LES BEATLES DÉBARQUENT ENFIN À LA HAVANE

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Le Yellow Submarine, un bar géré par le ministère de la Culture, ne désemplit pas depuis son ouverture, en mars 2011. Jeunes et moins jeunes y dansent sur les tubes du célèbre groupe anglais. Un nouveau signe d’ouverture du régime ?

Les cheveux et l’accent laissent à désirer, mais une seule chose intéresse le public : que le groupe local chante des airs des Beatles au Yellow Submarine, un bar qui vient d’ouvrir à Cuba. Car, au milieu des années 1960, un tel spectacle se serait soldé par une descente de police.

Est-ce à cause du poids de l’Histoire ? En tout cas, les musiciens jouent comme s’ils étaient des rebelles. Rapides, déchaînés, ils plaquent les accords graves de Dear Prudence comme s’il s’agissait d’une nouvelle chanson. Ils ont joué Rocky ­Raccoon à toute vitesse et lorsqu’ils ont entamé le premier couplet de Let it be – “When I find myself in times of trouble” –, tout le public s’est mis à chanter en chœur, se balançant en rythme, le regard rivé sur le groupe ou entonnant le refrain les yeux fermés, en extase. “S’il n’y a pas de Beatles, il n’y a pas de rock’n’roll”,estime Guille Vilar, un des fondateurs du bar. “Ça, c’est de la musique authentique.”

Un pays très sérieux

Si les liens entre la contre-culture rock et la gauche sont aujourd’hui bien établis, à l’époque les autorités cubaines – du moins une partie d’entre elles – avaient tendance à associer tout ce qui était anglais avec les Etats-Unis, et donc à y voir un ferment de trahison. Les Beatles, tout comme les cheveux longs, les pantalons à pattes d’éléphant et l’homosexualité, étaient très mal perçus par le régime, alors que le treillis vert était à la mode.

Selon Vilar, musicologue de son état, le Cuba des années 1960 et du début des années 1970 “était un pays très sérieux”. De fait, de nombreux Cubains se souviennent que, après l’embargo américain [7 février 1962] et la crise des missiles [octo­bre 1962], ils devaient se cacher pour écouter un album des Beatles. Des festivals comme celui de Woodstock et même des concerts de rock de moindre importance ont marqué les esprits. Tout cela contribue à expliquer l’engouement pour le Yellow Submarine.

Tout ce qui est rare est cher, comme le savent les diamantaires, et à Cuba la musique rock est un joyau à part entière. Le Yellow Submarine, avec ses hublots, son intérieur bleu et jaune, les paroles des Beatles inscrites sur ses murs, représente une expérience unique et permet de sortir brièvement de la normalité quotidienne. Après tout, Cuba reste un pays où la liberté d’expression est toute relative. On trouve à peine quelques chaînes de télévision, l’accès à Internet passe par les lignes téléphoniques [l’entrée en fonction d’un câble sous-marin tiré des côtes du Venezuela et dont la mise en place a été annoncée en janvier dernier devrait en améliorer l’accès] et, même si la musique semble omniprésente, notamment dans les discothèques et les bars, elle se limite pour l’essentiel aux ballades traditionnelles de la trova et aux déhanchements du reggaeton.

Serveurs en veste noire

“Cet endroit est différent”, commente Alexan­der Peña, un étudiant de la banlieue de La Havane, assis au comptoir avec trois de ses amis.

Mais le lieu reste malgré tout bien cubain. Le ministre de la Culture détient et gère ce club qui a ouvert ses portes en mars dernier, d’où la possibilité d’y en­trer à prix réduit [1,75 euro], d’afficher des images des Beatles sans avoir besoin d’autorisation et d’être accueilli par des serveurs portant la traditionnelle veste noire – lesquels, comme il est d’usage, ne vous serviront votre commande qu’à partir du troisième rappel. Vilar, qui a été l’un des conseillers pour ce projet, reconnaît que le gouvernement fait preuve de bonne volonté : il rouvre des espaces fermés et encourage la vie nocturne à La Havane, pour la plus grande satisfaction des clients, qui n’appartiennent pas tous aux bandes habituelles de buveurs de rhum.

