Révolution arabe La liberté d’expression est-elle de nouveau menacée en Tunisie ?

Par Ivan du Roy (27 mars 2013)
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logs, radios, sites d’information et d’investigation : les nouveaux médias ont fleuri en Tunisie, après avoir joué un rôle décisif dans le renversement de la dictature. La liberté d’expression et celle de la presse sont considérées comme les principaux acquis de la Révolution. Mais l’ombre de la censure plane encore. Le système de surveillance de l’ancien régime est toujours en place. Et l’apprentissage de cette liberté chèrement gagnée n’est pas si aisé alors que les islamistes radicaux, entre autres, multiplient les pressions.

Presque 200 journaux, une vingtaine de radios, une dizaine de télévisions. Sans compter les sites Internet d’information et d’investigation. « Nous disposons d’une liberté totale d’expression. Nous pouvons parler de n’importe quel sujet », se réjouit Salah Fourti, président du syndicat tunisien des radios libres et fondateur de la première radio libre associative tunisienne, Radio 6. « La liberté d’expression, c’est le seul acquis de la Révolution », confirme Fahem Boukadous, du centre de Tunis pour la liberté de la presse. « Et les journalistes citoyens y ont joué un rôle décisif. » Tous participent au Forum des médias libres, dans le cadre du Forum social mondial.

Pendant la dictature, face au monopole d’État sur l’ensemble des médias audiovisuels, et une presse écrite soit aux ordres, soit très contrôlée, le Web est devenu le seul espace de liberté. Un espace numérique certes dématérialisé, qui comporte cependant des dangers bien réels pour celles et ceux qui osent s’y exprimer. Les blogueurs tunisiens ont payé cher leur combat pour la liberté dans les années qui précèdent la chute du régime de Ben Ali. Souvent dans l’indifférence des médias occidentaux. Ils ont leur « martyr » : Zouhair Yahyaoui, économiste de formation, et écrivain blogueur. Arrêté dans un cybercafé, il est accusé de « propagation de fausses informations » pour avoir publié sur son site un sondage : « La Tunisie est-elle une république, un royaume, un zoo, une prison ? ». Il est enfermé et torturé dans les geôles de l’ancien régime pendant un an et demi. Il décède en 2005 à l’âge de 37 ans des suites de sa détention.

Blogueurs et journalistes citoyens en première ligne

Bessem Krifa fait partie de cette génération qui a contribué par ses blogs et ses vidéos à renverser le régime [1]. « Journaliste citoyen » ou « blogueur activiste », le qualificatif importe peu. Le risque, lui, est le même. « Sous Ben Ali, le seul moyen de s’exprimer, c’était sur Internet. Tous les autres médias présentaient la Tunisie comme le paradis sur terre », raconte le trentenaire. « Les gens étaient vraiment intoxiqués par les médias. Ils croyaient sincèrement que tout allait bien. » En 2008, commencent les grandes grèves du bassin minier de Gafsa. Malgré l’exploitation d’un important gisement de phosphates, le chômage et pauvreté règnent dans cette région délaissée par les dignitaires du régime.

Bessem s’y rend avec des amis pour filmer les manifestations et la « réalité » de la rue : la pauvreté, invisible de Tunis, la répression, dont personne ne parle. « Nous avons commencé là. » C’est là aussi qu’il découvre la main de fer de la dictature : arrêté au cours d’une manifestation, il séjourne 5 mois en prison. Cela ne l’empêche pas de continuer dès sa sortie. « Notre liberté, c’est de nous battre pour la liberté », assène aujourd’hui celui qui est devenu le porte-parole de l’association des blogueurs tunisiens. Avec toujours autant de vivacité.

L’ombre de la censure plane encore

Car si la liberté d’expression et de la presse est le principal acquis de la Révolution, elle peut encore être remise en cause. Les serveurs du ministère de l’Intérieur qui surveillaient et filtraient les accès Internet ont été désactivés le 14 janvier 2011, date de la fuite de Ben Ali et de sa famille en Arabie Saoudite. Mais ils existent toujours. Ainsi qu’« Ammar 404 », le surnom donné aux services de censure d’Internet, en référence au message d’erreur « 404, page non trouvée » lorsque la page Internet n’est pas valide… Ou lorsque son accès est censuré.

« Deux ans après, le système de filtrage d’Internet n’a pas pu se rétablir. L’agence tunisienne de l’Internet est farouchement contre », positive Malek Khadhraoui, rédacteur en chef du journal en ligne Nawaat, également créé par des blogueurs en 2004, pendant la dictature. Et devenu une référence en matière d’investigation. Reste que l’agence est sous la pression de la frange la plus radicale d’Ennahda, le parti islamiste au pouvoir. Une députée de l’assemblée constituante, Sonia Ben Toumia, passée du RCD (le parti de Ben Ali) à Ennahda, a par exemple demandé, le 20 février, au ministre des Technologies de Communications de restreindre l’accès à Facebook et de le rendre payant. La Tunisie est probablement le pays arabe qui compte le plus grand nombre d’utilisateurs du réseau social : 3,5 millions de « profils », pour 11 millions d’habitants. C’est notamment via le réseau social que les jeunes se sont coordonnés lors des manifestation contre la dictature. Une perspective gênante.

