travail.

Les moins de 20 ans ont trois fois plus d’accidents

Une visite permettait de vérifier la conformité des machines et de leur système de sécurité, utile dans les scieries notamment. Ou de rappeler à l’employeur ses obligations en matière d’équipements de protection – masques et lunettes sur des chaines de montage automobile ou dans des ateliers avec projections de produits. « On perd désormais l’occasion de faire de la prévention, pour les mineurs, mais aussi pour l’ensemble des salariés. »

Le monde du travail reste dangereux. Plus de 500 personnes y meurent chaque année, des milliers d’autres sont accidentés, dont des centaines restent handicapés de façon permanente. Les jeunes paient un lourd tribut : un accident du travail sur quatre touche un moins de 25 ans [5]. « Même s’ils ont moins souvent que leurs aînés des arrêts de travail et des incapacités permanentes, les salariés de moins de 20 ans, à durée d’exposition égale ont trois fois plus d’accidents que les salariés de 50 à 59 ans », relève Nathalie Frigul, dans Les risques du travail [6]. Les jeunes sont aussi surexposés aux produits toxiques. 16% des travailleurs de moins de 25 ans sont exposés à au moins un produit chimique cancérogène. Chez les apprentis et les stagiaires cette proportion grimpe à 24 % ! Jamais, au cours de leur scolarité, on ne leur parle des risques différés des toxiques, et notamment la survenue de cancers.

Au sein des lycée professionnels, 300 000 à 400 000 élèves sont concernés par les fameux « travaux règlementés », au sein des ateliers de leurs lycées et dans les entreprises où ils font leurs stages. « Le médecin scolaire doit délivrer un certificat d’aptitude à ces élèves, explique Jocelyne Grousset, médecin et secrétaire générale du syndicat national des médecins scolaires et universitaire (SNMSU–UNSA Éducation). On s’assure par exemple qu’un élève asthmatique ne va pas se retrouver dans un atelier plein de poussières, ou qu’un autre, allergique, ne sera pas au contact de produits toxiques type solvants. »

Les médecins scolaires sont censés voir chacun de ces élèves une fois par an. Mais étant donné leur effectif, à peine un millier, c’est impossible. D’autant qu’ils doivent aussi porter une attention particulière aux jeunes en situation de handicap, et qu’ils ont par ailleurs 800 000 écoliers de maternelle à suivre…

Des conditions de travail inconnues

« Le temps passé avec chaque élève est très court, constate Jocelyne Grousset. On doit en plus aborder d’autres questions que leur travail en atelier, comme la contraception. Les lycéens sont à un âge où ils voient peu de médecins. Certains jeunes ne sont pas vus, c’est lamentable. » Exercé par des femmes à 95 %, le métier de médecin scolaire est rémunéré 2000 euros par mois, à peine. Et les vacations sont payées 17 euros de l’heure. « C’est indécent, dit simplement Jocelyne Grousset. Au sein du ministère de l’Intérieur, les médecins sollicités pour voir les populations étrangères sont payés 40 euros de l’heure. »

« Les certificats d’aptitude que nous délivrons se basent sur les conditions de travail dans les ateliers des lycées, reprend Jocelyne Grousset. Nous n’avons pas accès aux entreprises dans lesquelles les jeunes effectuent leurs stages. Les conditions y sont souvent fort différentes de celles qu’ils rencontrent dans les lycées. » Prenons une formation en revêtements intérieurs, au sein de laquelle les colles utilisées ne contiennent pas de solvants. Qu’en sera-t-il en entreprise ? Quel genre de produits un jeune va-t-il respirer ? « Nous n’en savons tout simplement rien du tout, déplore le médecin. Le travail effectué au sein du lycée bénéficie en plus d’un encadrement bienveillant des adultes, plus nombreux qu’en entreprises. Les élèves ne sont pas soumis au rendement. Quand ils arrivent en situation de travail réel, il en va tout autrement. »

Des jeunes au travail dans des centrales nucléaires

« On avait proposé qu’à minima notre certificat soit transmis à l’inspecteur du travail. Charge à lui ensuite de voir s’il était compatible avec la situation de travail réel… ou pas. » Aucune suite n’a été donnée à cette proposition, laissant donc des milliers de jeunes exercer des activités dangereuses sans protection réelle. « Il y a un vide juridique très problématique pour tous ces gamins », regrette Jocelyne Grousset.

C’est le moins que l’on puisse dire. « Les dernières évolutions sur les travaux réglementés nous posent question. Nous ne sommes pas des médecins du travail. Nous devons nous former seuls. C’est assez lourd pour les collègues. Certains voient des jeunes qui vont travailler dans des centrales nucléaires et qui ne savent pas comment les élèves peuvent être exposés. » L’exposition aux rayonnements ionisants est interdite aux mineurs, sauf dérogation.
Liberté de parole inexistante sous peine de chômage

La liberté de parole, et les possibilités de contester sont faibles pour les adolescents exposés à tous ces risques. Comment contester quoi que ce soit quand plane la menace du chômage et qu’on espère un poste définitif dans l’entreprise ? « Il semble difficile aux élèves de négocier d’autres conditions de déroulement du stage plus conformes aux objectifs de leur formation et de s’extraire de travaux dangereux, notent Nathalie Frigul et Annie Thébaud-Mony dans leur enquête sur le sujet (“Où mène le Bac pro ? – Enseignement professionnel et santé au travail des jeunes”). « Un seul élève a refusé une tâche de manutention – avec le soutien et l’intervention d’un enseignant – mais l’entreprise l’a mal noté et a signifié qu’il ne pourrait revenir au stage suivant. »

Les enfants concernés par des situations de travail dangereuses ne sont ni les plus diplômés ni les plus riches. La moitié des apprentis et des stagiaires sont des ouvriers. Les deux tiers des élèves des lycées professionnels sont d’origine populaire, et pour certains des milieux les plus précarisés, avec des parcours scolaires chaotiques [7]. Est-ce pour leur origine sociale que l’on protège si mal tous ces gamins ?

Nolwenn Weiler

Photo : CC Atlantic Way Food
Notes

[1] La définition juridique d’un enfant recouvre « tout être humain âgé de moins de dix-huit ans, sauf si la majorité est atteinte plus tôt en vertu de la législation qui lui est applicable », stipule la Convention internationale des droits de l’enfant (Unicef).

[2] Ces exemples sont tirés de l’ouvrage Où mène le Bac pro ? – Enseignement professionnel et santé au travail des jeunes, de Nathalie Frigul et Annie Thébaud-Mony, éditions l’Harmattan. Enquête menée pendant quatre ans auprès de jeunes lycéens des filières professionnelles.

[3] Dans la construction, les chutes de hauteur ont provoqué plus de 17 000 accidents du travail avec arrêt et 29 décès.

[4] Les moins de 16 ans ne peuvent pas toucher de salaire. L’argent qui leur est versé est bloqué sur un compte à leur nom.

[5] Selon l’enquête “Surveillance médicale des expositions aux risques professionnels” de la Dares.

[6] Les risques du travail, pour ne pas perdre sa vie à la gagner, ouvrage collectif, éditions la Découverte, 2015.

[7] A propos de l’origine sociale des lycéens pros, lire La domination scolaire – Sociologie de l’enseignement professionnel et son public, de Ugo Palheta (PUF, Coll. le lien social, 2012)

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