Récemment, un samedi, les dizaines de personnes faisant la queue devant l’établissement jusqu’au coin de la rue donnaient l’impression d’attendre une remise de diplômes. Seuls deux groupes, apparemment, y étaient représentés : la génération d’après-guerre (vêtus de pantalons élégants et de belles robes) et les jeunes d’une vingtaine d’années (en jean et tee-shirt moulants). Dans certains cas, ils étaient arrivés ensemble – mères et filles par exemple – et chaque génération avait ses raisons d’être là.

Les fans plus âgés ont expliqué que le Yellow Submarine leur permettait de savourer un moment qu’ils auraient dû vivre il y a plusieurs dizaines d’années. “Vous ne pouvez pas comprendre”, assure Marisa Valdés, 50 ans, en dansant avec son mari après s’être fait photographier à côté d’effigies en bois de John, Paul, George et Ringo. “A l’époque, cette musique était interdite !” Pour les jeunes, le Yellow Submarine représente tout le contraire : l’attrait de la nouveauté. Pour certains d’entre eux, l’existence même du bar signifie que le vieux gouvernement de l’île lâche du lest habilement. “Ça montre peut-être qu’à Cuba les choses sont en train de changer”, estime Alexander.

Pour danser le twist

A l’intérieur, la musique est à plein volume et ce genre de considérations sérieuses n’est pas de mise. Le divertissement est l’un des rares luxes qu’ont pu s’offrir les Cubains au fil des ans et, que ce soit de la salsa ou du rock, la danse en fait toujours partie. Ainsi, lorsque le groupe se remet à jouer, commençant par “How could I dance with another when I saw her standing there”, il n’est pas nécessaire d’arracher les gens à leur chaise. Marisa Valdés a eu l’air particulièrement contente lorsqu’un couple de jeunes s’est levé d’un bond pour danser le twist. Lui, grand et mince, barbu, la jambe souple ; elle, les cheveux bouclés, portant une robe blanche qui ressemble tout à fait à la sienne. Marisa acquiesce en regardant la jeune fille danser. L’espace d’un instant, en musique, dans La Havane d’aujourd’hui et celle d’hier, les deux femmes n’en font plus qu’une.

Damien Cave.

The New York Times


Les années 1960 : les Beatles censurés

A contre courant du reste du monde, les sixties, à Cuba, ne sont pas, loin s’en faut, des années de libération des moeurs. La culture hippie n’a aucune chance de s’y épanouir. Au contraire, la répression s’abat contre tous les “déviants”, sexuels ou idéologiques dont l’ardeur révolutionnaire paraît insuffisante. Des milliers d’homosexuels et de lesbiennes, des jeunes hippies (ou considérés comme tels parce qu’ils paraissent efféminés), des artistes, et des religieux sont enfermés dans les Unités militaires d’aide à la production (UMAP), ces camps de concentration de sinistre mémoire.

Au plus fort de la contre-culture hippie, dans les années 60, les Beatles étaient interdits à Cuba, considérés comme des artistes dégénérés.

“On voit par là que le gouvernement, prétendument progressiste, est profondément imprégné des valeurs machistes et des préjugés homophobes propres aux petits-bourgeois”, relève l’exilé Pio Serrano, qui, à l’époque, croyait encore à la Révolution. “Les années 1960 furent terribles, poursuit-il. Des purges homophobes étaient organisées à l’Université de La Havane où j’enseignais la philosophie. Je n’y ai pas participé mais je me suis tu. Sur la Rampa, une avenue de la capitale où se retrouvait la jeunesse, des policiers armées de ciseaux réalisaient des descentes. Ils coupaient les cheveux des garçons qui les portaient trop long et découpaient leurs pantalons à pattes d’éléphants, signe de “décadence capitaliste”. Quant aux jeunes femmes vêtues de mini-jupes, elles étaient embarquées au poste de police et, parfois, internées dans des UMAP.”

Les Beatles, considérés comme des artistes dégénérés, étaient interdits. “Ma première femme, une militante de gauche américaine, nous avait ramené des Etats-Unis l’album Sergeant Pepper’s Lonely Heart Club Band. Nous l’écoutions clandestinement à la maison, mais à très faible volume. C’est pourquoi les gens de ma génération ont été indignés lorsque Fidel Castro, longtemps après, a inauguré un parc John Lennon à La Havane. Mais c’est cela, la double morale castriste…”

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