De plus en plus de journalistes agressés

Tel est le paradoxe de la situation de la liberté d’expression en Tunisie. Une immense avancée qui demeure bien fragile. Un signe ne trompe pas : l’augmentation des agressions contre les journalistes, recensées par le centre de Tunis pour la liberté de la presse (CTLJ) : 36 agressions en décembre dernier, 50 en janvier, 52 en février. De la confiscation de matériel jusqu’au tabassage en règle, en passant par des menaces de mort, perpétrés par des policiers, des gangs, des milices salafistes ou même des syndicalistes. « A l’approche des élections, à l’automne 2013, on risque d’avoisiner la centaine d’agressions », prévient Fahem Boukadous. Après l’assassinat du militant de gauche Chokri Belaïd, « la prochaine victime sera un journaliste », prédit-il. « Comme pour toute expérience de transition démocratique, il y a la crainte d’un retour vers la dictature. Ben Ali a pris la fuite mais le système est toujours là. » Et le nouveau pouvoir, quel qu’il soit, peut s’en servir.

« Nous sommes sortis de la censure administrative discrète pour passer à la censure judiciaire », explique Malek Kadhraoui, de Nawaat. Une censure « légale » qui passe par une Justice qui n’a pas encore véritablement acquis son indépendance. Plaintes et procès se multiplient, pour « violation du secret de l’instruction » dans certaines affaires politico-financières, ou encore pour « atteinte à l’Islam ». « Mais pour l’instant, grâce à la solidarité de la profession, de la société civile et des citoyens, nous arrivons en général à faire annuler les peines », précise le journaliste.

Médias libres vs médias islamistes

Comment défendre cette liberté nouvelle, pilier du processus de transition ? « Si nous voulons démocratiser le pays, il faut la liberté d’expression. Et la liberté d’expression, c’est, entre autres, la radio », estime Salah Fourti, le fondateur de Radio 6. Surtout dans un pays où la fracture numérique et générationnelle dans l’accès à la presse en ligne est très forte, en particulier entre grandes villes et zones rurales. Salah Fourti étudiait en France, quand, après Mai 1981, il assiste au boom des radios libres. Il tente de monter une radio indépendante en Tunisie. Peine perdue. Radio 6 sera finalement lancée en 2007 dans la clandestinité. Désormais douze nouvelles radios, dont deux associatives, sont autorisées. D’autres, en attente d’agrément, demeurent des radios pirates.

L’enjeu pour le syndicat tunisien des radios libres est que les stations « disposent de leurs propres moyens d’émissions pour ne pas risquer de se voir couper directement la fréquence ». Car l’attribution des fréquences et la mise à disposition d’un émetteur demeurent contrôlées par la radiodiffusion publique, donc l’État. « La communication et l’information, ce n’est pas l’idéal du gouvernement en place », sourit Salah Fourti. Le syndicat encourage également « les jeunes à créer leurs radios et à démarrer sur le Web », en dispensant formations et équipements, en particulier en dehors des grandes agglomérations. Dans les villes de moins de 200 000 habitants, souvent très populaires, le désert médiatique règne. Et c’est là que se retrouve la base électorale du partis islamiste « modéré » Ennahda.

« Avant, c’était la dictature, mais tu pouvais lutter contre la répression avec l’objectif de faire tomber Ben Ali. Aujourd’hui, ce n’est pas le gouvernement qui t’agresse directement, c’est la religion », soupire Bessem Krifa, journaliste blogueur. « Défendre la liberté, c’est pour tout le monde. Une femme qui veut porter le voile, on la défend. Si le voile lui est imposé, on la défend également. » Pour les blogueurs activistes aussi, « se déplacer dans les quartiers pauvres, et y parler avec leurs mots, leurs langages » est devenue une priorité. « Nous, les blogueurs, sommes à 99% contre ce gouvernement, mais nous respectons la volonté du peuple. Notre rôle est toujours de montrer, de dévoiler ». En espérant que ce travail de mise en lumière et d’obligation de transparence renforcera le processus démocratique. Car entre ces nouveaux médias libres et les organes de presse proches du parti islamiste et financés par des fonds venus du Golfe (Qatar et Arabie Saoudite principalement), une course poursuite s’est engagée.

Ivan du Roy

Photos : CC Nawaat (une) et commémoration des martyrs de la liberté d’expression lors du Forum des médias libres, le 25 mars.

A l’occasion du Forum social mondial, la rédaction de Basta ! est à Tunis cette semaine. Voir notre dossier spécial.
Notes

[1] Voir l’un de ses blogs publics.

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